Ouvrage de forge
Les artisans du fer qui s'installent dans les villes et les campagnes sous le Régime français sont serruriers, armuriers, cloutiers, couteliers, taillandiers, maréchaux-ferrants ou forgerons. Tous ces travailleurs exercent un métier spécialisé. Ils pratiquent une technologie issue de la grande tradition artisanale française, un art semi-savant reposant sur la science compagnonnique européenne.
Jusqu'au milieu du 18e siècle, un certain nombre de ces artisans du fer venus de France, ou leurs descendants installés en Nouvelle-France, sont attirés par le genre de vie des coureurs des bois. Ils s'occupent surtout de la réparation des armes et des outils dans les forts de défense et de traite, mais ils font également le commerce des fourrures en les échangeant contre des objets en fer ou des pièces de vêtements et de la nourriture.
À la fin du 17e siècle, plusieurs associent déjà l'agriculture et l'élevage des animaux à l'exercice de leur métier du fer, et vers le milieu du 18e siècle, le quart de ces artisans ont changé de métier pour devenir charpentiers, maçons, négociants ou entrepreneurs.
L'apprentissage de ces métiers, d'une durée moyenne de trois ans, auprès de maîtres artisans est alors rigoureux. L'admission dans les métiers est surtout réservée aux fils d'artisans du fer, aux descendants de gens d'autres métiers que ceux du fer, aux orphelins sous la tutelle de religieux et aux fils d'habitants protégés par des personnes en autorité.
Leurs productions sont de qualité aux points de vue esthétique et technologique. Ils réalisent des formes décoratives remarquables tant par la symétrie des parties que par les motifs constitués, de même que par la complexité des assemblages à tenons et à mortaises raffermis au moyen d'agrafes et de collets. Ils travaillent pour répondre aux besoins de leurs concitoyens, mais surtout pour les communautés religieuses, les fabriques, les administrateurs, les commerçants et les familles à l'aise.
Au début du 19e siècle, dans les villes, la plupart de ces spécialités du fer tendent à s'intégrer dans un seul métier, celui de ferronnier. Vers 1850, dans les campagnes, la boutique de forge constitue une nouvelle réalité. Sous un même toit, le forgeron s'acquitte de tous les travaux qui ont fait l'objet auparavant de spécialisations du fer et qui ne font plus vivre leurs artisans. Le forgeron remplace le maréchal-ferrant, le taillandier, le serrurier, etc., mais il arrive à moins de perfection que ses prédécesseurs dans ses pratiques. Il s'est constitué une technologie du fer à partir du savoir des divers métiers spécialisés de jadis, des secrets empruntés de forgerons immigrés - Irlandais, Écossais, Anglais - et d'ouvriers du fer ayant travaillé aux États-Unis ou en Ontario dans les petites industries ou dans des carrières et des briqueteries. La succession du père au fils ou à un membre de la parenté, comme c'est la coutume depuis le début de la colonie, est aussi un moyen de transmettre le savoir. Cependant, à partir du milieu du 19e siècle, il n'existe que peu d'apprentissage officialisé par un contrat auprès d'un maître, comme cela se pratiquait auparavant.
Pour transformer le fer, les moyens élémentaires d'action sur la matière demeurent toujours les mêmes jusqu'à la fin des années 40 : l'air du soufflet, le feu et la forge, l'eau de trempe et les outils manuels de frappe et de préhension. Les procédés de transformation sont ceux de la chaude, du martelage et du trempage. Le forgeron fabrique des objets nécessaires à l'agriculture, à l'élevage, à la pêche, à la foresterie, au chauffage, au transport, etc. De même, il façonne des pièces décoratives ornées de motifs comme la fleur de lys, la queue-de-rat, le rinceau, le coeur, la croix, le soleil, le coq, etc.
C'est dans les boutiques de forge des campagnes au 19e siècle et au 20e siècle que se pratique surtout la médecine populaire magico-religieuse. Les maréchaux de métier n'étant plus là pour soigner ou guérir selon un enseignement transmis par des maîtres, il se développe une médecine populaire faite de restes de pratiques scientifiques, mais aussi de croyances populaires. À côté des quelque 10 p. 100 des forgerons pratiquant encore une thérapeutique scientifique, les autres, beaucoup plus nombreux, exercent une médecine à base d'éléments naturels tirés des minéraux, des végétaux ou des animaux, ou de la magie et des superstitions magico-religieuses.
De nombreuses médications découlent de rituels d'initiation en usage chez les Compagnons du tour de France, une institution qui repose déjà sur d'autres sociétés plus anciennes, telles que les collèges d'artisans, les guildes et les corporations. Cette propension à associer la science, la magie et la religion pour guérir les animaux (voir Médecine vétérinaire), et parfois aussi les humains, se veut sincère, mais elle répond aussi à un désir de se valoriser en mystifiant l'entourage. Issus du peuple qu'ils desservent, ces artisans en partagent aussi le folklore.
