Les Canadiens aiment croire que leur système judiciaire est l’un des meilleurs du monde. Cependant, si l’on interroge les dizaines de personnes qui ont été poursuivies puis emprisonnées pour des crimes graves qu’elles n’ont pas commis, on entendra probablement un autre son de cloche, en particulier de la part de celles accusées à tort de meurtre. Au cours des dernières décennies, plus de 20 Canadiens ont été emprisonnés, et ont vu la plus grande partie de leur vie détruite, pour des meurtres dans lesquels ils n’étaient en fait d’aucune façon impliqués. Ces condamnations injustifiées ternissent notre histoire, mais les disculpations obtenues ultérieurement sont porteuses d’espoir. Voici un résumé de six de ces affaires. (Voir aussi Condamnations injustifiées au Canada.)
Donald Marshall fils
Donald Marshall fils, un Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse, fut l’un des premiers condamnés du Canada à voir sa condamnation injustifiée pour meurtre annulée.
En 1971, Donald Marshall, qui a alors 17 ans, participe en compagnie d’une de ses connaissances, Sandy Seale, à une échauffourée avec Roy Ebsary, un malfrat local, dans un parc de Sydney, en Nouvelle-Écosse. Sandy Seale est poignardé à mort et décédera sur son lit d’hôpital.
Bien que Donald Marshall ait proposé son aide à la police, c’est lui qui est accusé et reconnu coupable du crime. Il passe les 11 années suivantes en prison – s’échappant brièvement en 1979 – d’où il ne cesse de clamer son innocence. En 1983, finalement, à la suite d’une nouvelle enquête menée par la GRC sur la base de nouveaux éléments, Donald Marshall obtient sa libération conditionnelle puis est acquitté sans toutefois obtenir une quelconque compensation pour son calvaire. Le tribunal déclare en effet qu’il est en partie responsable de son sort.
Il faudra attendre sept ans pour qu’une commission royale se penche à nouveau sur cette affaire et ordonne au ministre fédéral de la Justice de l’époque, Jean Chrétien, d’exonérer totalement Donald Marshall de tout blâme. Roy Ebsary sera reconnu coupable de l’homicide involontaire de Sandy Seale, et Donald Marshall touchera finalement 1,5 million de dollars en guise de compensation.
La commission explique dans son rapport que la parodie de justice qui a entaché cette affaire résulte de l’incompétence de la police et du racisme qui imprègne à l’époque le système judiciaire de la Nouvelle-Écosse. L’affaire Marshall ouvre les yeux des Canadiens sur l’attitude de la société à l’égard des Autochtones. Ce fut aussi une affaire judiciaire inédite qui a ouvert la voie à la réhabilitation d’autres prisonniers condamnés injustement pour meurtre.
Donald Marshall est décédé en 2009, à l’âge de 55 ans.
« Le système de justice pénale a laissé tomber Donald Marshall fils à chaque étape de son procès, de son arrestation et de sa condamnation injustifiée, en 1971, jusqu’à son acquittement par la Cour d’appel, en 1983, et même au-delà. » – Rapport de la commission d’enquête sur l’affaire Marshall, 1989
Thomas Sophonow
Thomas Sophonow est le seul des condamnés à tort du Canada à avoir été jugé trois fois pour le même crime avant d’être finalement blanchi définitivement.
Opérateur de machine de 29 ans vivant à Vancouver, Thomas Sophonow est à Saint-Boniface, au Manitoba, le 23 décembre 1981, car il prévoit de rendre visite à sa jeune fille, qui vit avec son ex-femme. Cette nuit-là, une jeune employée au comptoir, Barbara Stoppel, est étranglée dans une beignerie Saint-Boniface. Thomas Sophonow est arrêté et reconnu, lors d’une séance d’identification, par des témoins qui ont vu un homme lui ressemblant dans la beignerie avant le meurtre.
Après une fouille et un interrogatoire agressifs qui seraient jugés illégaux aujourd’hui, les policiers persuadent Thomas Sophonow qu’il a tué Barbara Stoppel puis qu’il s’est évanoui et qu’il ne se souvient plus du crime. Il se confesse à la police, mais clamera plus tard son innocence, répétant qu’au moment du crime, il amenait sa voiture à un Canadian Tire local pour y faire réparer les freins.
