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Trouver sa place, épisode 3 : La mairesse du quartier chinois

Écoutez Trouver sa place, un balado en cinq parties de Historica Canada.

Le quartier chinois de Toronto, un des plus grands de l’Amérique du Nord, est toujours effervescent. De nos jours, la communauté est plus grande, plus diversifiée, et plus intégrée à la société canadienne que jamais. Cependant, à la fin des années 1960, la ville de Toronto a presque complètement rayé le quartier chinois de sa carte.

Dans cet épisode, Arlene Chan nous aide à explorer l’histoire du peuple chinois au Canada, et celle d’une femme canadienne chinoise déterminée à sauver le quartier chinois de Toronto. 

Narratrice: Si vous avez déjà visité Toronto, vous vous êtes probablement déjà promené dans le quartier chinois, un quartier presque en forme de croix situé au cœur de la ville. Il se trouve juste au sud de l’Université de Toronto et à l’ouest du quartier des finances.

Aujourd’hui, Toronto héberge l’une des plus grandes concentrations de personnes d’origine chinoise au Canada (près de 700 000 personnes). Et le quartier chinois de Toronto est une communauté vibrante.

En vous y promenant aujourd’hui, parmi l’agitation des boutiques de fruits et légumes et des restaurants, vous ne pourriez-vous douter que vers la fin des années 1960, la ville de Toronto a presque éliminé le quartier chinois…

Arlene Chan: Les politiciens de la ville voulaient vraiment se débarrasser du quartier chinois, car il était vraiment en mauvais état.

N: Voici Arlene Chan.

AC: Ils ont dit : « Et bien, le quartier chinois est dans une partie délabrée de la ville. Avons-nous vraiment besoin d’un quartier chinois? » L’idée même d’un quartier chinois avait une connotation négative. Ils voyaient cela comme un ghetto. Ils n’aimaient pas l’idée qu’il y ait là ce quartier qui occupait de l’espace immobilier de grande valeur.

N: Voici Trouver sa place : une histoire du multiculturalisme au Canada.

Avant la deuxième moitié du 20e siècle, le quartier chinois original de Toronto était un peu plus au sud-est d’où il se trouve aujourd’hui, dans une partie de la ville connue sous le nom de St. John’s Ward.

AC: Ce quartier était connu comme l’un des premiers endroits où s’installaient les nouveaux arrivants de la ville. La communauté chinoise s’y est installée, et ses membres ont été les derniers immigrants à emménager dans St. John’s Ward.

N: Arlene est une ancienne bibliothécaire qui a travaillé pour la bibliothèque de Toronto pendant 30 ans.

AC: Depuis que j’ai pris ma retraite, je n’ai jamais été aussi occupée. J’ai écrit plusieurs livres déjà; ils traitent tous de l’histoire, des traditions et de la culture des Chinois au Canada et à Toronto.

N: Tout ça pour dire que : elle connaît son histoire.

Dans les années 1950, la ville de Toronto désirait construire des projets immobiliers plus dispendieux. Mais le quartier chinois, qui se tenait sur des terres de grande valeur, était dans leur chemin.

AC: Les terres ont été expropriées afin de construire un nouvel hôtel de ville et une place publique.

N: C’est l’endroit que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Nathan Phillips Square. Arlene explique l’expropriation simplement: 

AC: Le gouvernement peut saisir des propriétés sans la permission du propriétaire si c’est pour en faire une utilisation publique.

N: Et le quartier chinois a été frappé durement.

AC: Cette expropriation a affecté deux tiers de notre quartier chinois original, notre vieux quartier chinois.

N: Pour les résidents comme Arlene, St. John’s Ward était simplement le « vieux quartier chinois ». Mais un sentiment anti-immigrant combiné avec la grande population immigrante du quartier faisaient du vieux quartier chinois un endroit considéré comme un bidonville par les fonctionnaires de la ville et d’autres gens qui n’y vivaient pas. Mais nous reviendrons sur le sujet.

Pour l’instant, la chose importante à garder en tête est que la ville de Toronto, comme plusieurs villes canadiennes, voulait se débarrasser du vieux pour faire de la place au nouveau. Parfois, cela signifiait détruire des communautés non blanches comme Hogan’s Alley à Vancouver, ou le quartier chinois dans plusieurs grandes villes. Cela s’effectuait souvent sans consulter les communautés concernées et sans compensation adéquate.