Certains forgerons exercent aussi le métier de maquignon, cet art de revamper de mauvais chevaux pour les revendre ensuite à bon prix. Le maquignon a développé une science populaire faite de performances gestuelles et verbales et c'est toujours à ses risques et périls qu'un acheteur fait affaire avec ce brocanteur.
En majorité installés dans les grands centres et souvent regroupés dans le même quartier, les artisans du fer jouent un rôle social assez important.
La fin du 19e siècle et la première moitié du 20e siècle marquent un essor pour les forgerons de campagne. On note alors, en moyenne, un forgeron par 100 familles, soit trois à cinq dans chaque paroisse. Il s'agit d'un métier d'économie communautaire. Souvent, le forgeron ferre à raison, c'est-à-dire que les habitants s'abonnent à la boutique, en payant un prix déterminé pour l'année qui leur permet d'amener leurs chevaux aussi souvent qu'ils le désirent. De même, les clients échangent du temps et paient avec des produits de la ferme ou de la forêt; il arrive même que le forgeron prête de l'argent moyennant des intérêts annuels et qu'il revende du grain, des légumes ou de la viande reçus en paiement de son travail.
La forge du village déborde d'activités : occasions de rencontres et lieu de réjouissance où l'on fait, entre autres, des enterrements de vie de jeunesse. On y sert des leçons aux buveurs, on y pratique des jeux de force et de société, on y discute de politique, etc.
Le forgeron, généralement un homme fort physiquement, est souvent celui qu'on vient chercher pour rétablir l'ordre dans la communauté. Comme il s'y connaît dans l'entretien du feu, c'est lui qui allume le feu nouveau du Samedi saint dans sa boutique et qui le transporte ensuite à l'église. Il est aussi le chef de corvée et d'entretien des feux lors du broyage du lin et il mène ses propre chevaux attelés au corbillard lorsqu'il y a un décès dans l'environnement qu'il dessert.
À travers le temps, on a voulu instaurer des associations semblables à celles qu'on retrouve en France, mais tout au plus a-t-on réussi à faire inscrire certains artisans dans des sociétés plus symboliques que corporatives. Ces associations n'exercent aucun contrôle sur la qualité et les conditions de travail. De même, le chef-d'oeuvre nécessaire à l'entrée dans le métier en France ne constitue jamais une tradition au Québec. On se contente, à partir des débuts du régime français, de faire rédiger par un notaire les clauses de l'entente intervenue entre le maître et son apprenti. Au 19e siècle et au 20e siècle, les termes de l'engagement sont moins officialisés ou ils sont inexistants. Le forgeron qui reçoit un apprenti se contente souvent de ne faire apparaître dans son livre de comptes que les sommes monétaires et les pièces de vêtements remises occasionnellement au jeune homme en cheminement d'apprentissage.
Le folklore fait une place de choix au forgeron à travers des contes, des légendes et des chansons qui le valorisent physiquement, moralement et sexuellement. Des airs de musique folklorique accompagnant la danse lui sont aussi dédiés.
La fin des activités du forgeron de type traditionnel se situe vers le début des années 50. Certains artisans du fer trouvent encore leur place au soleil, mais leur occupation principale n'est plus l'artisanat du fer forgé sur l'enclume. Elle consiste plutôt en une technologie moderne d'atelier où l'on forge à l'électricité ou à l'acétylène.
Depuis le dernier quart du 19e siècle, des machines productrices d'objets ont commencé à remplacer les forgerons, et les véhicules sur roues caoutchoutées et les instruments agricoles ne font que peu appel aux forgerons. Petit à petit, les forgerons tentent alors de se faire garagistes ou forgerons ambulants, se rendant ferrer les chevaux dans les chantiers forestiers au Québec, en automne et en hiver, ou chez les fermiers de l'Ouest canadien durant les semailles ou les récoltes. D'autres encore s'installent dans le voisinage où se retrouvent des chevaux de course ou d'équitation.
Si le forgeron des campagnes est un personnage central et un bastion de la tradition dans la société rurale, celui de la ville, d'abord intégré à l'atelier, puis ensuite à l'industrie, appartient plutôt à une ère marquée par la connaissance scientifique, et s'il a persisté dans son métier, il a dû l'adapter à l'évolution industrielle de la transformation et au travail de la fonte et de l'acier (voir Sidérurgie).
Le forgeron de la boutique de forge de campagne a laissé le souvenir d'un homme fort, hâbleur, bruyant, surtout habitué à côtoyer des hommes. Sa boutique a joué un rôle social qu'il faudrait réinventer de nos jours, dans les régions rurales, pour accueillir les retraités et chômeurs qui n'ont plus de lieux de rencontre pour passer le temps depuis que le magasin général, comme la forge, est disparu.