« Puis nous avons commencé à recevoir les gens des camps de concentration, et c’était horrible. L’armée devait aller les secourir. Il devait y avoir un camp près de notre hôpital. »
Pour le témoignage complet de Mme Guildford, veuillez consulter en bas.
Prenez note que les sources primaires du Projet Mémoire abordent des témoignages personnels qui reflètent les interprétations de l'orateur. Les témoignages ne reflètent pas nécessairement les opinions du Projet Mémoire ou de Historica Canada.
Transcription
La Croix-Rouge a commencé à chercher des volontaires pour aller en Angleterre; je me suis donc enrôlée comme infirmière et je suis partie en Angleterre. Lorsque je suis arrivée en Angleterre, on m’a dit que je ne pouvais pas travailler comme infirmière là-bas tant que je n’avais pas obtenu l’autorisation de pratiquer en Angleterre, ce qui allait prendre quelques mois. Entre-temps, j’avais rencontré sur le bateau deux filles qui retournaient en Angleterre et quand elles ont appris que je ne pouvais pas travailler, elles m’ont dit de venir avec elles pour la fin de semaine, ce que j’ai fait.
Elles vivaient dans une propriété à l’extérieur de Londres. Leur père était le directeur de la Banque d’Angleterre, Sir Edward Peacock. Je me retrouvais donc dès le départ en haut de l’échelle, et je lui ai raconté mon histoire. Il a dit qu’il connaissait la matrone de l’hôpital St. Thomas à Londres et qu’elle adorerait m’avoir. Le lundi matin, à l’aube, nous nous sommes rendus à l’hôpital St. Thomas, où j’ai été présentée à la matrone; j’ai commencé à vivre dans leur résidence et à y travailler comme bénévole.
Le 1er janvier, un médecin du Canada qui travaillait dans la clinique où j’étais stationnée m’a demandé pourquoi je n’étais pas dans l’armée canadienne. J’ai répondu que j’aimerais beaucoup. Il a répondu qu’il connaissait la matrone de l’armée canadienne et qu’il allait l’appeler. Le lendemain, je suis allée la voir, et j’étais dans l’armée le jour suivant.
Nous avions une unité de brûlés et beaucoup d’hommes avaient perdu de grands lambeaux de peau. Ils avaient tous besoin de greffes, et on utilisait même de la peau de porc parce qu’il ne leur restait pas assez de leur propre peau. De même, les personnes qui avaient perdu des doigts se faisaient greffer des orteils; il fallait maintenir la circulation sanguine, donc l’orteil était enfoncé dans leur ventre et ils avaient ce qu’ils appelaient des tentacules, je pense, un vrai rouleau de chair. Puis l’orteil était greffé à la main, des trucs de ce genre. On essayait de faire des greffes sur le visage des personnes qui en avaient perdu une partie. Ceux qui avaient perdu des parties de leur mâchoire ou des éléments semblables étaient envoyés en chirurgie plastique.
Dans la section neurologique, il y avait des gens qui avaient des blessures à la colonne vertébrale et à la tête. Il n’y avait pas grand-chose à faire pour améliorer leur situation, mais beaucoup de cas de traumatismes crâniens ont dû réapprendre à marcher et tout. On n’appelait pas ça le stress post-traumatique à l’époque, c’était plutôt l’obusite. On envoyait ceux qui étaient sur le front et qui ont disjoncté. Je me souviens d’une salle où il n’y avait que deux rangées de lits, avec probablement 30 hommes. Ils avaient tous été examinés et il avait été décidé que ces hommes pouvaient être renvoyés sur le champ de bataille, qu’ils pouvaient être traités afin qu’ils puissent retourner se battre.
