Durant la Grande Guerre, l’immense majorité des huit millions de Canadiennes et de Canadiens combattent en restant au pays : ils produisent des munitions et cultivent la terre pour nourrir les armées alliées; les femmes mettent bénévolement leurs compétences et leur énergie au service des soldats à l’étranger (voir Les femmes et la guerre); des centaines de millions de dollars sont collectés grâce à l’achat d’emprunts de la victoire et l’imposition directe des individus et des entreprises constitue une contribution obligatoire à la victoire contre l’Allemagne. À partir de 1917, la pression exercée sur le Dominion est extrême. Toutefois, en dépit d’un effort de guerre que l’on décrit souvent comme « total », on ne sait que peu de choses sur les conséquences de la guerre sur près de deux millions d’enfants et d’adolescents canadiens, dont certains perdent même la vie pour la victoire.
Le militarisme de l’avant-guerre
Durant les deux décennies précédant 1914, et plus particulièrement depuis le déclenchement de la Guerre des Boers en 1899, la jeunesse canadienne vit dans un monde très militarisé. Les groupes de cadets sont très populaires dans de nombreuses parties du Canada et des dizaines de milliers de jeunes sont formés à la marche et au tir. Dans les écoles, l’éducation physique des garçons se mêle à des exercices militaires. De plus, en 1914, près de 74 000 pères, oncles et grands frères font partie de la milice canadienne, une armée à temps partiel préparée à défendre le Canada contre une invasion ou employée par le gouvernement dans la répression des grèves. La camaraderie qui y règne et les uniformes colorés s’avèrent séduisants, et ce, aussi bien pour les hommes mûrs que pour les jeunes garçons.
Les familles des soldats
Lorsque la guerre éclate en août 1914, le conflit est présenté par la Grande-Bretagne et par ses alliés français et russes comme une guerre juste contre l’oppression militaire allemande. Le Canada, alors Dominion de l’Empire britannique, se retrouve automatiquement engagé dans le conflit lorsque Londres déclare la guerre le 4 août 1914. Près de 30 000 hommes, constituant le premier contingent de soldats canadiens, quittent le pays pour se rendre en Grande-Bretagne début octobre; ils seront suivis par des centaines de milliers d’autres durant les quatre années que durera la guerre. Dans un contexte où l’armée professionnelle canadienne est réduite à 3 100 hommes au moment où la guerre éclate, les soldats envoyés à l’étranger, formant ce que l’on appelle le Corps expéditionnaire canadien (CEC), sont majoritairement des civils en provenance de tout le pays et originaires de toutes les classes sociales. À la fin de la guerre, plus de 424 589 Canadiens auront été envoyés à l’étranger. Environ 20 % d’entre eux sont des hommes mariés. La plupart seront absents pendant plusieurs années; plusieurs milliers ne reviendront jamais et reposent aujourd’hui dans des cimetières le long du front de l’Ouest et ailleurs dans le monde.
Alors que de nombreux maris sont partis pour la guerre, le soutien aux familles des soldats représente le besoin le plus urgent du pays. S’il est vrai qu’un grand nombre d’hommes mariés partis au front réservent une large part de leur solde à leur épouse, les 1,1 $ quotidiens que reçoivent les simples soldats s’avèrent largement insuffisants pour nourrir leur famille en l’absence d’une aide supplémentaire. En dépit d’une allocation mensuelle supplémentaire de 20 $ attribuée par le gouvernement, la somme totale perçue par les femmes de soldats est toujours trop faible pour leur permettre de survivre.
Le Fonds patriotique canadien
Dans le contexte farouchement patriotique de 1914, le Fonds patriotique canadien (FPC) est relancé par sir Herbert Ames, député fédéral de Montréal et homme d’affaires. Ce fonds, mis en place une première fois à l’occasion de la Guerre des Boers pour subvenir aux besoins des familles des soldats, aura exactement le même objectif durant cette nouvelle guerre qui s’avérera beaucoup plus longue et plus coûteuse. Mobilisée autour de slogans comme « Faites votre part » et « Donnez jusqu’à ce que ça fasse mal », la population canadienne apporte, durant les trois premiers mois de la guerre, une contribution incroyable de 6 millions de dollars qui va finalement s’élever à un total de 47 millions de dollars. Les sommes ainsi collectées sont versées aux familles des soldats, souvent par des femmes de la classe moyenne. Ces paiements se montent généralement à environ 25 $ par mois avec un supplément par enfant de 3 à 7,5 $ en fonction de l’âge.
