Contexte
En novembre 1837, après une impasse politique de plusieurs années, l’aile plus radicale du Parti patriote se révolte. Pendant plusieurs dizaines d’années, les patriotes ont tenté de réformer le système politique colonial afin de rendre le gouvernement plus responsable devant l’assemblée élue (voir Gouvernement responsable). Frustrés du rejet répété de leurs demandes (voir 92 résolutions), plusieurs d’entre eux ne croient plus que la réforme puisse se réaliser en faisant appel à des moyens pacifiques. La révolte semble être leur seule option. Le 23 novembre 1837, un détachement de troupes britanniques régulières marche sur Saint-Denis, un petit village sur la rive sud de Montréal, pour arrêter les chefs des patriotes. N’ayant ni armes ni expérience, mais bien positionnés et bien organisés, le docteur Wolfred Nelson et 800 civils vainquent les Britanniques. Cependant, la victoire est de courte durée. Deux jours plus tard, les patriotes sont vaincus à Saint-Charles, et, le 14 décembre, à Saint-Eustache.
Après ces défaites, plusieurs patriotes, dont Ludger Duvernay, Robert Nelson, Edmund Bailey O’Callaghan et Louis-Joseph Papineau, se réfugient aux États-Unis. Ils ne sont pas tous d’accord sur ce qu’ils feront ensuite. Tandis que certains modérés, comme Louis-Joseph Papineau, s’opposent à une invasion armée du Canada sans un soutien adéquat de la part des Américains, Robert Nelson soutient qu’une invasion armée – avec ou sans soutien américain – est la seule option (voir La jeune République américaine et les rébellions canadiennes de 1837-1838).
L’opinion de Robert Nelson prime. Il est choisi pour être le général de l’armée des patriotes et le président de la future république du Bas-Canada. Pour préparer l’invasion du Canada, il fonde une société secrète : l’Association des Frères-chasseurs.
Fondation
Habituellement, les historiens maintiennent que l’Association des Frères-chasseurs est fondée peu après l’invasion ratée préparée par Robert Nelson, en février 1838. Le 28 février, accompagné du docteur Cyrille-Hector-Octave Côté, celui-ci commande une troupe d’environ 300 hommes, avec lesquels il traverse la frontière du Vermont. Il distribue alors des exemplaires d’une déclaration d’indépendance pour le Bas-Canada. Signé par le président de la nouvelle république, Robert Nelson, le document déclare qu’à « compter de ce jour, le Peuple du Bas-Canada est absous de toute allégeance à la Grande-Bretagne, et […] la connexion politique entre cette puissance et le Bas-Canada maintenant dissoute. »
Cependant, l’invasion est de courte durée, car les forces de Robert Nelson sont repoussées par la milice loyaliste. Selon la plupart des historiens, c’est à la suite de cette défaite que le général fonde la société secrète pour organiser les forces patriotes (et les sympathisants) aux États-Unis et au Canada, et pour mieux préparer une future invasion du Bas-Canada et du Haut-Canada.
Récemment, l’historien Julien Mauduit a mis au jour des preuves qui suggèrent que la société secrète a été fondée des mois plus tôt, en décembre 1837. Selon lui, l’un des fondateurs de la société, le docteur Cyrille-Hector-Octave Côté, a été en contact avec Charles G. Bryant, un partisan américain. En décembre 1837, Cyrille-Hector-Octave Côté et Charles G. Bryant invitent les chefs des patriotes à une rencontre « privée » à Plattsburgh, dans l’État de New York. Dans une lettre à Thomas Storrow Brown, un ancien chef de la société des Fils de la liberté, Charles G. Bryant mentionne qu’il est essentiel que les patriotes qui vivent en exil demeurent en communication. D’après lui, les chefs des patriotes sont du même avis et il ajoute qu’une rencontre importante est prévue pour le 26 décembre afin de discuter de ces questions. Selon Julien Mauduit, cette rencontre marque sans aucun doute l’occasion de la naissance de la société secrète.