AC: Le quartier chinois a été menacé depuis le premier jour. Ils ont commencé avec des morceaux ça et là, et avec la rue York. Puis les résidents ont été repoussés à cause des nouvelles constructions. Ils sont allés le long de la rue Queen; ils ont été repoussés. Puis ils ont monté la rue Elizabeth. Et c’est alors que l’expropriation a eu lieu. Ça a donc été un défi constant pour la communauté chinoise de devoir toujours se déplacer.

N: Afin de raconter comment nous avons presque perdu le quartier chinois de Toronto, nous devons conter l’histoire d’une femme nommée Jean Lumb : la mère d’Arlene.

À la naissance, Jean Lumb se nommait…

AC:...Toy Jin Wong...

N: …elle est née en 1919 à Nanaimo, en Colombie-Britannique, la sixième d’une famille de douze enfants. Jean et sa étaient Chinois, vivant dans un pays qui voulait interdire l’entrée aux immigrants chinois. Si, par chance, des immigrants chinois réussissaient à entrer au Canada, les politiques gouvernementales s’assuraient qu’ils resteraient séparés de la majorité de la société canadienne. Jean a fréquenté une école ségréguée. Elle marchait devant l’école où allaient les enfants blancs…

Jean Lumb: Je n’ai souhaité cela qu’une seule fois, de n’être pas née dans la famille de mon père et de ma mère, d’avoir des cheveux blonds. Mais pour ce court moment, j’imaginais qu’il serait bien d’être blonde et de pouvoir fréquenter ces écoles et d’être à l’intérieur du cercle plutôt qu’en marge.

N: Jean est décédée en 2002, mais nous avons la chance d’avoir plusieurs extraits de ses allocutions. Au cours de cet épisode, vous entendrez plusieurs extraits tirés de différents documentaires au sujet de Jean. Cet extrait de Jean est tiré d’un documentaire de 2003 de Gil Gauvreau, intitulé Spirit of the Dragon (qui veut dire « L’esprit du dragon »).

AC: C’est une idée qu’elle a portée avec elle toute sa vie: « Pourquoi sommes-nous à l’extérieur du cercle? Je veux être à l’intérieur du cercle ». Je crois que c’est quelque chose qui teintait beaucoup le travail qu’elle accomplissait, de vouloir que la communauté chinoise, dont elle-même et sa famille, soit incluse dans la vie canadienne plus large.

N: Premièrement, un peu d’histoire: Il y avait plusieurs raisons pour les Chinois de vouloir venir au Canada à la fin du 19e et au début du 20e siècle…

AC: De 1850 à 1910, parmi les facteurs d’incitation, il y a eu deux sécheresses, quatorze inondations, sept typhons, quatre tremblements de terre, quatre épisodes de peste et cinq famines. Un seul de ces désastres naturels est déjà catastrophique.

N: La plupart des migrants chinois de l’époque provenaient de la province du sud-est de Guangdong.

AC: Les deux tiers de la population de cet endroit mouraient de faim. Ajoutez à cela un gouvernement corrompu, des taxes élevées et beaucoup de crimes. C’était une période vraiment très troublante en Chine.

N: À cette époque, le mot se passait dans les villages du sud de la Chine qu’il existait une terre lointaine appelée la « Montagne d’orée », que nous connaissons sous le nom d’Amérique du Nord.

AC: C’est à ce moment qu’a débuté une migration massive de Chinois qui quittaient la Chine pour traverser l’océan et se rendre en Colombie-Britannique, qui était à l’époque une colonie.

N: Ils sont partis pour trouver du travail avec l’intention de retourner chez eux par la suite. La première grande vague d’immigration a commencé en 1858, durant la ruée vers l’or de la rivière Fraser, d’où le nom « Montagne dorée ». Dans les années 1880...

AC:…plus de 15 000 travailleurs chinois étaient venus travailler à la construction du chemin de fer du Canadien Pacifique

N: Le grand-père de Jean était l’un de ces ouvriers, et le père de Jean…

AC:...Fun Gee Wong

N: … est arrivé en 1899 afin de travailler comme ouvrier sur une ferme, puis comme mineur dans une mine de charbon. Mais le Canada dans lequel est arrivé Fun Gee Wong, celui dans lequel ont grandi Jean et ses frères et sœurs, n’était pas un endroit accueillant.

