Frénésie guerrière
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate à l’été 1914, une ferveur patriotique s’empare de Guelph. La communauté, en effet, exprime son enthousiasme débordant grâce à des défilés militaires, drapeaux et fanions aux couleurs de l’Union Jack partout au centre-ville, et de concerts et rassemblements au Exhibition Park. Les devantures des magasins montrent des photos du roi George V et de lord Kitchener, secrétaire d’État à la Guerre britannique. Éventuellement, ces photos s’accompagnent de cartes militaires qui informent les passants des opérations menées sur le front ouest. Le maire Samuel Carter encense d’ailleurs les soldats canadiens qui participent à cette guerre que l’on appelle un combat pour la civilisation.
Le vent de la guerre souffle partout en ville. Les anciens combattants, trop vieux pour se battre, tiennent une réunion au manège militaire de Guelph et rédigent une motion qu’ils envoient au ministre fédéral de la Milice et de la Défense Sam Hughes et selon laquelle ils se disent prêts à participer à la guerre. À l’hôpital général de Guelph, l’infirmière en chef récolte le nom des infirmières disposées à joindre bénévolement le Service de santé de l’Armée canadienne. Ces dernières versent aussi l’équivalent d’une journée de salaire au fonds national visant à faire l’acquisition d’un navire-hôpital. À l’hôtel de ville de Guelph, les représentants des agriculteurs du comté de Wellington, qui s’étaient d’abord engagés à envoyer une cargaison d’avoine en Angleterre, font plutôt un don en argent.
Au restaurant et confiserie Kandy Kitchen, on offre aux clients des coupes glacées aux « cartouches de fusil » et un dessert appelé le « dreadnought britannique », en l’honneur des cuirassés utilisés par la Marine royale du Royaume-Uni. La Guelph Rifle Association, quant à elle, offre aux hommes et aux garçons des cours de tir gratuits, tandis que des bénévoles provenant d’organisations de femmes comme l’Imperial Order Daughters of the Empire (IODE), le Cercle canadien des femmes et plusieurs groupes religieux récoltent des dons de porte en porte pour des œuvres de secours de guerre. D’ailleurs, le périodique Guelph Evening Mercury note que les résidents des quartiers de la classe ouvrière donnent plus généreusement que ceux des quartiers aisés.
Recrutement
Le recrutement à Guelph connaît un essor fulgurant dans les premières semaines de la guerre. Parmi les jeunes hommes avides d’aventures qui font la file pour s’enrôler au sein du Corps expéditionnaire canadien (CEC), on compte Wilfrid Laurier Callander, qui n’a que 17 ans. À cause de son âge, toutefois, et du fait que les mensurations de son thorax ne satisfont pas aux critères militaires, sa candidature est rejetée. Après avoir passé les mois précédant son 18e anniversaire à développer ses muscles pectoraux, toutefois, il finit par s’enrôler avec succès.
À 36 ans, le Britannique George Thomas Ryder est deux fois plus âgé que Wilfrid Callander. George Thomas Ryder combat à la guerre d’Afrique du Sud avant d’immigrer au Canada et de s’installer à Guelph, où il travaille dans une fonderie. En 1914, il est marié et père de quatre enfants. Malgré les protestations de sa femme, il rejoint les rangs du CEC parce qu’il ressent le devoir de montrer l’exemple aux plus jeunes. Wilfrid Callander survit à la guerre, mais pas George Thomas Ryder; il est tué à la bataille de la Somme, près du village de Courcelette, le 18 novembre 1916.
William Baxter, un gardien à l’école de réforme de l’Ontario, fait partie des immigrants anglais à Guelph qui retournent directement en Europe pour se battre aux côtés des soldats britanniques. Plusieurs mois avant l’arrivée du CEC en France, William Baxter tombe au combat lors de la bataille sur les crêtes des Flandres. Il est le premier citoyen de Guelph à perdre la vie pendant la guerre.
