Contexte
Depuis l’arrivée des Européens, les Premières Nations en Colombie-Britannique cherchent à contraindre les autorités provinciales à reconnaître le droit de propriété des peuples autochtones sur leur territoire. Les nations des Gitxsan et des Wet’suwet’en (voir Dakelh) tentent à plusieurs reprises de négocier cette propriété avec les gouvernements provincial et fédéral, mais en vain.
Au terme de longues années de négociations infructueuses avec le gouvernement provincial, les chefs héréditaires des deux Premières Nations intentent, en 1984, une poursuite visant à faire reconnaître leur droit de propriété auprès de la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Ils revendiquent la propriété de plus de 58 000 km2 de terres dans le nord-ouest de la province. Les nations autochtones souhaitent avant tout préserver leurs terres de l’exploitation forestière et voir la province reconnaître officiellement leur titre de propriété. Enfin, elles exigent une indemnité pour leurs pertes territoriales. Les deux Premières Nations, bien que lançant leur poursuite conjointement contre le gouvernement, revendiquent la propriété de terres distinctes. Le procès commence en 1987.
On fait généralement référence à cette affaire comme étant l’affaire Delagmuukw parce qu’un dénommé Earl Muldoe (ou Muldon) Delagmuukw, un homme de la nation des Gitxsan de Kispiox, est au nombre des plaignants. Professeur d’art dans les années qui précèdent le début du premier procès, Earl Muldoe est un maître sculpteur dont les œuvres incluent des masques, des totems et des boîtes en bois courbé (voir Art autochtone au Canada). Il reçoit l’Ordre du Canada en 2010 pour son travail artistique et son rôle dans l’établissement des récits oraux comme preuves valables devant les tribunaux canadiens. Le nom Delagmuukw est un nom de chef héréditaire transmis de génération en génération aux nouveaux chefs gitxsan. Earl Muldoe détient déjà son titre de Delgamuukw au début du procès en 1987. Un autre plaignant bien connu dans cette affaire est Dini ze’ Gisday’ wa (également connu sous le nom d’Alfred Joseph), de la nation des Wet’suwet’en. Né en 1927, Alfred Joseph est un chef héréditaire et sculpteur qui milite en faveur d’une meilleure éducation culturelle autochtone et contribue à la mise sur pied de cours sur cette thématique à l’Université du Nord de la Colombie-Britannique. Il obtient un doctorat honorifique de cet établissement en 2009.
Affaires judiciaires et décisions
Pendant le procès devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, les aînés gitxsan et wet’suwet’en témoignent au sujet de leurs terres au moyen de récits oraux qu’ils présentent dans leur langue (voir Langues autochtones au Canada). Le juge Allan McEachern statue sur la question le 8 mars 1991, déterminant que tout titre de propriété qu’auraient pu détenir les Gitxsan et les Wet’suwet’en avait été éteint (c.-à-d. révoqué) à l’adhésion de la Colombie-Britannique à la Confédération.
Les Gitxsan et les Wet’suwet’en font appel de la décision du juge McEachern devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Le 25 juin 1993, celle-ci conclut que le gouvernement a l’obligation morale de consulter les peuples autochtones avant d’entreprendre tout projet qui pourrait enfreindre les droits ancestraux. Elle se range toutefois à l’avis du juge McEachern, alléguant que les Gitxsan et les Wet’suwet’en ne détiennent pas de titre de propriété sur les terres en question.
À la suite d’une tentative de négociation de traité avec le gouvernement provincial de la Colombie-Britannique – qu’ils se voient forcés d’abandonner –, les plaignants se tournent vers la Cour suprême du Canada, qui entend leur cause les 16 et 17 juin 1997. Six mois plus tard, le 11 décembre 1997, la décision rendue par la cour traite un certain nombre de questions, y compris l’extinction du titre autochtone, l’utilisation des récits oraux dans les témoignages, ainsi que le contenu et la portée du titre autochtone.
La cour conclut que le gouvernement provincial n’avait pas le droit d’éteindre les droits de propriété des peuples autochtones sur leurs territoires ancestraux. Réaffirmant la décision rendue dans l’affaire Van der Peet (1996), la cour juge que les récits oraux constituent un type de preuve essentiel que les tribunaux doivent mettre sur un pied d’égalité avec les autres types de preuves.
