Avant la Première Guerre mondiale, le Canada accueille plus de 117 brasseries artisanales. Vers le début des années 1980, il n’en reste que 10, et les 3 plus gros joueurs, Molson, Labatt, et Carling O’Keefe, détiennent 96 % du marché. La plupart des Canadiens boivent de la lager, comme la Labatt Bleue ou la Molson Canadian, faite avec peu de houblon et énormément de maïs ou de riz (jusqu’à 50 %) pour alléger la base traditionnellement d’orge.
C’est dans ce marché monopolisé, dominé par les bières blondes pétillantes, que naissent les microbrasseries canadiennes.
Tout commence par le mécontentement d’un publicain, John Mitchell, de Horseshoe Bay, à Vancouver. En effet, à cause d’une grève de la brasserie, en 1979, les tireuses à bière Carling dans son établissement, le Troller Pub, s’assèchent plusieurs semaines durant. C’est alors que John Mitchell, en s’inspirant des ales en fût de son Angleterre natale, décide de faire équipe avec l’ancien brasseur Frank Appleton (qui a quitté Carling parce qu’il détestait brasser des bières sans goût) et de créer la première brasserie artisanale du Canada à l’aide de vieux équipements laitiers. Pour rembourser son investissement, John Mitchell calcule qu’il lui faut vendre au moins un baril de sa bière par jour au Troller Pub. Dès le premier jour d’ouverture, en 1982, il en vend sept.
Premier engouement
Inspiré par l’émergence de la scène du microbrassage et du brassage à domicile aux États-Unis, des entrepreneurs canadiens commencent à installer des cuves de brassage (contenants isolés dans lesquels un mélange de céréales et d’eau est chauffé durant le processus de brassage ou de distillation). C’est ainsi qu’apparaissent les premières microbrasseries (néologisme exprimant un brassage indépendant de plus petite envergure) du Canada en 1984 : Granville Island, à Vancouver, Colombie-Britannique, et Brick Brewing, à Waterloo, en Ontario. Alors, 5 ans plus tard, quelque 42 nouvelles brasseries ouvrent leurs portes, surtout en Ontario et en Colombie-Britannique, et produisent de nouvelles variétés de bières, comme la stout, la pale ale et les witbiers allemandes (bières au blé), qui n’ont pas été vues au Canada depuis des décennies. De plus, ces microbrasseries ont tendance à moins utiliser le maïs et le riz, au profit de l’orge, ce qui crée des bières avec plus de caractère que les lagers légères du commerce. Les nouvelles lagers et ales sont conçues en fonction de leur goût, et non pour leur durée de vie sur les étalages.
Ce ne sont toutefois pas tous les Canadiens qui apprécient ces bières audacieuses. Ce ne sont pas toutes les nouvelles brasseries qui produisent de bonnes bières. Au début des années 1990, de nombreux nouveaux joueurs font faillite, dont Mountain Ales Corp et Bryant’s Brewing, en Colombie-Britannique; Halton County Brewing, York Brewing et Conners Brewery, en Ontario; Highland Breweries, à l’île du Cap-Breton. Ce concours de circonstances mène certains à parler d’une période de ralentissement. Toutefois, selon Stephen Beaumont, coauteur de The World Atlas of Beer, qui retrace l’histoire de la scène du brassage au Canada depuis 1990, il s’agit « plutôt d’un écumage des moins bons joueurs, comme cela doit arriver quand n’importe quelle industrie atteint la maturité. Si l’on observe le nombre total de brasseries, on voit qu’il ne cesse d’augmenter de la fin des années 1990 au début des années 2000, ce qui suggère sans aucun doute que le marché de la microbrasserie artisanale est en santé, voire solide, à l’époque ».
Plein essor
La folie pour le houblon que le mouvement de la bière artisanale engendre chez les Américains finit par toucher le Canada de plein fouet, aidée par l’émergence d’un mouvement pour la nourriture locale, qui se concentre sur les plus petits producteurs des régions. En 2001, lorsqu’est publiée la deuxième édition de Great Canadian Beer Guide, de Stephen Beaumont, on compte 163 brasseries dans toutes les provinces du Canada et au Yukon. Une décennie plus tard, plus de 300 brasseries artisanales sont en activité et 100 autres sont dans les plans.