Toutefois, un certain nombre de contraintes accompagnent cette allocation. Dans un contexte où de nombreux soldats partis à l’étranger sont originaires de milieux ouvriers, les familles bénéficiant d’une aide du FPC, dont les représentants agissent comme de véritables gardiens des normes et des principes moraux de l’époque, se sentent souvent humiliées d’avoir à demander de l’argent pour survivre et d’être soumises à des interrogatoires serrés sur la façon dont ces sommes seront dépensées. Le FPC a le pouvoir de supprimer leur allocation aux épouses considérées comme insuffisamment méritantes et non respectueuses de ces normes et de ces principes, par exemple celles soupçonnées d’adultère ou dont on estime qu’elles ont dépensé l’argent versé pour des achats superflus. Une telle attitude est à l’origine de tensions importantes sur la façon dont le fonds est administré.
La guerre à l’école
La guerre est présente dans tous les aspects de la vie des enfants. À l’école, les élèves apprennent que l’Empire britannique combat pour la liberté contre le Mal, incarné par les hordes militarisées de « Boches » qui ont déclenché la guerre en envahissant et en occupant la Belgique. Les salles de classe sont ornées de cartes, de drapeaux et d’autres symboles patriotiques. En 1916, au milieu de la guerre, de nouveaux textes commencent à souligner la contribution du Canada à l’effort de guerre de l’Empire britannique et des ouvrages patriotiques comme Canada in Flanders du baron Beaverbrook mettent en exergue l’héroïsme des forces combattantes canadiennes. Plus la guerre avance et plus les enseignants masculins disparaissent lentement des salles de classe au fur et à mesure qu’ils partent sous les drapeaux.
La présence de la guerre est évidente dans la plupart des centres urbains. Des affiches de guerre recouvrent les murs des édifices et les espaces publics et les opérations de collecte de fonds à des fins patriotiques sont permanentes. Eaton et d’autres magasins proposent presque immédiatement aux enfants toutes sortes de jouets en rapport avec la guerre, notamment des petits soldats de plomb et des pistolets à bouchon. Les petites filles peuvent choisir des poupées habillées en infirmières de la Croix-Rouge. Des panoplies de soldat et des bandes molletières identiques à celles utilisées par les militaires partis à la guerre pour entourer leurs membres inférieurs permettent aux garçons de s’habiller comme de véritables soldats en miniature. Peu d’adultes s’opposent alors à l’apparition de ces enfants déguisés en militaires.
L’attente et l’angoisse
Les enfants qui voient leur père ou leurs frères aînés partir à la guerre passent ensuite des années à réfléchir au sort qui leur sera réservé dans les tranchées. Des colis comprenant de la nourriture, des petits cadeaux et de la lecture sont assemblés avec amour et envoyés aux soldats, accompagnés de la lettre manuscrite ou du dessin coloré d’un fils ou d’une fille. Les chansons les plus populaires de cette période, comme Will Daddy Come Home Tonightet I Want to Kiss Daddy Good Night, traduisent les sentiments des enfants se languissant de leur papa. Les enfants s’inquiètent des longues périodes séparant deux lettres reçues d’un membre de la famille parti pour la guerre. Il leur arrive souvent d’observer leur mère assise seule, perdue dans ses pensées. Ils vivent dans la crainte que quelqu’un ne frappe à la porte, porteur d’une terrible nouvelle, ou qu’un télégraphiste ne vienne apporter un message laconique du gouvernement annonçant qu’un frère ou un père a été blessé ou tué sur le front.
Les jeunes filles
Les filles sont encouragées à imiter leur mère et à se rassembler au sein de groupes de couture. Ces clubs pour filles sont à l’origine de nouvelles communautés regroupant une jeunesse patriote. À l’image des colis pour le bien-être des soldats, les bas tricotés attestent concrètement du fait que les hommes partis faire la guerre à l’étranger ne sont oubliés ni par leur pays reconnaissant ni par leur famille.
Un opuscule qui remporte un grand succès en 1914, Grey Knitting and Other Poems, présente le tricot comme un acte de dévotion vis-à-vis des soldats. Un poème de guerre, What can we do for our country?, fait remarquer que : « Les enfants canadiens ne peuvent tenir / Ni baïonnette, ni mousquet, ni fusil. / ... Mais tous peuvent apporter leur contribution; / À chaque fois que nous tricotons des bas qui réchaufferont nos soldats / Nous les aidons de tout notre cœur. »
Les jardins de la victoire et les timbres de guerre
La production locale d’alimentation par les enfants est encouragée dans la plupart des grandes villes canadiennes. Des récits patriotiques circulent, mettant en avant des jeunes cultivant généreusement des jardins de la victoire : des drapeaux dans les écoles et dans les lieux publics affirment que la jeunesse du Dominion combat le kaiser allemand à coups de patates et de betteraves.
Les enfants sont également encouragés à collecter de l’argent pour l’effort de guerre. Des récits des horreurs de la guerre à l’étranger racontant le traumatisme des enfants français et belges souffrant sous l’occupation allemande sont exploités pour susciter le soutien de tous les Canadiens. D’un océan à l’autre, la jeunesse canadienne peut contribuer à l’effort de guerre en économisant le charbon et en recyclant le métal. Des affiches rappellent aux enfants de casser leur tirelire pour acheter des timbres de guerre pouvant être rassemblés et collés sur des feuilles spéciales susceptibles d’être ultérieurement échangées dans des banques contre de l’argent.