AC: C’était le pire moment de l’histoire des Chinois et du Canada, parce qu’en Colombie-Britannique seulement, il y avait plus de 100 lois et politiques antichinoises en place. »

N: Un an après être entrée dans la Confédération en 1871, l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique a adopté une loi pour priver les Chinois du droit de vote. Cela signifiait que pour eux, comme pour les peuples autochtones et les autres communautés non blanches, il était désormais interdit de voter.

Après l’achèvement du chemin de fer du Canadien Pacifique en 1885, le gouvernement canadien n’avait plus d’avantages à tirer des milliers d’ouvriers chinois qui avaient travaillé dans des conditions dangereuses afin de permettre la naissance du chemin de fer. Plus de 600 d’entre eux sont morts durant sa construction.

AC: À l’époque où ma mère grandissait, la discrimination était très présente. C’était l’époque de la taxe d’entrée chinoise, qui a été en vigueur de 1885 à 1923.

N: Afin de décourager l’arrivée de plus de Chinois au pays, le gouvernement a planifié l’implantation d’une taxe d’entrée pour les immigrants chinois.

AC: Lorsqu’il est venu en 1899, mon grand-père, le père de ma mère, a dû payer une taxe d’entrée de cinquante dollars. Lorsqu’il a pu finalement faire venir ma grand-mère quelques années plus tard, la taxe avait doublé et s’élevait alors à 100 dollars. Mon père est venu de Chine en 1921. Lorsqu’il est venu, il a payé la taxe de cinq cents dollars…

N: Pour vous donner une idée : vers la fin des années 1800, un ouvrier chinois gagnait approximativement 300$ par année et ne parvenait à épargner que 43$ après avoir payé tous ses frais de subsistance. Mais la taxe d’entrée ne fonctionnait pas : peu importe le prix, plusieurs immigrants chinois ont continué à la payer. L’immigration chinoise au Canada a continué. Le gouvernement canadien a alors décidé de passer à la vitesse suivante en adoptant la Loi de l’immigration chinoise de 1923. Aussi connue sous le nom de Loi sur l’exclusion des Chinois, elle a fermé la porte à l’immigration chinoise pendant 24 ans. Elle comprenait une poignée d’exceptions, comme les diplomates, les étudiants et les marchands chinois.

La Loi sur l’exclusion des Chinois est entrée en vigueur le jour du Dominion, le 1er juillet 1923. Dès lors, le 1er juillet a été connu dans les communautés chinoises comme le « jour de l’humiliation ». Entre 1923 et 1947, moins de 50 immigrants chinois ont pu entrer au Canada. Une estimation en compte aussi peu que 15. Plusieurs familles ont été séparées pendant des décennies. 

AC: Ces hommes allaient retourner en Chine et, pendant leur temps là-bas, ils allaient avoir des enfants. Quand ces enfants sont arrivés dans les années 50, après l’abrogation de la loi d’exclusion, ils allaient peut-être rencontrer leur père pour la toute première fois, et allaient rencontrer une personne qui leur était inconnue. Ils étaient peut-être des enfants, ou peut-être déjà des adolescents au moment de rencontrer leur père pour la première fois.

N: Au cas où la Loi sur l’exclusion devait ne pas fonctionner, le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux avaient d’autres plans de secours. Parmi eux, des lois restrictives afin d’interdire aux Canadiens noirs et chinois de posséder des propriétés jusqu’à tard dans les années 1930. Dans certaines villes, comme Vancouver, le gouvernement a forcé les Chinois à se confiner aux périphéries des villes.

Ces politiques étaient accompagnées d’idées racistes envers les communautés chinoises. Bien que le quartier chinois de Vancouver était une communauté florissante durant les années 30, il était perçu historiquement comme un endroit maléfique qui ne devrait être visité que par des personnes soi-disant indécentes. À Toronto, le sentiment était comparable.