Adhésion et serments
Quel que soit le moment de sa fondation, en décembre 1837 ou après l’invasion ratée de février 1838, la société secrète n’a qu’un seul but : unir les patriotes du Bas-Canada, les réformistes du Haut-Canada (voir aussi Rébellion du Haut-Canada) et leurs partisans américains dans la lutte contre la puissance britannique en Amérique du Nord. L’objectif ultime est de pousser les Britanniques hors de l’Amérique du Nord, créant ainsi deux républiques canadiennes alliées aux États-Unis. Pour atteindre cet objectif, la société échange des renseignements, coordonne une invasion du Canada et d’autres activités militaires le long de la frontière, et tente de déclencher une guerre entre les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Robert Nelson, le grand chef qui commande son armée depuis sa loge principale, à Saint Albans, dans l’État du Vermont, trône à la tête de la société secrète. Il a deux subalternes, les Grands aigles Édouard-Élisée Malihiot – qui commande « l’armée » du nord depuis Montréal – et Charles G. Bryant – qui commande « l’armée » du sud aux États-Unis. Des Aigles relèvent des Grands aigles et ont la tâche d’organiser les compagnies dans leurs districts. Les Castors agissent comme capitaines des compagnies, les Raquettes sont des caporaux, et les soldats s’appellent les « Chasseurs ».
La société emboîte les pas des francs-maçons. Selon Allan Greer, « les rituels sont essentiellement ceux des francs-maçons, avec des mots de passe et des signes de la main secrets. » On bande les yeux des nouvelles recrues et on les amène dans une salle sombre, où ils prêtent un « serment effrayant ». L’historien Oscar Kinchen décrit la cérémonie : chaque recrue jure « de respecter les signes secrets et les mystères de la société des Chasseurs – de ne jamais noter, décrire ou faire connaître de quelque façon que ce soit les choses qui me seront révélées par cette loge de Chasseurs […] Tout cela, je le jure sans réserve, et je consens à ce que ma propriété soit détruite et que ma gorge soit tranchée jusqu’à l’os. »
Expansion
Les chefs des Frères-chasseurs se déplacent de paroisse en paroisse pour recruter de nouveaux membres. Par conséquent, la société secrète connaît une croissance rapide dans le Bas-Canada. Avant la fin de l’été 1838, elle compte 35 compagnies, notamment à Châteauguay, à Trois-Rivières, à Beauharnois, à Longueuil, à Boucherville, à Varennes, à Contrecœur, à Chambly, à Saint-Charles, à Saint-Denis, à Brome, à Sutton, à Stanstead, à Nicolet, à Saint-Hyacinthe, à Pointe-aux-Trembles, à Vaudreuil et à Hemmingford. La majorité, et celles ayant le plus grand succès, est à Montréal et dans les régions avoisinantes (Richelieu et lac des Deux Montagnes). Selon les estimations, il y aurait 3000 Chasseurs à Montréal et environ 10 000 dans la région environnante. Allan Greer soutient qu’il y a une pression publique importante qui incite les gens à adhérer. Par exemple, Antoine Grégoire révèle qu’il y adhère parce que « tous ceux qui ne font pas partie de cette association, leur vie et leurs propriétés sont en péril. » Selon l’historien Gérard Filteau, le succès de l’Association est aussi grandement attribuable à Lord Durham, qui argumente, en octobre 1838, qu’il faudrait attribuer un caractère britannique à la colonie. Pour bon nombre de personnes, cela implique l’assimilation.
La société est également populaire aux États-Unis, où les sections sont connues sous l’appellation anglaise « Hunters’ Lodges ». Tandis que les compagnies des Frères-chasseurs sont organisées par les rebelles du Bas-Canada, lesHunters’ Lodges sont organisés par des Américains. Il y a des Hunters’ Lodges dans toute la région frontalière, y compris des grandes associations à Cleveland (Ohio), à Rochester (New York), à Buffalo (New York), à Saint Albans (Vermont) et à Detroit (Michigan). Si beaucoup de Hunters’ Lodges américains visent le même objectif que les Chasseurs du Bas-Canada, c’est-à-dire mettre fin à la présence britannique sur le territoire de l’Amérique du Nord, d’autres adhèrent à la société en raison d’une frustration profonde à l’égard du manque d’opportunités politiques et économiques aux États-Unis.