Lors du procès de Thomas Sophonow en 1982, le jury est incapable de parvenir à une décision unanime. Lors du deuxième procès, l’année suivante, il est reconnu coupable de meurtre au deuxième degré, mais ce verdict est annulé en appel. Il est une nouvelle fois reconnu coupable à l’issue d’un troisième procès, en 1985, mais la Cour d’appel du Manitoba annule une fois encore cette décision et ajoute alors que Thomas Sophonow ne pourra pas être jugé une quatrième fois.
Après quatre années passées derrière les barreaux et plus longtemps dans l’ombre des procès pour meurtre auxquels il a dû se soumettre, Thomas Sophonow reçoit enfin les excuses officielles du gouvernement du Manitoba. Une enquête provinciale se conclut par la condamnation de la police de Winnipeg au motif qu’elle a usé de procédures « éminemment injustes » et qu’elle a fait preuve de parti pris dans sa manière de conduire l’enquête en décidant d’avance qui devait être le meurtrier.
L’enquête accorde à Thomas Sophonow 2,6 millions de dollars en guise de compensation pour le préjudice subi.
Le meurtre de Barbara Stoppel n’a jamais été résolu. Thomas Sophonow, qui vit en Colombie-Britannique avec sa seconde épouse et trois enfants, reste profondément affecté par son calvaire qui a été très médiatisé. Sa maison a ainsi été la cible d’une bombe incendiaire et sa fille lui a un jour demandé, après l’avoir vu aux nouvelles à la télévision : « Papa, est-ce que tu es un meurtrier? »
David Milgaard
David Milgaard est un jeune hippie âgé de 16 ans lorsqu’il est arrêté à Regina, en 1969, pour le viol et le meurtre de Gail Miller, une infirmière de Saskatoon . Il va passer les 23 années qui suivent en prison. Il y sera battu et agressé sexuellement par d’autres prisonniers et y fera plusieurs tentatives de suicide avant que les autorités n’admettent qu’il n’est pas l’homme qu’elles recherchaient.
C’est Larry Fisher, un délinquant sexuel fiché, qui sera plus tard reconnu comme étant le tueur de Gail Miller. À l’époque, Larry Fisher vit à Saskatoon dans un appartement en sous-sol loué à Albert Cadrain, qui s’avère être un ami de David Milgaard. Le jour du meurtre de Gail Miller, David Milgaard et deux de ses amis conduisent, dans la matinée, de Regina à Saskatoon pour prendre au passage Albert Cadrain en vue de rouler ensuite tous ensemble jusqu’à Calgary. Des mois plus tard, après son retour à son domicile, Albert Cadrain appelle la police pour confier que son ami David s’était comporté de manière étrange le matin où ils sont partis ensemble et qu’il se peut qu’il soit responsable du décès de Gail Miller.
Les jeunes amis de David Milgaard offrent dans un premier temps un alibi, expliquant qu’il était avec eux, à Regina, au moment du meurtre. Lors d’interrogatoires ultérieurs, ces mêmes jeunes gens, sous l’influence de drogues et sous la pression de la police, déclarent que David Milgaard a tué Gail Miller.
David Milgaard clame son innocence alors qu’il est mis derrière les barreaux. Pendant des décennies, sa mère Joyce mène bataille pour obtenir sa libération. En 1992, la Cour suprême du Canada révise finalement son affaire. Larry Fisher, qui purge des peines associées à d’autres agressions sexuelles, est entre-temps devenu un suspect dans l’affaire du meurtre de Gail Miller. Un des jeunes qui avaient pointé du doigt David Milgaard s’est par ailleurs rétracté. David Milgaard sera finalement libéré. Son affaire fait les premières pages des journaux d’un bout à l’autre du Canada.
David Milgaard poursuit les autorités en justice et en 1999, grâce aux échantillons d’ADN qui associent Larry Fisher au crime, il est officiellement innocenté. En 2008, une enquête révèle de graves manquements dans la manière dont la police a obtenu des témoins qu’ils fassent de faux témoignages et dans le refus de la Couronne de communiquer des éléments clés à la défense.
Le gouvernement de la Saskatchewan a fini par verser 10 millions de dollars à David Milgaard en guise de compensation. Il vit aujourd’hui avec sa femme et ses enfants à Calgary.
Guy Paul Morin
Lorsque Christine Jessop, neuf ans, est agressée sexuellement puis assassinée à Queensville, en Ontario , en 1984, la police – qui ne parvient pas à trouver le tueur – tourne son attention sur Guy Paul Morin , le voisin excentrique de la petite fille.