Le nombre de volontaires connaît un déclin à mesure que la guerre devient une suite apparemment sans fin d’impasses sanglantes. De grands rassemblements sont donc organisés à Guelph. Du haut de leurs chaires ornées, les prêtres soulignent le déshonneur des jeunes hommes ne portant pas l’uniforme. Les officiers de recrutement, quant à eux, se rendent dans les restaurants, les cinémas et autres endroits publics et réprimandent les jeunes femmes accompagnées d’hommes n’étant pas à la guerre. Le caporal Joe Fitzgerald, ancien combattant blessé, arpente pour sa part les rues du centre-ville pour appréhender les garçons en civil et leur demander pourquoi ils ne se sont pas enrôlés. Il trouve réponse à toutes leurs excuses. Le déclin des volontaires partout au Canada mène éventuellement à l’adoption de la Loi du Service Militaire de 1917 et à la politique fédérale hautement controversée de conscription.
Crise du corps-école d’officiers au Collège d’agriculture de l’Ontario
Peu après le début de la guerre, le gouvernement ontarien mandate le Collège d’agriculture de l’Ontario (CAO) de mettre sur pied un corps-école d’officiers. Le directeur intérimaire Charles A. Zavitz, un pacifiste et un quaker, s’oppose aux activités militaires au sein du collège et démissionne, pertinemment conscient que sa vision antiguerre rend son poste intenable. Le ministre ontarien de l’Agriculture James Duff refuse toutefois la démission de Charles A. Zavitz, parce que ce dernier est un scientifique doté d’une impressionnante réputation internationale. La situation provoque la colère des conservateurs à Guelph, qui accusent Charles A. Zavitz de déloyauté.
En novembre 1914, un groupe de conservateurs de la circonscription de Wellington-Sud envoie au ministre Duff une pétition exigeant la démission du directeur intérimaire, une situation qui fait les manchettes partout au pays. Parmi les périodiques qui couvrent l’affaire, le Globe de Toronto et le Farmer’s Advocate défendent le point de vue de Charles A. Zavitz. La crise prend fin en janvier 1915, lorsque le président du CAO, Dr George C. Creelman, revient de sabbatique. À partir de ce moment, le CAO se met aussi à former des officiers.
Incidents de conscription
Le 31 mai 1917, alors que le pays est en plein débat au sujet de la conscription, les membres du Parti social-démocratique Lorne Cunningham et Albert Farley organisent au Trades and Labour Hall de Guelph un rassemblement ouvertement contre la conscription. La réunion est interrompue par l’arrivée d’une foule de soldats de retour du front, qui force Lorne Cunnigham et Albert Farley à défiler le long de la rue principale en chantant « God Save the King ». Les soldats projettent également les deux hommes dans les airs à l’aide de couvertures et les obligent à crier « Trois hourras pour la conscription », sous les yeux des policiers qui ne font rien, même lorsque les soldats menacent d’endommager des biens privés.
Au printemps de 1917, un flou concernant une disposition de la Loi du Service Militaire qui exempte les prêtres de la conscription mène à un autre incident à Guelph. En effet, les journaux d’un océan à l’autre rapportent qu’un groupe de pasteurs protestants s’est plaint aux autorités fédérales et militaires du fait que les étudiants du St. Stanislaus Novitiate, un séminaire catholique romain aux alentours de Guelph, échappent à la conscription. Le 7 juin, la police militaire, habillée en civil, mène un raid en pleine nuit au séminaire, une opération au cours de laquelle le capitaine A.C. Macaulay arrête trois étudiants. Les policiers rentrent toutefois les mains vides lorsque le séminariste Marcus Doherty téléphone à son père, le ministre fédéral de la Justice Charles Doherty. Les implications de ces activités clandestines font l’objet d’un chaud débat dans la presse canadienne, et ce n’est qu’après la guerre qu’une commission royale statue que les étudiants séminaristes sont effectivement exemptés de la conscription.