AC: La discrimination était non seulement imprégnée dans nos politiques, nos politiques gouvernementales, mais elle l’était aussi dans les médias. Ce n’était pas rare de voir la une d’un journal affichant le premier ministre de la Colombie-Britannique qui tirait sur la queue de cheval d’un blanchisseur chinois.   C’était la norme.

N: Arlene parle d’une illustration d’un journal de 1879. Une partie de la légende dit : « Le Chinois sauvage en Colombie-Britannique ». Elle montre Amor de Cosmos, un politicien de la Colombie-Britannique, forçant un homme chinois avec les cheveux tressés à quitter la Colombie-Britannique parce qu’il refusait d’être assimilé. 

AC: La vision pour le Canada était celle d’un Canada blanc. J’utilise l’expression « Canada blanc », mais elle ne vient pas de moi. C’est ainsi qu’on décrivait les choses avant la Deuxième Guerre mondiale.

N: Comment une fille d’une petite ville de la Colombie-Britannique va-t-elle donc sauver le quartier chinois de Toronto?

Écoutez l’histoire après la pause.

N: Trouver sa place fait partie d’une campagne éducative plus large créée par Historica Canada. Ce projet a été rendu possible en partie grâce au gouvernement du Canada. En plus de la série de baladodiffusion, Historica Canada offre une série vidéo et un guide pédagogique au sujet de l’histoire du multiculturalisme au Canada. Visitez le site historicacanada.ca pour en savoir plus.

N: Lorsqu’a commencé la crise économique, la famille Wong vivait à Vancouver. Le père de Jean gérait un hôtel dans le quartier chinois de la ville. Bien que l’hôtel était rempli de clients, incluant de la famille, personne ne pouvait payer pour les chambres. Jean, alors une enfant studieuse de 12 ans, a dû lâcher l’école pour aider la famille afin que ses frères puissent continuer d’étudier. Alors qu’elle avait 16 ans, les parents de Jean l’ont envoyée à Toronto pour travailler pour sa sœur aînée et son beau-frère dans leur kiosque de fruits. En deux ans, Jean s’était avérée être toute une entrepreneuse.

AC: Alors elle a emprunté deux cents dollars et a ouvert son propre magasin de fruits près des rues Bathurst et St. Clair. En très peu de temps, ma mère gagnait assez d’argent pour commencer à faire venir sa famille de Vancouver.

N: Lorsque Jean et sa famille ont déménagé à Toronto dans les années 1930, la communauté chinoise était beaucoup plus petite que celle de Vancouver.

JL: Je me souviens être arrivée à Toronto, être débarquée à la station Union, et avoir regardé le quartier chinois, qui à l’époque était là, sur la rue Elizabeth. Wow. Rien à voir avec Vancouver. Une seule rue, et la plus grande découverte était qu’il n’y avait là que 14 familles. »

AC: La plupart étaient des hommes parce que, encore une fois, à cause de la taxe d’entrée et de la Loi sur l’exclusion qui étaient en vigueur, il y avait un énorme déséquilibre dans les sexes.

N: En effet, lorsque Jean est arrivée, le ratio était approximativement de 12 hommes chinois pour chaque femme chinoise à Toronto. Mais avec l’aide de la grand-mère d’Arlene…

AC:...Hone Hung Mah

N:… et d’un intermédiaire, Jean Wong a rencontré Doyle Lumb. 

AC: Lorsque ma mère l’a rencontré, elle s’est dit… wow. Parce qu’il s’habillait comme l’une de ces vedettes d’Hollywood. Il portait des guêtres…

N:… des accessoires luxueux en lin ou en toile qui couvraient le dessus des souliers… 

AC: … un chapeau très chic avec son habit. Il était vraiment, vraiment beau.

N: Le comportement très tranquille de Doyle n’inquiétait pas la mère de Jean, qui disait à la blague que Jean parlait assez pour les deux.

AC: J’ai toujours taquiné mon père, je disais - papa, réalises-tu… tu as eu beaucoup de chance de finir avec maman.

N: Le père d’Arlene répondait :

AC: Et bien, il n’y avait pas beaucoup de choix à l’époque.

N: Jean voulait se marier à l’église presbytérienne Knox. Elle voulait se marier un dimanche, soit la seule journée où son épicerie était fermée, mais dimanche était le jour le plus occupé de l’église. Cela n’était pas un problème pour Jean, car elle était toute une négociatrice. Un dimanche de 1939, Jean Bessie Wong, dans une robe qu’elle avait elle-même dessinée, a marié Doyle Lumb.

