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Portrait d’une esclave noire

Au XVIIIe siècle, le portrait, en tant qu’art majeur, revêt un caractère tout aussi exclusif et élitiste en Nouvelle-France qu’en Europe.

Au XVIIIe siècle, le portrait, en tant qu’art majeur, revêt un caractère tout aussi exclusif et élitiste en Nouvelle-France qu’en Europe. Dans le cadre du processus de commande, le commanditaire de l’œuvre exerce son pouvoir sur l’artiste essentiellement pour s’assurer que le portrait, qui, en général, porte pour titre le nom du modèle, offrira avec ce dernier une ressemblance flatteuse. Un tel accès à cette forme de capital culturel constitue un privilège dont la masse des gens de couleur sans droit et des pauvres blancs est largement exclue. Toutefois, dans le cas unique du Portrait d’une esclave noire, connu également sous le nom de Portrait d’une négresse, datant de 1786, le titre indique le statut social et la race du modèle. Le contexte dans lequel ce tableau est réalisé et sa signification représentent une rupture spectaculaire par rapport à la tradition occidentale du portrait à l’huile : le modèle est une esclavenoire et le peintre est très probablement son propriétaire.

Ce tableau, daté de 1786 et aujourd’hui connu sous le nom de Portrait d’une femme haïtienne, œuvre de l’artiste canadien-français François Malépart de Beaucourt, constitue la représentation picturale la plus objective et la plus détaillée d’un esclave noir réalisée pendant la période historique que vivent le Québec et le Canada dans ces années-là. Il offre une possibilité unique de se pencher sur ce qu’était l’esclavage dans le contexte colonial particulier du Montréal et du Québec du XVIIIe siècle. À cette époque, les représentations individuelles d’esclaves sont rarissimes. Les propriétaires étant habituellement les commanditaires et les détenteurs des tableaux représentant des esclaves, ces œuvres ont pour fonction essentielle de témoigner du statut et de la richesse coloniale du maître blanc. Les esclaves ne disposent généralement ni des fonds pour commander de tels portraits, ni des résidences privées pour les exposer; en outre, ils ont peu de chance de recevoir une compensation quelconque pour leur travail de modèle. N’étant pas commanditaires, ils ne détiennent, en tant que modèles, aucun pouvoir sur le portraitiste.

La charge sexuelle émanant du Portrait d’une femme haïtienne — la juxtaposition délibérée de la poitrine et des fruits tropicaux — traduit la précarité du statut des esclaves noires et leur vulnérabilité à une exploitation sexuelle. Des modèles féminins de la classe aisée n’auraient tout simplement pas été représentés de cette façon. Dans le cadre des pratiques de gestion qualitative et quantitative de la reproduction des esclaves en vigueur à l’époque, tous les aspects de la vie de ces femmes sont surveillés de très près par les propriétaires sans aucun respect pour leur vie privée, notamment leur sexualité, leur situation conjugale, leur charge de travail et leur régime alimentaire. L’exposition de la poitrine dans le Portrait d’une femme haïtienne sert au maître blanc à afficher le potentiel reproductif de son esclave noire qui constitue un paramètre clé de la valeur économique de son « bien ». Le portrait réalisé par Beaucourt participe à la création de stéréotypes sexuels présentant les femmes noires comme lascives et sexuellement déviantes, justifiant ainsi leur exploitation sexuelle dans le cadre de la traite esclavagiste transatlantique.

Les travaux novateurs de Marcel Trudel ont permis d’établir qu’en 1759, 3 604 esclaves, d’origine autochtone (appelés panis) et d’origine africaine, vivent en Nouvelle France, dont 52,3 % à Montréal ou dans sa région; 1 132 de ces esclaves sont classés comme « nègres ». Plus d’un quart des esclaves (1 068) sont détenus par des marchands; toutefois, les grands bourgeois, les gouverneurs, les notaires, les médecins, les militaires et les membres du clergé sont également possesseurs d’esclaves. Les esclaves noires constituent une minorité, ce qui fait d’elles des « biens » exotiques et parfaitement visibles.

Beaucourt, fils d’un soldat français peintre amateur, naît le 25 février 1740 à La Prairie au Québec. Alors qu’il étudie son art à l’étranger, à Bordeaux en France, auprès de Joseph-Gaétant Camagne, François rencontre et épouse la fille de son maître, Benoîte Gaétant. Les déplacements et les activités du couple à partir de 1784 sont entourés de mystère; toutefois, ils réapparaissent en 1792 à Philadelphie puis à Montréal. Des recherches récentes ont permis d’établir que le couple se trouve à Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) à la veille de la révolution haïtienne. Saint-Domingue, qui s’étend sur le tiers de l’île d’Hispaniola, doit son surnom de « perle des Antilles » à son statut de plus riche colonie française.

Le système esclavagiste dominicain est particulièrement brutal, 50 % des esclaves nouvellement arrivés d’Afrique mourant durant les trois à cinq premières années de leur présence sur l’île. Cette particularité explique qu’une grande proportion — supérieure à ce que connaissent d’autres lieux d’esclavage — des esclaves dominicains sont natifs d’Afrique et ne sont pas « mélangés » avec les Européens. Au moment où ce portrait est peint, Saint-Domingue est peuplée de 31 000 blancs, 28 000 esclaves libérés et 465 000 esclaves, représentant respectivement 5,92 %, 5,34 % et 88,74 % de la population. Appelés affranchis, les esclaves libérés ont une origine où se mélangent très largement ascendances africaines et européennes : ils sont essentiellement le produit de pères blancs propriétaires d’esclaves et de mères esclaves noires. Les différents signes indiquant ce mélange racial — complexion de la peau, texture des cheveux, caractéristiques du visage, couleur des yeux, etc. — leur confèrent souvent une apparence distincte. Sur la base exclusive de ces données raciales et démographiques, on peut supposer que toute femme noire dominicaine peinte à l’époque par Beaucourt était une esclave. Cet état est d’autant plus probable que la complexion assez sombre de la peau du modèle place clairement cette femme noire en dehors de la description raciale habituelle des affranchis.

La révolution haïtienne (1791–1804) ayant abouti à la libération des esclaves africains en Haïti et à la création, sur le continent américain, de la première nation universellement démocratique exempte d’esclavage, la migration forcée éventuelle de cette femme noire au Québec est porteuse d’une double tragédie. Tout d’abord, l’exil loin de sa famille, de ses amis, de sa communauté et de son milieu et le choc du passage d’une vie qui, pour en être particulièrement éprouvante n’en est pas moins familière, à un environnement et à un pays étrangers. Ensuite, le fait que, compte tenu de la date à laquelle François et Benoîte ont quitté Haïti, s’ils n’avaient pas emmené cette femme noire et si elle avait survécu à la révolution, elle aurait pu vivre libre le restant de ses jours. Dans la majorité de l’Empire britannique — y compris au Québec — l’esclavage n’a été aboli qu’en 1833.

Le modèle du tableau est probablement Marie-Thérèse Zémire, l’une des deux esclaves noires dont des documents attestent qu’elles sont la propriété de la femme blanche de l’artiste. Conformément à la complexion de sa peau sur le portrait, Marie a été identifiée comme une négresse. Marie serait morte à l’âge de 29 ans le 15 décembre 1800 et aurait donc eu 15 ans lorsque le portrait a été peint en 1786. À la mort de François à Montréal le 24 juin 1794, Benoîte, qui lui a survécu 50 ans, continue à tenir son rôle de maîtresse des esclaves. Elle détiendra durant les années suivantes plusieurs autres esclaves, notamment, en 1801, une jeune fille de 12 ans nommée Catherine.

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