La bière artisanale a connu une croissance à deux chiffres chaque année depuis 2000. Entre-temps, les ventes de bières commerciales ont chuté, au profit du vin : en 2000, la vente de bière comptait pour 52 % du marché. En 2011, ce nombre chute à 45 %.
La situation rend les grands brasseurs commerciaux plutôt anxieux. Pour s’assurer une part de ce marché, certaines grandes entreprises achètent directement des microbrasseries, comme Sleeman l’a fait avec Unibroue au Québec en 2004 (avant d’être assimilée par Sapporo). D’autres préfèrent lancer leur « brasserie artisanale », comme Hop City, par Moosehead.
Molson entre dans l’arène en créant sa division, Six Pints, qui accueille ses microbrasseries nouvellement acquises, l’Ontarienne Creemore Springs Brewing (achetée en 2005) et la Vancouvéroise Granville Island Brewing (achetée en 2009), et sa microbrasserie, Beer Academy, dans le centre-ville de Toronto. Labatt, pour sa part, commence la Brewmaster Series avec Alexander Keith’s, qui comprend une sélection de bières pur houblon.
Le fait que les grands brasseurs utilisent des ingrédients traditionnels et créent des bières souvent commercialisées comme si elles étaient faites par des brasseries indépendantes cause l’ire de nombreux compétiteurs vraiment indépendants, qui les accusent de pratiques fallacieuses. Toutefois, en l’absence d’une définition officielle pour l’appellation « bière artisanale » au Canada, les amateurs de bières ne peuvent se fier qu’au contenu de leur verre pour juger de la qualité.
Marché canadien de la bière artisanale, d’est en ouest
Provinces atlantiques
Le brassage artisanal commence à gagner de l’intérêt dans les Maritimes vers la fin des années 1990, après l’Ontario et la Colombie-Britannique. La bière, en particulier les ales de dégustation ayant des origines celtes ou anglaises, comme les rousses irlandaises, les bières très fortes et les stouts sèches, est depuis longtemps la boisson de choix pour beaucoup d’habitants des Maritimes.
Les brasseurs artisanaux récupèrent quelques tendances américaines en créant des bières « extrêmes » (plein goût et très alcoolisées) à l’aide d’ingrédients locaux. À Terre-Neuve, les brasseurs YellowBelly Brewery et Public House utilisent du malt des Maritimes pour donner à leur Pale ale un goût de noix et de fraises, alors que le brasseur Pump House, de Moncton, au Nouveau-Brunswick, se sert des bleuets de la région pour son ale poivrée aux bleuets.
À Halifax, Garrison Brewing se spécialise dans deux créneaux du brassage artisanal : la résurrection de types de bières anciennes ou oubliées, et la préparation de très petites quantités de bières spécialisées pour les vrais amateurs. La bière d’épinette de Garrison Brewing est brassée de façon experte avec des branches entières et des pointes d’épinettes, puis sucrée avec de la mélasse, selon une recette des premiers colons de la Nouvelle-Écosse. Faite une fois l’an, chaque cuvée se vend en l’espace de quelques jours.
Québec
Le Québec est l’une des seules régions canadiennes ayant un style de brassage dominant; les meilleures bières québécoises sont d’inspiration belge, très alcoolisées et avec des saveurs épicées et fruitées provenant de levures belges qui continuent de fermenter à même la bouteille. Unibroue a popularisé les ales de type belge au Canada lorsqu’elle a lancé sa witbier (une bière blanche avec beaucoup de blé), la Blanche de Chambly, en 1992.
Aujourd’hui, les meilleurs brasseurs québécois, comme Dieu du Ciel!, le Trou du Diable et MicroBrasserie Charlevoix, mélangent les styles et les ingrédients belges et américains pour créer des India Pale ale belges, leur donnant une amertume grâce au houblon citronné de l’Oregon ou des saveurs inusitées en les faisant vieillir dans des barriques de Sauternes de la Californie.
On ignore combien de brasseries artisanales existent au Québec, mais on en retrouve probablement plus que dans les autres provinces, grâce à des incitatifs fiscaux qui ont mené à une explosion de la croissance depuis 2000.