AC: Le côté triste de ce mariage est que le jour où elle a marié mon père, elle a perdu sa citoyenneté, car selon les lois canadiennes de l’époque, lorsqu’une femme se mariait, elle assumait le statut de son mari. Et parce que mon père était né en Chine, son statut était « étranger ».

N: Pour Jean, il s’agissait d’un autre rappel qu’elle était à l’extérieur du cercle, regardant à l’intérieur.

JL: …ne serait-ce pas génial si je pouvais être à l’intérieur du cercle plutôt qu’à l’extérieur?

N: Jean et Doyle ont eu six enfants ensemble. Pendant des années, la famille a vécu dans une maison sur le coin des rues Beverley et Dundas, près de ce qui était le quartier St. John’s Ward. La maison existe toujours. 

AC: Ce quartier était un endroit idéal pour les groupes qui arrivaient parce que c’était proche de la station de train. C’était un endroit assez abordable pour que les gens y vivent. » 

N: Au fil des décennies, de nombreuses communautés se sont établies dans St. John’s Ward : les Noirs fuyant l’esclavage en quête de liberté, les réfugiés irlandais fuyant la famine de la pomme de terre, des juifs fuyant l’Europe de l’Est, des travailleurs saisonniers italiens… et la liste continue.  

Dans les années 1920, la communauté chinoise s’installait dans le quartier. Ils ont ouvert leurs propres commerces, qui étaient généralement limités aux restaurants, aux cafés et aux buanderies.

AC:… Non pas parce que c’était ce qu’ils voulaient, mais parce que c’était en gros tout ce qui restait pour qu’ils puissent investir leur argent…

N: À l’époque, ces emplois étaient considérés comme un travail réservé aux femmes. Mais en raison de la grande proportion d’hommes dans le quartier chinois de Toronto et des politiques racistes limitant les endroits où ces hommes pouvaient travailler, ils étaient forcés de travailler dans des domaines comme la blanchisserie parce que…

AC:… personne ne voulait vraiment faire ce genre de travail parce que c’était un travail extrêmement difficile avec de très longues heures.

N: Il y a eu des manifestations vers la fin du 19e siècle contre ce que le président du Congrès du travail du Canada appelait le « fléau de l’immigration chinoise ». En 1914, l’amendement pour modifier la Loi ontarienne sur les usines, les commerces et les édifices commerciaux interdit aux entreprises chinoises d’engager des femmes blanches pour travailler dans des usines, des restaurants ou des blanchisseries.

Finalement, Jean et Doyle ont réussi à vendre leur magasin de fruits dans le quartier Jonction et ont ouvert un commerce dans le vieux quartier chinois. Ils ont ouvert un restaurant, le Kwong Chow Chop Suey House, en 1959.

AC: Le Kwong Chow était situé au 126 rue Elizabeth, et quand vous arriviez à l’entrée, vous montiez quelques marches pour ouvrir la porte, et deviez alors monter plusieurs autres marches pour arriver au deuxième étage. La salle à manger était divisée en deux sections. L’endroit devait pouvoir accueillir, si je me souviens bien, près de deux cents personnes.

N: Le restaurant cantonais était un endroit très populaire de la ville, avec des clients qui attendaient parfois jusqu’à une heure et demie pour pouvoir y manger. Les toiles faites au pinceau chinois, des photos de visiteurs célèbres comme l’actrice Lauren Bacall décoré les murs. Les politiciens fréquentaient aussi le restaurant, comme le maire de Toronto David Crombie et le premier ministre Pierre Elliott Trudeau.

AC: C’est drôle, parce que comme plusieurs personnes célèbres fréquentaient le restaurant Kwong Chow, et qu’à l’époque j’étais une grande admiratrice de Robert Redford, j’avais dit à mon père: “Papa, si Robert Redford vient au Kwong Chow, même s’il est deux heures du matin, je veux que tu m’appelles, et j’arriverai immédiatement”. Et il a dit « Ok. Ok ». Puis il a ajouté… « Mais qui est Robert Redford? » [rires] bon.”