Un ennemi parmi nous
Dès le début de la guerre, on craint les espions et les saboteurs ennemis. Ces peurs sont exacerbées par une foule d’histoires — pour la plupart exagérées — portant sur des agents doubles allemands postés aux États-Unis et traversant la frontière pour nuire à l’effort de guerre canadien. Comme partout au Canada, le sentiment germanophobe est fort à Guelph. Un nom de rue est même changé de « Berlin » à « Foster », tandis que la ville voisine de Berlin, en Ontario, est rebaptisée Kitchener. Les immigrants allemands ou provenant de pays de l’Europe de l’Est faisant partie de l’empire austro-hongrois, un allié de l’Allemagne, sont qualifiés, de manière péjorative, d’« Autrichiens » et sont traités avec méfiance. À Guelph, environ 50 « étrangers » de la sorte sont arrêtés et envoyés par train dans un camp de détention (voir Camps de prisonniers de guerre au Canada et Internement au Canada).
En accord avec les dictats de la Loi sur les mesures de guerre, le chef de la police Frederick Randall confisque tous les postes de radio sans fil à Guelph, et des miliciens surveillent tous les endroits susceptibles de sabotage : le château d’eau, la centrale électrique, les usines de guerre et les ponts ferroviaires. De plus, le Mercury avertit ses lecteurs que des sentinelles postées près du manège militaire ont reçu l’ordre d’ouvrir le feu sur les intrus. Deux membres de l’International Bible Students Association (« Association internationale des étudiants de la Bible ») sont arrêtés pour possession de textes subversifs. Lorsque l’on découvre que les réserves d’eau de la ville sont contaminées, on crie immédiatement au sabotage. En réalité, la contamination est causée par des tuyaux percés passant sous un champ de pâturage. Ce que les résidents de Guelph ignorent, toutefois, c’est que pendant quelques semaines au début de 1916, le renommé saboteur allemand Charles Respa est détenu dans la prison du comté de Wellington.
Télégrammes concernant les victimes
Le gouvernement fédéral n’est d’abord pas préparé au nombre de victimes canadiennes faites outre-mer, mais il développe éventuellement un système de télégrammes permettant d’informer les familles lorsqu’un fils ou un mari est tué, blessé, fait prisonnier ou porté disparu. Le nom des victimes n’est révélé aux journaux qu’une fois l’annonce faite aux proches. Toutefois, étant donné le grand nombre de victimes et de noms à traiter, les erreurs sont inévitables.
C’est ainsi que le juge Lewis M. Hayes de Guelph apprend du Toronto News qu’un soldat du nom de Stuart Hayes est mort à Ypres, en Belgique, en avril 1915. Le juge suspecte qu’il s’agit bel et bien de son fils, parce que l’annonce mentionne également le nom de son meilleur ami, avec qui il s’est enrôlé. Après avoir communiqué avec l’adjudant général à Ottawa, il reçoit un télégramme qui lui précise que son fils est porté disparu. Puis, on l’informe qu’on a retrouvé Stuart alité dans un hôpital. Le soulagement du juge, toutefois, est éphémère : Stuart meurt de ses blessures en juin. La famille Hayes, tristement, suit les développements de sa tragédie comme une série dramatique dans les pages du Mercury.
En avril 1917, Helen Pollington reçoit un télégramme l’informant que son mari George est porté disparu et présumé mort. En fait, George est grièvement blessé, mais toujours vivant. Il est inconscient pendant des jours, et est transféré d’un hôpital militaire à l’autre plus de 11 fois. Pendant plus d’un an, Helen vit son deuil, car les lettres de son mari ne se rendent pas à destination. Ce n’est que lorsqu’il revient à Guelph, le 8 juin 1918, qu’elle découvre la vérité. Elle est loin d’être la seule à recevoir un avis de décès erroné.
La plupart du temps, toutefois, les tragiques nouvelles envoyées par télégramme sont vraies. À mesure que la guerre traîne en longueur et que la liste des victimes s’allonge, les familles de soldats combattant à l’étranger commencent à redouter l’arrivée du livreur de télégrammes dans leur quartier. Chaque cognement à la porte laisse présager le pire, si bien que les voisins prennent l’habitude d’appeler pour signaler leur arrivée plutôt que de causer une fausse alarme en cognant directement à la porte.