On avait recours à l’époque au choc insulinique. Les patients recevaient tous une injection d’insuline à une certaine heure le matin, puis on les laissait dormir pendant une heure ou deux. Puis on les réveillait tous et on les faisait manger; on leur donnait autant de nourriture qu’ils le souhaitaient, car la plupart d’entre eux étaient épuisés, et ils mangeaient comme des fous à cause de l’insuline dans leur organisme. Ensuite, on les habillait et les faisait sortir, puis on leur proposait toutes sortes d’activités et de jeux de ballon, ce qui les occupait et les motivait. Le traitement durait environ un mois. Après ce délai, la plupart d’entre eux étaient prêts à repartir et à affronter les Allemands.
C’était l’hiver et les armées étaient toutes retranchées parce qu’elles ne pouvaient pas vraiment se battre dans la boue. Ce régiment (j’ignore si c’est le bon mot, mais c’était un grand camp d’hommes) était donc sur le Rhin. Les soldats étaient retranchés et cherchaient quelque chose à faire; ils sont venus voir notre matrone à l’hôpital et ont demandé si certaines des infirmières voudraient venir faire la fête là-bas. La réponse a été affirmative. C’était assez loin, mais nous avons été emmenées par notre hôpital à l’arrière des camions jusqu’à la fête; ils s’étaient donné tant de mal pour l’organiser, après tout! Ils avaient de grandes tentes et avaient parcouru toute la campagne; ils avaient de beaux tapis persans, des chesterfields, des lumières électriques et une grande piste de danse. La fanfare de l’armée jouait de la musique; ils avaient creusé une fosse et y faisaient rôtir un bœuf. Ça faisait deux jours que c’était comme ça.
On nous a prévenues, quand nous sommes arrivées là-bas, que les Allemands étaient enlisés de l’autre côté du Rhin et que s’ils devaient causer trop de problèmes, c’étaient les tranchées dans lesquelles nous devions tous entrer. Les Allemands entendaient toute cette musique et tiraient de temps en temps des coups de feu, mais rien ne traversait le fleuve. Ça a été pour nous l’une des plus grandes fêtes où nous sommes allées. Ça a duré presque toute la nuit et nous sommes rentrées juste à temps pour mettre nos uniformes et aller travailler [rires].
Quand la guerre s’est terminée, vu que nous étions sur le terrain sans radio ni rien, nous l’ignorions complètement. Mais l’hôpital a fini par l’apprendre. Il n’y avait donc plus de victimes et on a ouvert le champagne : tout le monde a reçu un verre! Puis nous avons commencé à recevoir les gens des camps de concentration, et c’était horrible. L’armée devait aller les secourir. Il devait y avoir un camp près de notre hôpital. On les enveloppait dans des couvertures de l’armée, leur enlevait probablement leurs vêtements et les mettait sur des civières. On les emmenait et les laissait sur le sol; les médecins nous disaient de ne pas essayer de les toucher, ils étaient moribonds. On pouvait à peine voir qu’ils respiraient. Ils se ressemblaient tous, ils étaient tous gris, ils avaient la bouche ouverte et on leur versait des liquides à la petite cuillère dans la bouche.
S’ils passaient la nuit, on les transférait dans un hôpital permanent. Ça a duré quelques jours jusqu’à ce qu’ils soient tous […]. Ceux qui pouvaient bouger étaient directement ramenés dans un hôpital permanent, alors que les pires cas passaient par nous. Un certain nombre d’entre eux n’ont pas survécu à la nuit. Mais nous ne pouvions pas leur dire que la guerre était finie ou quoi que ce soit d’autre, ils n’en étaient même plus là. Je me pose souvent la question lorsque je rencontre une personne juive dans la rue ou autre, mais comment savoir. Ils avaient tous un numéro sur eux. Je vois encore aujourd’hui ces gens sortir des camps de concentration. Je ne pourrai jamais oublier. Je les vois clairement. Je vois encore nettement les patients qui arrivaient gravement blessés. J’ai eu la chance de pouvoir échanger avec mon mari, mais tant d’hommes qui revenaient à leur ancienne vie avaient du mal parce que personne ne comprenait ce qu’ils avaient vécu.