Guy Paul Morin, 24 ans, est alors un ébéniste solitaire qui se passionne pour l’apiculture et la clarinette. Arrêté en 1985, il est dépeint par les substituts du procureur général comme étant un être asocial qui nourrit des fantasmes sexuels à l’égard de la petite fille de la maison voisine. Guy Paul Morin est acquitté à l’issue de son premier procès, mais la Cour suprême du Canada ordonne un nouveau procès. Il est finalement reconnu coupable en 1992, malgré les déclarations de son avocat qui avance que la police a laissé de côté des suspects plus sérieux.
En 1993, les progrès réalisés dans le domaine des analyses de l’ADN permettent d’obtenir des résultats montrant que le sperme trouvé sur les sous-vêtements de Christine Jessop n’est pas celui de Guy Paul Morin, disculpant du même coup ce dernier. Il est libéré de prison et en 1995, reçoit les excuses de la Couronne tandis que sa condamnation est annulée.
Une enquête publique conclura que l’affaire découle d’une accumulation impressionnante d’erreurs officielles, notamment des opinions préconçues de la part de la police, des cafouillages scientifiques et la destruction d’éléments de preuve. Guy Paul Morin recevra 1,25 million de dollars en guise de compensation pour les 10 années, dont 18 mois derrière les barreaux, durant lesquelles il a été exposé à la stigmatisation associée à un crime aussi terrible.
Le meurtre de Christine Jessop n’a jamais été résolu.
« Jamais plus personne ne me regardera en se disant : c’est peut-être lui! J’avais cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de ma tête, c’est vrai. Mais c’est un peu comme la fin d’un film. » – Guy Paul Morin s’exprimant à la fin de l’enquête sur sa condamnation à tort.
Steven Truscott
Steven Truscott n’a que 14 ans lorsqu’il est arrêté en 1959 pour le viol et le meurtre de Lynne Harper, sa camarade d’école de 12 ans. Jugé par un tribunal pour adultes malgré son jeune âge, il est reconnu coupable, condamné à mort et emprisonné sans savoir quand aura lieu son exécution.
Des témoins ont aperçu Steven Truscott faire du vélo avec Lynne Harper assise sur son guidon deux jours avant que le corps de celle-ci soit découvert en bordure de la petite ville de Clinton, en Ontario. Il explique qu’il l’a conduite jusqu’à un croisement de routes d’où Lynne Harper voulait se rendre sur le pouce jusqu’à la demeure de sa grand-mère. Il précise qu’il a vu Lynne monter dans une Chevrolet immatriculée dans une autre province.
Steven Truscott fait appel de sa déclaration de culpabilité, mais celle-ci est confirmée en 1966 par la Cour suprême du Canada. À l’aube de l’audience d’appel, le pathologiste, qui a fourni des preuves cruciales pour le procès puisque permettant d’établir l’heure de la mort de Lynne Harper, écrit aux autorités pour expliquer que ses conclusions sont en fait entachées d’erreurs. Bien que cette lettre ait pu innocenter Steven Truscott, elle ne sera jamais divulguée.
Le gouvernement fédéral commue plus tard la peine de mort de Steven Truscott en emprisonnement à vie. Il passe dix ans derrière les barreaux puis obtient sa libération conditionnelle en 1969, avant de disparaître dans l’anonymat, vivant à Guelph, en Ontario, sous le nom d’emprunt de Steven Bowers.
Des années plus tard, Steven Truscott et l’Association in Defence of the Wrongly Convicted (AIDWYC) commencent à faire pression sur les autorités pour que son affaire soit révisée compte tenu du défaut de preuves lors du procès et d’autres vices de procédure. En 2006, il est finalement acquitté par la Cour d’appel de l’Ontario et reçoit 6,5 millions de dollars en guise de compensation. Le meurtre de Lynne Harper n’a jamais été résolu.
Steven Truscott se souvient que lorsqu’il a été jeté la première fois en prison, les autorités l’avaient drogué au LSD et avec du sérum de vérité dans l’espoir d’obtenir ses aveux.
« Je ne ressens aucune amertume, expliquera-t-il plus tard. C’est impossible de vivre jour après jour en restant amer… J’ai continué mon chemin. J’ai fondé une famille avec ma femme. On m’a toujours appris à voir le bon côté des choses. »
Romeo Phillion
Romeo Phillion a passé 31 ans en prison, plus longtemps que n’importe quel autre Canadien condamné à tort pour meurtre.