Les enfants de tous âges sont sollicités pour faire leur devoir en aidant leur mère ou d’autres familles dont les fils ou les maris sont partis à la guerre. En reconnaissance du devoir accompli, des certificats de patriotisme et des rubans sont remis aux enfants qui soutiennent l’effort de guerre ou qui collectent de l’argent. On demande aux jeunes gens courageux d’être particulièrement attentifs et de repérer les saboteurs insaisissables, les profiteurs et tous ceux qui affichent un comportement antipatriotique.
Les adolescents
Quelques milliers d’adolescents âgés de 15 à 19 ans sont recrutés, en 1917, pour servir comme « soldats de la terre »; portant des uniformes spéciaux, ces jeunes gens s’enrôlent pour aider les fermiers à faire rentrer les récoltes. L’année suivante, pas moins de 18 000 élèves ontariens du secondaire s’inscrivent à ce programme. Ces nouveaux « soldats » sont couverts de louanges pour avoir « accompli leur part » de l’effort de guerre; en outre, ils sont dispensés de cours et exemptés des examens de fin d’année.
Tout au long de la guerre, quelque 20 000 jeunes Canadiens n’ayant pas encore atteint l’âge de 18 ans requis pour servir dans l’armée (un seuil qui sera plus tard repoussé à 19 ans), impatients de démontrer leur virilité, s’enrôlent pour partir à la guerre à l’étranger en mentant sur leur âge. Des sergents recruteurs un peu trop complaisants ferment souvent les yeux sur l’âge réel de recrues visiblement trop jeunes, particulièrement après 1916 dans un contexte où ils éprouvent les pires difficultés pour remplir leurs quotas. Alors que des milliers d’adolescents, dont de nombreux garçons à peine âgés de 15 ou 16 ans, s’enrôlent spontanément, nombre d’entre eux seront renvoyés dans leurs foyers une fois arrivés à l’étranger ou à la suite d’une plainte déposée par des parents désespérés auprès des autorités. Il restera malgré tout des milliers d’adolescents à avoir servi pendant la guerre dans les tranchées, dont un jeune garçon de 12 ans. La plupart d’entre eux se battent avec courage aux côtés de leurs compagnons d’armes plus âgés.
Un grand nombre d’enfants nés au Royaume-Uni ayant été envoyés au Canada dans le cadre de programmes « enfants immigrants », comme ceux de Thomas John Barnardo en Ontario et ceux de l’agence Middlemore dans les Maritimes, s’enrôlent également dans l’armée. Une étude portant sur plus de 3 000 garçons envoyés au Canada par l’agence Middlemore a, par exemple, montré que plus de la moitié d’entre eux se sont enrôlés au sein du CEC.
Le problème du recrutement dans l’armée d’adolescents n’ayant pas encore atteint l’âge minimum, déjà connu à ce moment-là, prend une ampleur considérable en 1916 et au début de l’année 1917 lorsque l’armée, à court d’hommes, refuse de retirer du front des soldats formés au combat trop jeunes pour servir, et ce, même lorsque les parents fournissent des certificats de naissance. Toutefois, un bataillon de jeunes soldats (BJS) est créé en Angleterre en 1917 en réponse à l’indignation croissante des Canadiens. Quelques mois plus tard, le haut commandement militaire canadien donne l’ordre de retirer du front les soldats n’ayant pas atteint l’âge requis pour les affecter à ce BJS au sein duquel ils recevront un entraînement spécial mélangeant scoutisme et instruction militaire, pour être à nouveau envoyés au front lorsqu’ils auront atteint l’âge de 19 ans. On estime que 2 000 soldats canadiens n’ayant pas atteint l’âge réglementaire pour servir dans l’armée ont été tués pendant la guerre; plusieurs d’entre eux sont enterrés sous le nom d’emprunt qu’ils avaient utilisé pour s’enrôler afin d’éviter d’être retrouvés par leurs parents.
La guerre sur le sol canadien
Tout au long de la Grande Guerre, les enfants sont sollicités pour servir et pour faire des sacrifices et l’on attend d’eux qu’ils répondent à ces injonctions. S’il est vrai que l’expérience vécue par les enfants entre 1914 et 1918 varie en fonction de leur ethnie d’origine, de leur classe sociale, de leur âge, de leur culture et de leur extraction urbaine ou rurale, il n’en demeure pas moins qu’ils sont peu nombreux à avoir évité les répercussions d’une guerre qui se déroule pourtant à l’étranger; pratiquement tous ont dû faire face à leurs propres combats sur le front intérieur.