Le 3 septembre 1962, le premier ministre John Diefenbaker arrive à Rogers Pass pour présider la cérémonie d'inauguration de la route transcanadienne. On vient d'y terminer le tronçon qui traverse la chaîne de Selkirk, en Colombie-Britannique, et qui met un terme à ce remarquable ouvrage de génie civil. Encore aujourd'hui, il s'agit de la plus longue route nationale du monde.
John Diefenbaker, alors premier ministre, tasse la dernière pelletée de bitume de la Transcanadienne lors de son inauguration officielle au col Rogers, le 3 septembre 1962 (avec la permission de Bibliothèque et Archives Canada). |
Les dignitaires gouvernementaux viennent de partout au Canada pour assister à l'inauguration. Or, le premier ministre de la province d'accueil, W.A.C. Bennett, boycotte la cérémonie. Refusant de donner publiquement le crédit de quoi que ce soit au gouvernement fédéral, il a tenu sa propre cérémonie d'inauguration à Revelstoke, un mois plus tôt. Il avait alors baptisé la nouvelle route « BC Highway No. 1 », sans faire mention du Canada.
Diefenbaker qualifiera plus tard cette rebuffade « d'un des gestes les plus étranges et égoïstes que je n'ai jamais vue ». Bennett exprimait simplement l'ambivalence qui caractérisait les relations entre la Colombie-Britannique et le reste du pays. La tension entre l'isolement et l'appartenance, entre la marge et le centre, a toujours marqué la vie dans la province de la côte ouest.
Le politicologue David Elkins a déjà dit : « La province est isolée du Canada - beaucoup de gens en sont fiers - mais bien ancrée au Canada, et ils en sont fiers aussi. »
Cette attitude remonte au début même de la province.
En 1871, lorsque la Colombie-Britannique accepte de se joindre à la Confédération canadienne, le Canada convient de construire, dans dix ans, un chemin de fer transcontinental qui relierait la côte du Pacifique à l'Est du pays. Les délais menaçant de faire dérailler le projet, les citoyens de la province s'indignent et Amor de Cosmos, de Victoria, alors membre du parlement fédéral, présente à la Chambre des communes une résolution proposant la sécession de la Colombie-Britannique de l'union.
Le chemin de fer finit par être construit, bien sûr; il se veut le début d'un processus d'intégration au reste du pays, mais la Colombie-Britannique continuait néanmoins à se sentir à part. En 1862, l'écrivain Charles Mair, originaire de l'Ontario, écrit à un ami peu de temps après son déménagement dans la Vallée d'Okanagan : « Ces gens ne connaissent rien du Canada. En fait, ils ridiculisent tout ce qui est canadien... Ce sera un jour une province très riche, mais elle doit se canadianiser. »
Cette photo prise en mars 1980 montre le premier ministre d'alors, Bill Bennett, à l'Assemblée législative. Bill Bennett et son père, le légendaire W.A.C. Bennett, n'ont jamais entretenu d'affinités avec le gouvernement fédéral (avec la permission du Vancouver Sun). |
Lorsque, en 1913, le poète britannique Rupert Brooke arrive à Vancouver à la fin d'une tournée pancanadienne, il est, lui aussi, frappé par l'identité particulière de la Colombie-Britannique. « C'est un drôle d'endroit, écrit-il à sa mère. C'est très différent du reste du Canada. «
Quant à Bruce Hutchison, notre journaliste politique le plus connu, il a déjà écrit : « Après avoir traversé les Rocheuses, on est dans un autre pays, comme si on avait traversé une frontière nationale. Tout le monde le sent, même les étrangers. »
SAUTES D'HUMEUR D'ADOLESCENT
Les Britanno-Colombiens ont toujours eu envers le Canada des réclamations qui servent à nous garder à distance. (Quelle province n'en a pas?) Ce fort sentiment d'être une province négligée se perpétue dans le vieil adage qui veut que Vancouver soit à 4023 km d'Ottawa, mais qu'Ottawa soit à 40 233 km de Vancouver.