Après une enfance difficile ponctuée de sévices et d’abandons, Romeo Phillion tombe dans l’errance, commettant des petits délits pour survivre. En 1967, il est entendu par la police dans le cadre de l’enquête sur le meurtre de Leopold Roy, un pompier d’ Ottawa. Mais Romeo Phillion possède un alibi : il n’était pas à Ottawa au moment du meurtre.
Cinq ans plus tard, alors qu’il est interrogé avec son ami par la police dans le cadre d’une enquête sans aucun rapport avec le meurtre, en 1967, de Leopold Roy, Romeo Phillion avoue en être l’auteur. Il déclare par la suite qu’il s’agit d’une terrible erreur de sa part, qu’il n’avait fait que mettre en œuvre une étape d’un plan qui prévoyait que son ami confirmerait ses aveux dans l’espoir de recevoir l’argent offert en récompense pour tout indice permettant la résolution du meurtre de Leopold Roy.
Lors du procès tenu dans le cadre de ce meurtre, Romeo Phillion est depuis revenu sur ses aveux, mais il est trop tard. Il est reconnu coupable et condamné à la prison à vie. Derrière les barreaux, il tente plusieurs fois de se suicider et parvient même à s’échapper de prison, à piller une banque à Kingston, en Ontario, puis à revenir en prison avec l’argent.
Romeo Phillion refuse catégoriquement de faire une demande de libération conditionnelle, car pour être libéré, il sait qu’il devra avouer être l’auteur du meurtre. En 1998, un agent de libération conditionnelle laisse un document dans sa cellule. Il s’agit d’un rapport de police datant de 1968 qui exclut Romeo Phillion comme suspect potentiel dans l’affaire du meurtre de Leopold Roy, parce que son alibi a été vérifié comme étant valide.
Armé de ce document et d’autres éléments non encore divulgués, l’Association in Defence of the Wrongly Convicted fait pression sur le gouvernement pour obtenir une révision du procès de Romeo Phillion. Il obtient sa libération sous caution en 2003, et trois ans plus tard, la Cour d’appel de l’Ontario ordonne la tenue d’un nouveau procès. Au lieu d’organiser un nouveau procès, la Couronne retire simplement l’inculpation pour meurtre, laissant ainsi Romeo en suspens dans des limbes juridiques. Sa condamnation n’étant pas reconnue officiellement comme étant injustifiée, il ne peut en effet prétendre à aucune compensation financière.
Romeo Phillion s’engage alors dans une longue bataille pour obtenir une compensation. En 2015, la Cour suprême du Canada reconnaît son droit de poursuivre en justice le gouvernement. Il meurt néanmoins quelques mois plus tard, à l’âge de 76 ans.
Leçons
Avant l’annulation, en 1983, de la condamnation pour meurtre de Donald Marshall , la simple notion que de graves erreurs judiciaires puissent être commises au Canada n’était que rarement envisagée, encore moins la possibilité que des dizaines de personnes innocentes puissent se languir derrière les barreaux. Cette confiance dans le système s’est évanouie dans les trente années qui ont suivi.
Le Canada est aujourd’hui un pionnier de la détection et de la correction des cas de condamnation injustifiée. Les avancées de la police scientifique ont permis de réduire l’utilisation d’éléments peu fiables tels que les échantillons de cheveux. Il a par ailleurs été démontré que les témoignages fournis par les témoins oculaires pouvaient être très dangereux.
Des problèmes persistent cependant dans d’autres domaines.
Les opinions préconçues des enquêteurs de la police, qui peuvent faire une fixation sur la personne qu’ils pensent être le coupable le plus probable, constituent encore un obstacle à l’obtention de la vérité. Un autre problème réside dans les témoignages concoctés par les codétenus qui prétendent avoir entendu l’accusé confesser un crime.
Autres causes pouvant entraîner une condamnation injustifiée : défense inepte ou inadéquate de la part de l’avocat, non-divulgation par les autorités, avant le procès, de preuves susceptibles de contribuer à un acquittement, preuve altérée, aveux fictifs de l’accusé arrachés sous la pression des interrogateurs policiers ou grâce à divers subterfuges et destruction de preuves à la fin du procès compliquant les efforts visant à disculper l’accusé dans les années qui suivent.
Une autre cause d’erreur judiciaire est la possibilité de négocier un plaidoyer, une option que la Couronne peut offrir à l’accusé. Une telle offre peut sembler tellement avantageuse pour un accusé innocent qui risque une longue peine de prison s’il perd son procès qu’il peut être tenté de l’accepter et de plaider coupable.