Le meilleur endroit au Canada (et dans le monde) pour découvrir les offrandes du Québec est sans aucun doute le plus grand festival de bières du pays, le Mondial de la bière, tenu tous les printemps à Montréal.
Ontario
Les bars sont souvent au cœur de la croissance du brassage artisanal dans une ville ou une région. De l’Alibi Room, à Vancouver, au Stillwell Bar, de Halifax, les meilleurs publicains nourrissent la culture artisanale en offrant plus de bières, en exigeant la meilleure qualité, en encourageant les brasseurs à expérimenter différents styles et en promouvant la place de la bière à la table.
Le Bar Volo, possédé par Ralph Morana et ses fils, Tomas et Julian, a persuadé les brasseurs du sud de l’Ontario de prendre des risques en organisant la compétition annuelle d’India Pale ale en avril, la soirée estivale Funk (mettant en vedette des bières uniques, aigres et inusitées), et les Cask Days, un festival torontois de deux jours en octobre qui donne la part belle à des ales conditionnées en fût provenant des quatre coins du pays.
Ontario est l’hôte d’une dynamique communauté de brasseurs, dont 32 nouveaux venus en 2013 et plus de 150 autres brasseries ouvertes ou en voie de le devenir. L’effervescence du marché en Ontario est due en partie à un modèle de démarrage populaire et rapide appelé « brassage à forfait », selon lequel les brasseurs en devenir peuvent louer un espace en cuves pour lancer leur produit sans avoir à investir dans la construction d’un endroit.
Les brasseurs de longue date comme Great Lakes, Black Oak, Muskoka et Wellington County lancent des bières saisonnières inventives et engagent du personnel talentueux pour accroître leur production. Une pléthore de nouveaux venus, comme Beau’s All Natural Brewing, Bellwoods Brewery, Sawdust City et Oast House, remporte aussi un très bon succès avec des doubles IPA, des stouts impériales et des bières plus propices aux dégustations comme les bières à base de blé et les Pale ales.
Provinces des Prairies
Dans les Prairies, la bière artisanale commence tout juste à prendre de l’ampleur. À cause des barrières à l’entrée et du fait que l’Alberta offre des allégements d’impôts plus alléchants, la Saskatchewan n’ouvre sa première microbrasserie qu’en 2004. Encore aujourd’hui, Paddock Wood est la seule brasserie artisanale de la province. Le Manitobapossède une poignée de microbrasseries, notamment le Half Pints, de Winnipeg, qui fait une stout épaisse au goût de café frais et de chocolat.
La scène albertaine est plus énergique grâce à Big Rock Brewing, ouvert à Calgary en 1985, et à une foule d’autres bars et microbrasseries qui suivent les pas de ce pionnier.
Colombie-Britannique et Nord du Canada
La Colombie-Britannique partage une frontière avec l’État de Washington, producteur de plus de 75 % du houblon américain, et se situe très près de la ville de Portland, qui peut s’enorgueillir d’être la ville qui détient le plus grand nombre de brasseries au monde. Les microbrasseurs de la province mélangent leur style aux grands houblons américains, comme la Red Racer IPA, de Central City, en plus de jouer avec le « brassage extrême » (qui repousse les limites en matière de concentration d’alcool, de goût et de techniques de brassage pour créer des bières audacieuses et hyperalcoolisées). Le brasseur Howe Sound a d’ailleurs créé la King Heffy, une bière blanche d’inspiration allemande ayant une concentration d’alcool s’élevant à 7,7 %.
Victoria est l’hôte de Spinnakers, le plus vieux bar du pays qui sert des bières de plus en plus connues dans le reste du continent.
La Colombie-Britannique, en plus d’être la fière province à posséder le premier bar et la première microbrasserie, est aussi la première à s’organiser (et à le rester). En 1985, la Campaign for Real Ale Society British Columbia (CAMRA BC) est constituée. Suivant l’exemple anglais, ce réseau vocal de vrais adeptes ne prône pas seulement le conditionnement en fût, mais soutient aussi la production de bières artisanales de la plus grande qualité dans toute la province.
Dans le nord du Canada, il n’existe qu’une seule brasserie artisanale : Yukon Brewing.