N: Les clients venaient au Kwong Chow à cause de la nourriture, mais ils y restaient à cause de Jean. L’auteur canadien Pierre Berton l’a une fois décrite comme étant « si pétillante, vive et gracieuse… elle était toutes ces choses ». Elle a commencé à offrir des démonstrations de cuisine chinoise dans les grands magasins et dans les musées.

AC: La cuisine chinoise, je crois, a été une partie très, très importante dans l’acceptation de la culture chinoise. Les gens se sont mis à découvrir la culture chinoise.

N: Puis il y a eu les apparitions à la télévision et à la radio.

AC: Plusieurs personnes n’avaient jamais vu une personne chinoise parler auparavant. Puis elle se mettait à parler dans un anglais parfait, et cela changeait complètement la donne pour beaucoup de gens. Elle était invitée à une émission de télévision et ils discutaient, vous savez, de ce que mangent les Chinois au déjeuner en Chine? Et elle a dit… Et bien, je ne sais pas ce que mangent les gens en Chine au déjeuner, mais moi, au déjeuner, je mange du bacon et des œufs. Cela vous démontre une fois de plus que nous sommes tous similaires, non? Nous ne sommes pas si différents. 

N: Le travail communautaire de Jean a eu de l’effet bien au-delà des domaines de la nourriture et de la culture chinoises. Souvenez-vous, lorsque Jean est arrivée à Toronto, le ratio d’hommes chinois par rapport aux femmes chinoises était de 12 à 1. Même lorsque la Loi sur l’exclusion a été abrogée, des restrictions relatives à l’immigration ont perduré pendant encore 20 ans. Les quartiers chinois du Canada étaient remplis d’hommes qui ne pouvaient faire venir leurs femmes et leurs enfants au Canada.

JL: Vous savez, les familles sont la chose la plus importante. Ils disaient auparavant que si vous n’avez pas une famille forte, vous n’avez pas un pays fort, ce qui est vrai. Vous ne savez pas pour qui vous vivez, ou ce que vous faites.  

N: En 1960, Jean était la seule femme d’une délégation de 40 hommes sollicitant le premier ministre de l’époque, John Diefenbaker, afin qu’il lève les restrictions sur la réunification des familles. La délégation avait invité Jean parce qu’ils considéraient que la réunification des familles était une question féminine, mais sa présence ne devait être que symbolique.

AC: Elle a été acceptée à contrecœur pour se joindre au groupe, et elle s’est fait dire de s’asseoir dans le fond et de demeurer muette comme une carpe. »

N: Jean s’est assise juste à la droite du premier ministre, et le porte-parole officiel de la délégation, M. Wong, était à sa gauche.

JL: À l’époque, nous ne savions pas que M. Diefenbaker avait une bonne oreille, et une autre avec laquelle il ne pouvait pas entendre très bien. Donc lorsque M. Wong lui parlait, il ne pouvait pas entendre. Et il a dit : « Qu’a-t-il dit? » Puis il m’a demandé. Alors j’ai dû passer au travers de la présentation ligne par ligne, et je la connaissais par cœur. Alors j’ai parlé pendant toute la journée, et personne d’autre ne posait de questions. J’ai donc été l’orateur principal pendant toute la session. C’est ainsi que nous avons changé la loi sur l’immigration.

N: À partir de ce moment, elle était reconnue comme la porte-parole non officielle de la communauté chinoise. Les règlements relatifs à l’immigration ont par la suite été révisés afin que les Chinois qui étaient des résidents légaux du Canada puissent parrainer la venue des membres de leur parenté. En 1967, toutes les restrictions relatives à l’immigration basées sur la race et l’origine nationale avaient été abolies.

Et Diefenbaker lui-même est venu manger au Kwong Chow.

AC:…Il y a une photo célèbre de lui apprenant à utiliser des baguettes au restaurant Kwong Chow.

N: L’habileté de Jean pour le leadership politique lui venait naturellement, selon Arlene.

AC: Elle avait ce sens inné de ce qui était bon ou mauvais, et de ce pour quoi elle devrait se battre, et comment elle devrait le faire. 