Les Frères-chasseurs sont certainement populaires dans le Bas-Canada et aux États-Unis. Cependant, il est difficile de quantifier cet appui, car les estimations varient de 15 000 à 200 000 membres. Même si la plupart des personnes s’entendent pour dire que 200 000 est un nombre trop élevé (40 000 étant l’estimation la plus acceptée), il n’en demeure pas moins que le programme de recrutement de la société est tellement réussi que le gouvernement américain se voit obligé d’envoyer une force militaire à la frontière pour prévenir des problèmes et éviter de compromettre la paix qui existe entre les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Activités militaires
La campagne militaire principale de l’Association des Frères-chasseurs est l’invasion ratée du Canada en novembre 1838. Le plan d’attaque est complexe. Pendant que les Frères-chasseurs et les Hunters’ Lodges envahiront le Bas-Canada et le Haut-Canada, les sections des Frères-chasseurs du Bas-Canada vont se révolter, désarmer les loyalistes, attaquer simultanément les centres de Sorel, de Chambly, de La Prairie, de Beauharnois, de Montréal et de Québec, et bloquer les communications entre le Bas-Canada et le Haut-Canada. Ensuite, Robert Nelson marchera sur Montréal.
Un certain nombre d’éléments mènent ce plan à l’échec. Premièrement, Robert Nelson est incapable de maintenir la discipline parmi ses hommes. Deuxièmement, les Frères-chasseurs sont mal équipés en ce qui concerne leurs armes et leurs munitions. Le 4 novembre, une compagnie est même arrêtée après sa tentative échouée de voler des armes et des munitions des Mohawks de Kahnawake.
De plus, il est presque impossible de maintenir secrète une aussi grande association et ses objectifs. À titre d’exemple, selon Allan Greer, le curé de Napierville sait que certains habitants du Bas-Canada se rendent à Champlain, dans l’État de New York, pour prêter serment. En novembre 1838, les autorités locales savent que l’Association prépare quelque chose. Finalement, la décision du gouvernement américain de maintenir les relations neutres entre les États-Unis et la Grande-Bretagne limite le soutien américain de la cause.
Dans la nuit du 3 au 4 novembre 1838, le plan est mis en œuvre, avec des résultats décevants. Une bonne partie des associations régionales ne s’insurgent pas pour désarmer les forces loyalistes et à Montréal, beaucoup de chefs sont arrêtés. Bien que les forces de Robert Nelson se rendent à Napierville et y établissent un « camp armé important » qu’il tient pendant environ une semaine, les rebelles manquent d’armes et d’effectifs, et sont mal disciplinés. Ils sont défaits le 7 novembre à Lacolle, le 9 novembre à Odelltown et le 10 novembre à Beauharnois. Après ces défaites écrasantes, les forces rebelles se dispersent et le 10 novembre, les Britanniques entrent à Napierville et la trouvent déserte. L’invasion des Hunters’ Lodges du Haut-Canada se solde également en échec, d’abord lors de la bataille de Windmill, le 16 novembre, et quelques semaines plus tard, le 4 décembre, lors de la bataille de Windsor.
Bien que cette bataille n’annonce pas encore la fin des Frères-chasseurs, l’association ne menace plus jamais l’autorité britannique au Canada. Nombre de ses chefs au Bas-Canada sont arrêtés et exécutés, notamment François-Marie-Thomas Chevalier de Lorimier, qui joue un rôle important dans le recrutement pour les Frères-chasseurs et la planification de l’invasion du Bas-Canada en 1838. D’autres chefs partent en exil. Cependant, immédiatement après l’invasion ratée, certains espèrent encore trouver un moyen de déclencher une guerre entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Vers la fin 1838, Robert Nelson rencontre ses partisans pour discuter des prochaines stratégies à adopter. Or, rien ne ressort vraiment de cette rencontre. Bien qu’on espère que la guerre d’Aroostook déclenche la rébellion entre les deux pays, cela n’est pas le cas. Les États-Unis et la Grande-Bretagne sont déterminés à préserver la paix. En 1842, ils règlent leurs différends avec le traité Webster-Ashburton, ce qui sonne le glas des Frères-chasseurs.