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Alikomiak et Tàtimagana

Alikomiak (ou Alekámiaq) et Tatimagana, chasseurs inuits de l’Arctique central, ont été les premiers Inuits à être condamnés et exécutés (le 1er février 1924) en vertu de la loi canadienne. Leurs procès ont été décrits comme des démonstrations de l’autorité fédérale sur les Inuits et de la souveraineté du Canada dans l’Arctique.
Alikomiak
Reconnu coupable et pendu en février 1924 pour le meurtre de Pugnana, du caporal William Doak de la Gendarmerie royale du Canada et d'Otto Binder, un négociant de la Compagnie de la Baie d'Hudson.
Tatimagana
Reconnu coupable et pendu en février 1924 pour le meurtre de Pugnana.
Baraquement de la GRC, 1925
À Tree River, dans les Territoires du Nord-Ouest (aujourd'hui au Nunavut).
Poste de la Compagnie de la Baie d
À Tree River, dans les Territoires du Nord-Ouest (aujourd'hui au Nunavut).

Contexte

Dans la première moitié du 20e siècle, le gouvernement du Canada établit des détachements de police en divers lieux de l’Arctique, notamment sur l’île Herschel entre 1903 et 1904, à Tree River en 1919, et sur la péninsule Bache de l’île d’Ellesmere en 1926. C’est sur l’île Herschel qu’Alikomiak et Tatimagana seront jugés et pendus pour meurtre en 1924. Ces détachements – baptisés détachements de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) à partir de 1920 – concrétisent la souveraineté du Canada sur les terres de l’Arctique (voir Souveraineté dans l’Arctique). L’intention est de faire clairement comprendre aux autres pays arctiques que ce territoire a déjà été revendiqué par le Canada.

La présence de la GRC a également comme objectif de signifier aux Inuits qu’ils sont soumis au droit canadien et à l’autorité politique du gouvernement fédéral. Les agents de police ont pour mission d’assurer de manière claire et permanente le droit et l’ordre dans une région où la fréquence des meurtres et des actes violents augmente depuis 1910 et où les délinquants inuits ont jusqu’alors été traités avec mansuétude, comme l’illustrent deux affaires de meurtre qui précédent les procès d’Alikomiak et de Tatimagana. En juin 1912, des guides inuits tuent l’explorateur américain H.V. Radford et un Canadien nommé George Street après que le premier a frappé un des guides. Les assassins n’ont jamais été jugés pour ces meurtres. L’année suivante, deux oblats de Marie Immaculée (prêtres catholiques) – Guillaume Le Roux et Jean-Baptiste Rouvière – sont également tués par des guides inuits après que Le Roux a menacé et frappé l’un d’entre eux. Les meurtriers, Sinnisiak et Uluksuk, sont cette fois arrêtés. Sinnisiak est acquitté du meurtre de Jean-Baptriste Rouvière, mais les deux hommes sont condamnés à l’emprisonnement à vie pour le meurtre de Guillaume Le Roux. Sinnisiak et Uluksuk ne resteront cependant que deux ans derrière les barreaux avant d’être libérés. Les fonctionnaires de la justice penseront par la suite que cette libération anticipée a été interprétée par les Inuits comme un manque de motivation du gouvernement pour ce qui est de l’application du droit canadien dans l’Arctique.

Meurtre

En 1921, le gendarme D.H. Woolams et le caporal W.A. Doak travaillent au détachement de police de Tree River, dans la région de la rivière Coppermine et du golfe du Couronnement, présentement au Nunavut. Au mois de décembre de cette année-là, le caporal Doak se rend sur la péninsule Kent, située à environ 250 km au nord-est du détachement, pour enquêter sur des meurtres commis au sein de la communauté inuite locale. Il arrête deux suspects, Alikomiak et Tatimagana, accusés d’avoir tué un homme nommé Pugnana. Le caporal Doak ramène les deux hommes avec lui à Tree River.

Alikomiak et Tatimagana n’y sont cependant pas incarcérés car le détachement de police ne possède pas de prison. Ils sont affectés à quelques tâches, mais bénéficient d’une relative liberté. Ce traitement laxiste des prévenus pourrait être imputé à un manque de jugement de la part des officiers, mais à l’époque, les Inuits sont réputés être naïfs, puérils et peu enclins à être violents lorsque placés sous la garde d’agents du gouvernement.