N: Ce sens du devoir civique a été inculqué en Jean par son père. Jean et lui ont seulement obtenu le droit de voter en 1947, lorsque les nouvelles lois de citoyenneté les reconnaissaient comme des Canadiens. Jean, née au Canada, a regagné la citoyenneté canadienne qui lui avait été enlevée lorsqu’elle avait marié Doyle. Fun Gee Wong est décédé trois ans plus tard, en 1950, mais il a pu voter dans deux élections avant de mourir.

JL: Puis il m’a dit « Ceci est vraiment important. Nous avons attendu très très longtemps pour ceci et ce vote est très important pour nous, et plus tard dans la vie c’est très important pour nous de s’intéresser à la politique, parce que la politique est très importante pour les choses que tu veux changer et les choses dont tu as besoin ».

N: Il semble que, de plusieurs façons, tout ce qu’avait vécu Jean était en préparation de ce qui allait de passer dans les années 60. Revenons à la disparition apparemment imminente du vieux quartier chinois de Toronto. Souvenez-vous, les préjugés au Canada, particulièrement à la fin du 19e et au début du 20e siècle, forçaient les Chinois partout au pays à vivre dans des enclaves ou des quartiers qui sont appelés « quartiers chinois ». Alors que les villes ont grandi, ces quartiers sont typiquement devenus des biens immobiliers de grande valeur.

Dans le cas de Toronto, c’était vrai pour…

AC: …deux tiers de notre quartier chinois original, notre vieux quartier chinois.

N: Lorsque la ville en a voulu plus, la communauté chinoise a riposté.

AC: Ma mère a donc rassemblé un groupe de personnes de la communauté chinoise, et a formé le groupe Save Chinatown pour se battre, et dire que devons sauver ce qu’il reste du quartier chinois. Le quartier chinois est si important pour notre communauté. C’est un endroit de rencontre. C’est là où nous pouvons célébrer notre culture. Là où se tiennent nos festivals. Nous devons avoir un quartier chinois, et pas seulement pour les Chinois, mais aussi pour la ville de Toronto.

N: Avec le soutien de la communauté et des politiciens de la ville comme le maire David Crombie, des lois ont été mises en place pour limiter la hauteur des nouveaux bâtiments à quatre étages. Cela signifiait que la construction de gratte-ciels au centre-ville, incluant dans le quartier chinois, était mise sur la glace jusqu’à ce que la ville soit munie d’un processus de planification approprié.

AC: David Crombie voulait imposer un moratoire afin de dire: « nous devons arrêter, nous devons repenser à tout cela. Nous devons communiquer avec la communauté. Nous devons considérer le fait que ce sont des quartiers, que des bâtiments historiques se trouvent ici. » Cette limite de quarante-cinq pieds est donc vraiment ce qui a mis fin à plus d’expropriations de terres du quartier chinois.  

N: Jean était alors connue comme la mairesse non officielle du quartier chinois, et a même voyagé à Calgary et Vancouver afin d’aider à sauver d’autres quartiers chinois de la destruction.

AC: Nous vivons dans une ville composée de quartiers, une ville composée de diverses communautés. Je crois que si nous avions perdu le quartier chinois, nous aurions perdu quelque chose qui contribue à faire de Toronto la ville exceptionnelle qu’elle est aujourd’hui.

N: Jean est décédée en 2002. Elle avait 83 ans.

AC: Elle a vécu les jours sombres de notre histoire, et a vu les résultats plus positifs qui sont nés des souffrances vécues par les premiers Chinois et de toutes les difficultés rencontrées. Il y avait une lumière au bout du tunnel.

N: Au cours de sa vie, Jean a accompli une liste impressionnante de « premières fois ». Elle a été la première restauratrice chinoise et la première femme à recevoir le prix Fran Deck pour ses réalisations exceptionnelles dans l’industrie de la restauration de Toronto, ainsi que la première femme chinoise à siéger à plusieurs conseils des gouverneurs. Plus tard, elle a reçu les médailles des jubilés d’argent et d’or de la reine Elizabeth II. Cependant, c’est peut-être en 1976 que lui a été accordée la plus grande reconnaissance.

AC: Je crois que lorsque ma mère a reçu l’Ordre du Canada, elle était très, très heureuse, et très très fière de recevoir ce grand honneur. Après avoir reçu sa médaille, elle la portait tout le temps lorsqu’elle participait à des événements, parce qu’elle voulait la partager avec sa communauté. Elle disait : « Ce n’est pas seulement ma médaille, c’est la médaille de la communauté ».