Que le problème remonte à la construction du chemin de fer, aux tarifs marchandises, à l'immigration, à la politique forestière ou aux phares (oui, il s'agit bien de signalisation maritime), les Britanno-Colombiens se considèrent comme incompris, ou pire, ignorés par le reste des Canadiens. Est-il étonnant alors que, en 2000, le politicologue Philip Resnick ait intitulé son ouvrage sur le sujet, The Politics of Resentment?
S'il est vrai que ce ressentiment contre l'Est puisse parfois ressembler à des sautes d'humeur d'adolescent (tu l'aimes plus que moi!), il reste qu'il provient le plus souvent de la croyance que la Colombie-Britannique n'est pas écoutée par Ottawa sur les questions d'importance.
Voici ce qu'en pensent les Britanno-Colombiens... Pour commencer, nous sommes sous-représentés au Parlement. Le nombre de sièges de la Colombie-Britannique à la Chambre des communes reflète mal notre population et notre pouvoir économique. Le seul politicien originaire de la Colombie-Britannique à avoir dirigé un parti politique national est Kim Campbell, et la fin désastreuse de son bref mandat de première ministre souligne bien ce point. Quand nous avons une voix puissante à Ottawa - l'indomptable Pat Carney vient à l'esprit - elle a tendance à être traitée comme s'il s'agissait d'un régionaliste bruyant qui manque de vision.
Ce sentiment d'impuissance politique particulièrement vexant s'accentue encore du fait que nous sommes convaincus d'habiter au paradis. Leonard George, aîné de la nation Tsleil-Waututh a écrit : « S'il y a encore un paradis sur terre, il est en Colombie-Britannique », exprimant ainsi un point de vue largement partagé par ses compatriotes.
Lorsqu'ils pensent à la Colombie-Britannique, s'ils y pensent tout court, la plupart des Canadiens imaginent un avant-poste de civilisation où il pleut beaucoup. Pourtant, nous qui sommes privilégiés d'habiter ici soutenons que le slogan touristique « Super, Natural B.C. » est bien plus près de la réalité. Dans le cadre des fêtes du 150e anniversaire de la Colombie-Britannique cette année, le gouvernement clame avec fierté que sa province n'a pas son égal sur terre. Comme l'humoriste Eric Nicol l'a si justement fait remarquer : « Les Britanno-Colombiens aiment penser que leur province est un grand territoire entouré d'envie. »
Si les résidents, et les visiteurs également, voient la province comme un endroit distinct, qui fait bien sûr partie du Canada mais qui est néanmoins un royaume en soi, qu'est-ce qui lui donne son caractère distinctif? Et si, comme l'historien Jean Barman l'a écrit, « la Colombie-Britannique n'est pas tant un lieu qu'un état d'esprit », qu'est-ce qui constitue l'état d'esprit provincial?
Pour d'aucuns, le caractère distinctif de la Colombie-Britannique est d'abord une question d'excentricité. Il faut admettre que la province a toujours eu sa juste part d'iconoclastes et de non-conformistes. Il semble que le pays penche vers la gauche et que quiconque n'est pas bien enraciné ailleurs dévalera vers l'ouest pour par aboutir ici.
Chaque fois que ce vieux cliché est sur le point de s'épuiser, la Colombie-Britannique élit un nouveau premier ministre qui habite un château ou des grévistes menacent de faire tomber le système, et revoilà les Canadiens qui se secouent encore la tête en signe de désapprobation face à ces excentriques du pays des rêves.
IDENTITÉ UNIQUE
Il y a par contre des raisons plus importantes de proclamer l'identité unique de la Colombie-Britannique. Le paysage est saisissant et souvent spectaculaire. Sans compter que vingt pour cent de la province se retrouve à l'est des Rocheuses dans le district de Peace River. En fait, la majorité de la Colombie-Britannique est soit dans les montagnes, soit à l'ombre des montagnes. « Les montagnes sont toujours visibles et la mer est toujours proche », a fait remarqué le poète Robin Skelton.
Une telle situation a eu des ramifications socioéconomiques notables. C'est une province où il est difficile d'offrir des services gouvernementaux de base; les régions ont tendance à être isolées les uns des autres, et le développement s'est concentré dans le sud-ouest, la partie désignée comme les basses-terres continentales. De plus, les montagnes forment une barrière physique et psychologique qui tend à modérer les influences est-ouest et à intensifier celles nord-sud.