Le caporal Doak teste cependant les limites d’Alikomiak en lui faisant accomplir ce que celui-ci appellera plus tard des « petites tâches difficiles », allant de la réparation de ses bottes en peau de phoque au portage à dos d’homme de lourdes charges de viande. Alikomiak a horreur d’effectuer ces tâches, qu’il qualifie pour certaines de « travail de femme ». Dans le témoignage qu’il livre en 1923, Alikomiak fait également part de sa crainte du caporal Doak durant sa détention, qui durera approximativement quatre mois.

J’avais peur de Doak […] Il me parlait, mais je ne parvenais pas à comprendre ce qu’il disait et je ne sais pas s’il était en colère contre moi. J’avais peur qu’il utilise le fouet à chien sur moi, bien qu’il ne l’ait jamais utilisé, ni n’ai menacé de le faire.

L’ethnologue Knud Rasmussen, qui a vécu et travaillé avec le peuple d’Alikomiak, a témoigné dans le sens des déclarations d’Alikomiak, soutenant qu’en 1932, le caporal Doak « avait l’habitude de jouer avec la sensibilité de l’accusé, Alekámiaq, en agissant de manière brutale et terrifiante ». Rongé par la crainte et les ressentiments, Alikomiak décide de mettre fin à son travail au détachement… et à la vie de W.A. Doak.

Dans la nuit du 1er avril 1922, Alikomiak tire dans la jambe du caporal Doak durant son sommeil et l’observe mourir lentement de son hémorragie. Tôt le lendemain matin, Alikomiak tire sur Otto Binder, un employé de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui effectue sa visite habituelle au détachement. Otto Binder est atteint en plein cœur et meurt sur le coup.

Le motif du meurtre du caporal Doak est clair, mais la rumeur brouille rapidement ce qui a pu motiver Alikomiak à assassiner Otto Binder. Certains prétendent qu’Alikomiak a tué Otto Binder pour se venger du fait que celui-ci ait pris la femme d’un Inuk. Alikomiak déclarera pourtant lui-même avoir tué Otto Binder parce qu’il pensait qu’« il allait découvrir le corps de Doak et qu’il voudrait me tuer ».

Le collègue du caporal Doak, le gendarme Woolams, n’est pas présent au moment des meurtres. Lorsqu’il revient au détachement, il arrête Alikomiak et Tatimagana, qui n’opposent aucune résistance. À l’été, Alikomiak et Tatimagana sont emmenés à bord d’un navire de la Compagnie de la Baie d’Hudson jusqu’à l’île Herschel, à près de 1 200 km de leur domicile sur la péninsule Kent, pour y être jugés pour meurtre.

Procès et sentence

Les procès d’Alikomiak et de Tatimagana commencent en juillet 1923. En une seule journée, les deux hommes sont jugés séparément et reconnus coupables d’avoir assassiné Pugnana. Ils sont tous les deux condamnés à être pendus. Le procès pour le meurtre du caporal Doak et d’Otto Binder se tient le lendemain. Les accusés admettent de leur plein gré être les auteurs des meurtres, les avocats de la défense n’appellent aucun témoin à la barre et le jury est uniquement composé de colons blancs, des hommes de la région du fleuve Mackenzie.

Les historiens noteront plus tard que le verdict de culpabilité pour le meurtre du caporal Doak et d’Otto Binder était joué d’avance. Ken Coates et W.R. Morrison expliquent que le groupe qui accompagnait le juge s’était même rendu sur l’île Herschel avec des potences portatives avant même que le procès débute. En 1922, l’avocat T.L. Cory écrit à la direction du gouvernement fédéral responsable des Territoires du Nord-Ouest pour expliquer qu’il serait bon que le sort de ces deux hommes serve d’exemple. Il explique ainsi que « ces Eskimos, reconnus coupables de meurtre, devraient être pendus en un lieu où les Autochtones pourront constater ce qui attend les meurtriers ». Malgré cette partialité affichée de l’avocat, le gouvernement le nomme pour défendre Alikomiak lors du procès.