N: Puis en 1994, la boucle s’est réellement bouclée dans la vie de Jean. Une femme née au Canada et ayant à un moment perdu sa propre citoyenneté est devenue juge de citoyenneté, lui accordant le droit de faire prêter serment de citoyenneté à des centaines de nouveaux Canadiens.

Aujourd’hui, des groupes comme Les amis du quartier chinois de Toronto se battent encore pour protéger le quartier chinois de l’ouest de Toronto, qui est menacé de disparition par les développements urbains. Mais le Grand Toronto possède maintenant deux quartiers chinois, et jusqu’à six quartiers qui sont majoritairement sino-canadiens. La communauté sino-canadienne est plus grande, plus diverse et plus ancrée dans la société canadienne que jamais. C'est aussi le cas pour le quartier chinois pour lequel Jean et les autres se sont battus. Aujourd’hui, plusieurs des commerces qui s’y trouvent appartiennent à des Vietnamiens, et la communauté chinoise s’est élargie.

AC: Ils venaient de partout au monde avec des langues si différentes, car bien sûr, le mandarin, le hakka et le shanghaïen sont très différents. La communauté chinoise d’aujourd’hui est donc très très diverse en termes d’origines, de langues parlées, de traditions et de cultures.

N: C’est le cas, en partie, grâce aux efforts de Sino-Canadiens déterminés comme Jean.

AC: Ce que ma mère a fait nous enseigne que pour que le Canada demeure le grand pays qu’il est, il faut prendre parole. Il faut prendre position. C’est ce qu’elle a fait. Et quand je pense à ce qu’elle a fait en fonction de l’époque où elle a grandi, et au fait qu’elle était une femme, qu’elle était Chinoise et qu’elle était Sino-Canadienne, elle a accompli énormément de choses.

N: C’est pourquoi Arlene dit qu’il est important de se souvenir du chemin qu’on a fait. 

AC: Nous venons tous, à l’exception des peuples autochtones, de différents endroits. Nous venons tous d’un autre pays. Nous 1ne devrions pas oublier cela, et nous devrions vraiment célébrer à quel point nous partageons les mêmes valeurs. Nous avons partagé les mêmes histoires, nous venons de générations qui ont enduré de grandes difficultés afin d’avoir ce que nous avons aujourd’hui, soit un pays aussi multiculturel que le Canada, et une des villes les plus diverses du monde: Toronto. Nous sommes très chanceux de vivre où nous vivons aujourd’hui.

N: Lors du prochain épisode de Trouver sa place, nous nous promènerons dans Hogan’s Alley, la première et la seule communauté noire de Vancouver, et nous essaierons de comprendre pourquoi, vers la fin des années 1960, la ville l’a détruite.

Bertha Clark: Laissez-moi vous expliquer, l’atmosphère était différente pour moi et pour ma famille parce qu’il n’y avait plus de Noirs, vous comprenez? Parce que tout le monde devait aller où ils le pouvaient. Et donc, ça a changé l’atmosphère. Vous ne pouvez pas détruire quelque chose et ensuite penser que vous allez y retourner et que tout ira bien. Je veux dire, quand c’est perdu, c’est perdu. 

N: Inscrivez-vous à Trouver sa place sur Apple Podcasts, Spotify, ou là où vous vous procurez vos baladodiffusions.

CRÉDITS:

N: Cet épisode de Trouver sa place a été coécrit par Melissa Fundira et Historica Canada. Il a été produit par Historica Canada. Le soutien à la production et la postproduction ont été fournis par Edit Audio. Merci à Arlene Chan et à notre consultante au scénario, Serene Tan, une chargée de cours à l'Université de Toronto. Un merci particulier à la famille Lumb et à la Fondation Jean Lumb. Les extraits de Jean Lumb tirés du documentaire Spirit of the Dragon de 2003 par Gil Gavreau ont été fournis par Third World Newsreel. Vérification des faits par Nicole Schmidt. Ce projet a été rendu possible en partie grâce au gouvernement du Canada.

Merci d’avoir écouté.