L’affaire Fred Christie (Christie c. York, 1939) est une décision rendue par la Cour suprême du Canada qui autorise les entreprises privées à faire preuve de discrimination sous le prétexte de la liberté du commerce. En juillet 1936, Fred Christie et deux amis se rendent à la taverne York du Forum de Montréal pour y boire une bière. Le personnel, cependant, refuse de les servir parce que Fred Christie est Noir. Fred Christie intente donc une poursuite contre la taverne, et l’affaire se rend éventuellement à la Cour suprême, qui juge que la taverne York a le droit de refuser de servir des clients sur la base de la race. L’affaire est emblématique d’une ère de racisme légalisé, tandis que ses faits démontrent les façons subtiles dont le racisme se déploie dans le Canada du début du 20e siècle.
Fred Christie
Né en Jamaïque en 1902, Fred Christie immigre au Canada et s’installe éventuellement près de Montréal en 1919. Comme beaucoup d’immigrants des Caraïbes au début du 20e siècle, il arrive au Québec en quête d’un avenir meilleur (voir Canadiens d’origine antillaise). Fred Christie déménage à Verdun, un quartier montréalais habité par une communauté noire vibrante et en constante expansion. À Montréal, il se trouve un emploi bien payé à titre de chauffeur, tisse de nombreuses amitiés et développe une passion pour le hockey. Dans les années 1930, Fred Christie est détenteur d’un abonnement au Forum de Montréal, où il soutient l’une ou l’autre des deux équipes montréalaises de la LNH, les Canadiens de Montréal (et ses partisans principalement canadiens-français) et les Maroons de Montréal (encouragés par les partisans anglophones locaux).
À Montréal, Fred Christie trouve aussi une ville marquée par le racisme. La « ligne de couleur » signifie que les postulants Noirs ne sont pas considérés pour la plupart des postes de professionnels. Les hôtels et les restaurants, quant à eux, n’acceptent pas toujours de servir les clients noirs, et un grand nombre de clubs, d’organisations et d’associations refusent les membres noirs. Un des enjeux constants pour les résidents noirs dans les grandes villes canadiennes est justement de naviguer dans la mer de règles à nature raciale floues et changeantes que leur imposent les Blancs.
Samedi soir au Forum
Le samedi 11 juillet 1936, Fred Christie et deux amis — l’un Noir, l’autre Canadien français — se rendent au Forum. Même si la saison de la LNH est depuis longtemps terminée, Fred Christie se rend à la taverne York (située dans le sous-sol du Forum), où il avait l'habitude de prendre un verre au cours de la saison de hockey. Cette visite-ci, toutefois, connaît un dénouement différent. Fred Christie dépose 50 cents sur la table et tente de commander trois verres de bière, mais le serveur et le barman refusent tous deux de le servir sous prétexte qu’il est Noir. Il ne savait pas que la direction de l’établissement a récemment imposé une politique de ségrégation raciale. Insulté, Fred Christie appelle les policiers pour leur expliquer l’injustice, mais ceux-ci refusent d’intervenir.
Quelle est la raison pour laquelle York impose-t-elle cette politique? Peut-être il faut l’attribuer aux inquiétudes concernant les prochains matchs de boxe et à la menace de tensions et de violences raciales. La boxe est un sport très racialisé à ce temps-là. Le lundi suivant cet incident, le Forum doit tenir les Essais olympiques canadiens de boxe, qui permettront de choisir les boxeurs se rendant aux Jeux olympiques d’été à Berlin. Parmi les athlètes convoitant une place dans l’équipe, on compte le boxeur mi-moyen Raymond Clifford McIntyre. Originaire du Nouveau-Brunswick, il habite maintenant à Montréal. Il est aussi un Noir.
Dans les années 1930, les partisans de boxe et les médias traitent souvent le sport comme un combat pour la suprématie raciale. Cette tendance s’exacerbe après la montée triomphale de Joe Louis, un boxeur poids lourd de race noire. Trois semaines avant l’incident avec Fred Christie, Joe Louis s’est battu au Yankee Stadium contre Max Schmeling, un athlète soutenu par le Parti nazi. La victoire par K.O. de Max Schmeling contre l’athlète jusqu’alors invaincu cause la surprise et déclenche une série de petites émeutes aux États-Unis, alors que des groupes de racistes blancs s’aventurent dans les quartiers noirs pour narguer les sympathisants de Joe Louis. Le 20 juin 1936, au lendemain du match et des émeutes, la Montreal Gazette fait ses choux gras en publiant le gros titre suivant : « Des voyous de Harlem attaquent des hommes blancs ».
Pendant la saison de hockey, un sport attirant une foule principalement blanche, la taverne York est prête à servir Fred Christie, mais à la veille d’un match de boxe qui promet d’amener au Forum des Noirs par centaines, les règles ont changé. Dans la foulée du combat Louis-Schmeling et de la violence raciale qu’il a engendrée, une barrière raciale est érigée au York, et Fred Christie n’y est plus le bienvenu.