Chargé de mener à bien la procédure, le juge Lucien Dubuc, d’Edmonton, veut lui aussi faire comprendre aux Inuits que le gouvernement ne tolérera pas les meurtres et qu’il fera régner le droit et l’ordre dans le Nord. Il déclare ainsi au jury :

Il est de votre devoir, en tant que membres assermentés de ce jury, de décider en fonction des preuves fournies et de faire comprendre à ces tribus que la justice britannique, ferme mais juste, s’applique aussi sur ces rivages du Nord. Nous voulons que ces personnes comprennent bien que l’une des lois les plus importantes a pour essence de protéger la vie humaine et qu’elle dérive du commandement divin « Tu ne tueras point » […] Souvenez-vous que cette salle n’est pas une cour du pardon, mais bien une cour de justice.

Le juge Dubuc s’inquiète en particulier du bien-être des colons et des fonctionnaires blancs qui vivent parmi les Inuits. Comme il l’écrit en 1923 dans son rapport sur les procès, il avait « en vue la protection des hommes blancs en visite dans le Nord ». Tatimagana n’a jamais tué une personne de race blanche, mais son sort – et celui d’Alikomiak — doit montrer aux autres Inuits ce qui leur arrivera s’ils s’en prennent à des fonctionnaires ou à des colons blancs.

Les jurés ne se retireront qu’une journée avant de revenir pour prononcer le verdict de culpabilité. Le 11 août 1923, le juge Dubuc condamne Alikomiak et Tatimagana à la pendaison.

Réaction du public

L’affaire attire l’attention des journalistes, des politiciens, des évêques et du grand public. La plupart des journaux approuvent le verdict, mais de nombreux politiciens et responsables religieux réclament la clémence, faisant valoir que les Inuits ne connaissent pas bien les lois canadiennes et qu’ils ne devraient donc pas être punis si sévèrement lorsqu’ils les enfreignent. D’autres pensent qu’il faudrait infliger un autre châtiment à Alikomiak et à Tatimagana, tel que le fouet ou la prison à vie, de crainte que leur pendaison ne motive des actes de vengeance contre les Blancs qui vivent dans le Nord.

Les historiens Ken Coates et W.R. Morrison rappellent de leur côté que la peine capitale n’est pas un concept nouveau pour les Inuits. Dans leur culture, les meurtriers sont souvent poursuivis et tués en guise de vengeance et pour préserver la sécurité de leur communauté. Coates et Morrison ont fait remarquer que les autres formes de châtiment suggérées à l’époque du procès auraient paru inhabituelles aux Inuits et auraient pu les inciter à craindre et à douter des agents gouvernementaux.

Mort

Le gouvernement reste sourd aux appels du public à la clémence. Le 1er février 1924, Alikomiak et Tatimagana sont pendus dans la « Bone House » – une baraque utilisée par les baleiniers entre la fin du 18e et le début du 20e siècle pour sécher les os de baleine. Les deux hommes sont ensuite enterrés sur l’île.

Selon Knud Rasmussen, les deux condamnés sont restés stoïques jusqu’au bout, Alikomiak affichant même, apparemment, un sourire. Avant de se diriger vers la potence, les deux hommes ont offert à la femme du sergent de police une petite sculpture en ivoire de morse pour montrer qu’ils n’avaient rien contre les fonctionnaires.

Lors de la fermeture du détachement de la GRC sur l’île en 1964, la poutre de laquelle ont été pendus Alikomiak et Tatimagana est retirée et brûlée. La Bone House est toujours debout, mais l’île n’est généralement pas habitée, à part de manière temporaire par quelques rares touristes et les chasseurs et pêcheurs saisonniers.

Importance

Les historiens Ken Coates et W.R. Morrison ont qualifié les procès d’Alikomiak et de Tatimagana de « simulacres », expliquant que les deux procédures avaient dépassé la simple application de la justice dans une affaire de meurtre. Selon eux, les deux procès ont été utilisés pour démontrer l’applicabilité du droit et la souveraineté du Canada dans l’Arctique. Le gouvernement tenait à prendre cette affaire en exemple pour démontrer l’autorité politique et juridique du Canada dans le Nord.

Collection Inuit

Collection des peuples autochtones