La cour précise de surcroît le contenu et la définition de la notion de « titre autochtone », comme précédemment étudié dans l’affaire Calder (1973). Elle définit le titre autochtone comme étant le droit exclusif des peuples autochtones sur le territoire, affirmant la reconnaissance du titre autochtone en tant que « droit autochtone existant » en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
La cour impose toutefois certaines limitations au titre autochtone. Notamment, les terres ancestrales ne peuvent être utilisées d’une manière « incompatible avec la nature de l’attachement qu’a le groupe concerné pour ces terres ». Une nation ayant des revendications ancestrales aux droits de pêche, par exemple, ne pourrait pas utiliser les cours d’eau d’une façon qui pourrait porter atteinte à leur valeur pour la pêche. Si les Autochtones souhaitent utiliser les terres d’une manière proscrite par le titre, les terres en question doivent être restituées. Un titre autochtone ne peut être transféré qu’à la Couronne.
Afin de préciser la façon dont les nations doivent démontrer leur titre autochtone, la cour élabore un critère qui vise à démontrer une occupation territoriale à la fois suffisante, continue et exclusive.
Critère Delgamuukw : démonstration du titre autochtone
Conformément à l’arrêt Delgamuukw, les peuples autochtones qui cherchent à prouver leur titre de propriété sur des territoires ancestraux doivent fournir des preuves de l’existence du titre selon les exigences suivantes :
- La nation autochtone doit avoir occupé le territoire avant la déclaration de souveraineté. Cela signifie que la nation autochtone doit avoir démontré à d’autres Premières Nations et aux Européens son utilisation et son occupation sans équivoque du territoire. Cela diffère de la décision rendue dans l’affaire Van der Peet (1996), qui stipule que les peuples autochtones doivent pouvoir démontrer que leurs droits ancestraux faisaient partie intégrante de leur culture à l’arrivée des Européens. Dans le critère Delgamuukw, il suffit d’affirmer que les territoires occupés faisaient partie intégrante de la culture au moment du contact.
- Si l’occupation actuelle est invoquée comme preuve d’occupation avant la souveraineté, il doit y avoir continuité entre l’occupation actuelle et l’occupation avant la déclaration de souveraineté. En d’autres termes, il doit exister des preuves d’une propriété continue du territoire. Cependant, une continuité parfaite n’est pas nécessaire; la seule démonstration d’un maintien substantiel du lien entre le peuple et le territoire est suffisante. À cet égard, la Cour suprême admet les récits oraux comme preuves.
- Au moment de la déclaration de souveraineté, cette occupation devait être exclusive. Cela signifie que le territoire devait être exclusif à une nation particulière, même dans les cas où le territoire était partagé avec une autre nation.
Importance
L’affaire Delgamuukw revêt une importance particulière en droit canadien, de par les informations qu’elle fournit sur la définition et le contenu de la notion de « titre autochtone ». La décision rendue en cette affaire contribue également à préciser l’obligation du gouvernement de consulter les peuples autochtones et confirme la validité juridique des récits oraux. À la conclusion de cette affaire, d’autres Premières Nations – notamment les Tsilhqot’in en 2014 – utiliseront l’arrêt Delgamuukw dans leurs propres revendications territoriales.
Malgré l’importance de l’affaire, les négociations de traités entre les deux nations, la province et le gouvernement fédéral se poursuivent. Différentes entreprises mènent leurs activités dans leurs territoires ancestraux sans autorisation; la communauté gitxsan est par ailleurs divisée quant à une participation éventuelle à des projets énergétiques d’envergure comme celui du pipeline LNG, dont le tracé prévu traverse son territoire ancestral. En décembre 2018, des membres de la nation Wet’suwet’en empêchent des représentants de Coastal GasLink (dont le pipeline devrait transporter le gaz naturel jusqu’à l’installation LNG) de traverser le territoire autochtone (voir Pipelines au Canada). Le 7 janvier 2019, la GRC arrête 14 personnes liées à cet incident. Trois jours après, les chefs Wet’suwet’en et la GRC concluent une entente pour permettre l’accès routier pour les travailleurs pipeliniers. Ainsi, l’affaire Delgamuukw soulève et précise différentes questions ayant trait au titre autochtone, sans toutefois les résoudre une fois pour toutes.