Femmes et pénuries de guerre
Beaucoup des femmes dont les maris sont à la guerre vivent des difficultés pendant la guerre. En effet, la plupart des mères de jeunes enfants ne peuvent pas travailler en usine, et celles qui le peuvent reçoivent des salaires dérisoires, bien en deçà de ceux des ouvriers masculins. Les femmes de soldats qui reçoivent une allocation gouvernementale, quant à elles, sont parfois stigmatisées et accusées de vivre de la « charité ». Plusieurs femmes en difficulté financière sont donc forcées de déménager chez des proches, tandis que les autres sont souvent la cible d’exploitation par des hommes d’affaires sans scrupules. Une mère au foyer se plaint d’ailleurs au Mercury du fait qu’au départ de son mari à la guerre, le propriétaire de son domicile a augmenté le loyer, tandis qu’une autre affirme qu’un vendeur refuse de lui donner le charbon que son mari a acheté à l’avance.
Les pénuries en temps de guerre touchent tout le monde, mais ce sont les mères qui écopent le plus. Ces dernières en effet doivent faire des miracles avec des quantités plus que limitées de farine blanche, de viande et de produits laitiers. Le Mercury, à l’époque, publie des « menus de guerre », qui montrent aux familles comment se nourrir de morue séchée, de bouillie à la semoule de maïs, de biscuits de blé filamenté et de « pain de guerre » à base de farine de pomme de terre. Celles qui possèdent une cour arrière la transforment en potager, tandis que les autres cultivent des légumes sur des terrains vacants alloués par la ville, où des membres de la société d’horticulture de Guelph aident les gens qui n’ont pas d’expérience en agriculture. En 1917, le ministère fédéral de l’Agriculture nomme le club de jardinage en terrain vacant de Guelph le « meilleur du dominion ».
Une pénurie de charbon, principal combustible pour la cuisine et le chauffage à l’époque, cause des problèmes tout au long de la guerre. En effet, l’hôpital général de Guelph doit même, à un moment donné, emprunter un chargement de charbon au chemin de fer du Pacifique pour réussir à garder ses patients au chaud. Les femmes inventives, quant à elles, multiplient les astuces pour conserver leur charbon le plus longtemps possible. Lors des nuits froides d’hiver, la famille partage souvent le même lit, se réchauffant au contact des autres sous plusieurs couches de vêtements et de couvertures. À l’époque, le Mercury publie la lettre virulente d’une femme de la classe ouvrière qui affirme que d’importantes livraisons de charbon sont faites dans des maisons disposant de plusieurs fourneaux et foyers.
Répercussions de la guerre
À la fin de la guerre, l’innocence des périodes victorienne et édouardienne s’est dissipée. Les soldats de retour découvrent que les emplois qu’ils ont laissés sont maintenant détenus par des immigrants non britanniques. Lors d’une rencontre à la Royal Opera House de Guelph, ils exigent qu’on déporte les « étrangers » et qu’on mette fin à l’immigration.
Le Speedwell Convalescent Military Hospital est créé pour réadapter les soldats handicapés, mais beaucoup d’anciens combattants dont les blessures physiques ou psychologiques ne sont pas visibles obtiennent peu ou pas de soins. À Guelph comme ailleurs au Canada, la vie a changé du tout au tout.
Il existe aujourd’hui de nombreux rappels de la guerre à Guelph. Le cénotaphe de la ville, conçu par Alfred Howell, est érigé en 1927 au parc Trafalgar. Des tableaux d’honneur désignant les soldats tombés au combat sont également affichés au Guelph Collegiate Vocational Institute et à l’Église anglicane St. James the Apostle. Le War Memorial Hall de l’Université de Guelph, construit en 1924, honore les étudiants du Collège d’agriculture de l’Ontario qui ont perdu la vie à la guerre, tandis que la McCrae House, lieu de naissance de l’auteur du poème militaire Au champ d’honneur, John McCrae, est devenue un musée. Le 25 juin 2015, une statue de John McCrae est dévoilée devant le Musée civil de Guelph afin de marquer le centième anniversaire de la publication du populaire poème.
(Voir aussi Effort de guerre au Canada et Les enfants canadiens et la Grande Guerre)