La nouvelle des politiques du York se répand comme une traînée de poudre dans la communauté noire montréalaise, et un fonds d’aide juridique est créé pour aider Fred Christie à porter l’affaire au tribunal. Le fond est présidé par Kenneth Melville, premier étudiant noir de médecine de l’Université McGill. Fort du soutien moral et financier de sa communauté, Fred Christie intente une poursuite en dommages et intérêts de 200 $ contre la taverne York pour l’humiliation qu’il y a subie.
Christie c. York : racisme à la Cour suprême du Canada
Dans les années 1930, la Constitution canadienne ne comprend aucune protection explicite concernant l’égalité des droits (voir Charte canadienne des droits et libertés), et ni le Canada ni le Québec n’ont de lois spécifiques contre la discrimination. Fred Christie et son avocat, Lovell Carroll, argumentent donc que la taverne York a rompu le contrat qui la lie à Fred Christie en refusant de le servir après qu’il a passé sa commande, et que la taverne a manqué à son devoir, en vertu de son permis d’alcool, de servir tous ses clients sans discrimination. Au procès, le jury leur donne raison et accorde à Christie 25 $ en dommages et intérêts.
En cour d’appel, toutefois, la majorité des juges se rangent du côté de la taverne York, estimant qu’« un marchand ou un commerçant est libre d’exercer les activités de son entreprise de la manière qu’il juge préférable pour cette même entreprise ». Le juge Galipeault n’est pas d’accord avec eux et cite une affaire antérieure dans laquelle on affirme que « notre constitution (québécoise) est et a toujours été démocratique, sans distinction des races ou de classes. Tous les hommes sont égaux au regard de la Loi et chacun d’entre eux possède des droits égaux en tant que membre de la communauté ». Espérant que la dissidence du juge Galipeault finisse par être entendue, Fred Christie porte l’affaire en appel à la Cour suprême du Canada.
Le 10 mai 1939 à Ottawa, le juge en chef Lyman Poore Duff et quatre autres membres de la Cour suprême entendent les arguments de l’affaire Fred Christie. En décembre de la même, la Cour rend son jugement : Fred Christie perd son procès. Au nom de la Cour suprême, le juge Thibaudeau Rinfred souligne que « lorsqu’ils ont refusé de servir de la bière à [Christie], les employés [de la taverne York] ont été polis, calmes et n’ont causé ni chaos, ni problèmes d’aucune sorte. » Si quelqu’un est à blâmer pour cet incident malheureux, affirme le juge Rinfret, c’est Fred Christie et seulement lui, parce qu’il « a insisté pour qu’on lui serve de la bière après qu’on le lui a refusé et parce qu’il est même allé jusqu’à appeler la police, ce qui, compte tenu des circonstances, était complètement injustifié. » En ce qui a trait à la loi, la Cour soutient que les propriétaires de taverne n’ont aucune obligation légale de servir tous leurs clients. Selon la Cour, c’est la « liberté du commerce » qui prime, ce qui veut dire qu’une taverne peut refuser de servir quiconque à sa discrétion.
Le juge Henry Davis n’est pas du même avis. Seul contre ses collègues, il justifie sa divergence d’opinions en parlant de la vie de Fred Christie à Montréal, de son statut en tant que sujet de la Couronne britannique ainsi que de ses visites précédentes et sans accroc à la taverne. Le juge Davis, cependant, cite également des faits erronés, affirmant notamment que Fred Christie se rendait à une partie de hockey le soir de l’incident. Du fait de cette erreur, le jugement de Henry Davis dissimule l’atmosphère de racisme accru qui a mené aux vrais événements. À Montréal, comme partout ailleurs au Canada, les règlements racistes dictant qui peut fréquenter un lieu ou non changent souvent au gré des circonstances. Pour la taverne York, les règles de service ont changé entre la fin de l’hiver, saison du hockey, et le début de l’été, marqué par les Essais olympiques de boxe. De son côté, le juge Davis estime qu’étant donné le fait que le gouvernement réglemente la vente d’alcool, les tavernes sont tenues de la vendre à tous sans discrimination. Le monde est en plein changement, écrit le juge Davis, et cela signifie que la liberté contractuelle doit laisser sa place au devoir civique de ne pas discriminer.
Le patrimoine de Christie c. York
Déconfit par la victoire de la taverne, Fred Christie quitte Montréal et s’installe au Vermont. Dans les décennies qui suivent, de nombreux juristes critiquent la décision des juges dans l’affaire Christie c. York et la montée des droits de la personne donne le coup d’envoi à des changements dans la législation au Canada. Dans les décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale, les législatures provinciales et le Parlement canadien commencent à proscrire la discrimination entourant la prestation de biens et de services. Puis, en 1975, la province de Québec promulgue sa Charte des droits et libertés de la personne, interdisant une fois pour toutes la discrimination sur la base de la race dans les tavernes et ailleurs. À partir de ce moment, le jugement de l’affaire Christie c. York est passé du droit à l’histoire du droit, un rappel permanent que la loi a le pouvoir d’autoriser le racisme qui ne se cache souvent qu’à la surface de la société.