Au début, la côte de la Colombie-Britannique avait la plus forte densité de membres des Premières Nations du Canada. Pour diverses raisons, les populations autochtones et leurs cultures perdaient du terrain, mais ont depuis repris de la vigueur. Les Autochtones comptent aujourd'hui pour environ quatre pour cent de la population provinciale, et les questions qui les touchent se retrouvent parmi les priorités du programme politique. Les sculptures monumentales des Premières Nations de la côte sont devenues des icônes non seulement de la culture autochtone, mais aussi de toute la Colombie-Britannique.
Entre-temps, une société pionnière qui, il n'y a pas si longtemps, semblait typiquement britannique, s'est transformée en province la plus multiculturelle du Canada.
L'influence asiatique s'est toujours fait sentir en Colombie-Britannique, même lorsque la majorité anglo-américaine imposait ses lois racistes aux minorités chinoise, japonaise et asiatique du Sud. Or, après la Deuxième Guerre mondiale, les modèles d'immigration ont évolué en faveur des pays asiatiques de sorte que, en 1996, environ vingt pour cent de la population était d'origine asiatique. D'ailleurs, les données du dernier recensement montrent que la tendance vers une société multiethnique se maintient.
Le nouvelle distribution de la population reflète une autre caractéristique de la Colombie-Britannique : son orientation croissante vers le littoral du Pacifique. De toute évidence, cette province est résolument tournée vers l'ouest et le Pacifique et non vers l'est et le reste du Canada.
D'ailleurs, cela ne date pas d'hier. Pensons aux premiers commerçants de fourrure... ils vendaient leurs peaux de loutre en Chine. Le marché avec les pays asiatiques a eu des poussées de croissance phénoménales. Environ quarante pour cent des exportations de la Colombie-Britannique sont destinées à l'Asie comparativement à dix pour cent pour tout le Canada.
IMPORTANCE CONSTANTE DES RESSOURCES NATURELLES
L'économie est un autre aspect de l'unicité de la Colombie-Britannique. À travers son histoire, les ressources naturelles ont toujours formé la base de sa richesse, les industries de la pêche, des mines et de la foresterie générant le plus d'emplois et de revenus. Si cette dépendance économique aux ressources naturelles a diminué en faveur du secteur des services et des nouvelles « industries de l'information », il reste que les ressources naturelles sont à la source de la majorité des exportations vers d'autres pays.
Vivre au paradis entraîne son lot de responsabilités, mais contribue à notre unicité. La première est celle de protéger. Ce n'est pas une coïncidence si le mouvement écologiste s'y est implanté aussi solidement dès 1970 lors de la création de Greenpeace et si David Suzuki, le doyen des activistes écologiques canadiens, est Britanno-Colombien.
Il ne faut pas oublier que les protestations de 1993 concernant l'exploitation forestière à Clayoquot Sound ont entraîné la plus grande arrestation de masse de l'histoire canadienne. Les Britanno-Colombiens prennent au sérieux leur responsabilité de protéger.
La deuxième est celle de partager. La culture politique de la Colombie-Britannique a été marquée par un sentiment aigu de justice sociale. Son histoire est parsemée d'expériences de vie communale, de la communauté utopique finlandaise à Sointula aux communes hippies isolées des années soixante et soixante-dix. De façon plus conventionnelle, l'économie de ressources naturelles a donné naissance à un mouvement ouvrier radicalisé qui s'est démarqué par son engagement envers l'égalité et qui a laissé un héritage de luttes et d'accomplissements.
« La Colombie-Britannique n'a rien d'une réplique d'autres endroits, a écrit l'historien Robin Fisher, elle est unique et spéciale. « Comment cette unicité s'exprime-t-elle? J'ai essayé de proposer quelques réponses. Peut-être que les gens profiteront de son 150e anniversaire pour approfondir cette question et suggérer de nouvelles façons de définir la différence, de nouvelles façons d'être Britanno-Colombiens.