Le matin du 25 juillet 1914 promet une journée chaude et ensoleillée. En début d’après-midi, des foules de spectateurs commencent à se rassembler au cimetière Drummond Hill des chutes du Niagara pour attendre l’arrivée d’une procession de 2000 personnes, dont des politiciens, des miliciens, des membres des sociétés historiques locales, des écoliers et des chefs des Six-Nations. La parade rejoint bientôt les foules assemblées de chaque côté de Lundy’s Lane, décorée pour l’occasion de bannières étoilées et d’Union Jacks. Elle déambule sous une immense arche commémorative, décorée elle aussi de drapeaux et de fanions, avant d’entrer dans le cimetière. La patience des spectateurs est récompensée par l’arrivée sur scène de dignitaires, accompagnés de voix d’enfants qui chantent « The Maple Leaf Forever. » Près de 10 000 personnes se donnent rendez-vous dans le cimetière en ce chaud après-midi de juillet pour entendre les discours patriotiques des dignitaires.
L’objet des célébrations est le centenaire de la bataille de Lundy’s Lane, un des combats les mieux connus dans la guerre de 1812. Une histoire canadienne publiée en 1899 l’appelle même « la plus importante bataille de notre histoire » et, après la guerre, beaucoup la considèrent comme la plus sanglante du conflit. Au début de juillet 1814, des forces d’invasion américaines traversent la rivière Niagara et capturent le fort Érié, pour ensuite avancer vers le nord. Le 25 juillet 1814, les forces britanniques se postent sur la colline de Lundy’s Lane, à portée d’oreille des puissantes chutes Niagara. Les forces américaines rencontrent les Britanniques à ce poste de défense à 19 h 15 ce soir-là, les délogeant finalement de leur position. La bataille est féroce et se passe en majorité dans la noirceur, avec certains soldats qui se battent au corps à corps ou avec leur baïonnette. Après une longue nuit de carnage, les forces américaines, épuisées, battent en retraite et les Britanniques réclament le champ de bataille au matin. Cette bataille est la plus sanglante de la guerre jusqu’à maintenant, comptant 255 morts et plus de 1400 blessés ou personnes manquantes.
La ville de Niagara Falls s’est développée depuis. En 1914, le cimetière Drummond Hill est la seule chose qui reste du champ de bataille. Les célébrations du centenaire qui y sont tenues sont rendues possibles grâce aux efforts de la Société historique de Lundy’s Lane, une organisation locale fondée en 1887 qui promeut les débuts de l’histoire canadienne et qui entretient la mémoire des « braves hommes de 1812 et 1814 » dans la région de Niagara. La Société organise l’événement depuis des mois grâce à une subvention de 2000 dollars de la part du gouvernement du Dominion. L’excitation est bien entendue au rendez-vous pour les organisateurs.
Lorsque le jour J arrive enfin, on peut voir sur scène des dignitaires américains et canadiens se tenir là où, cent ans plus tôt, leurs compatriotes se sont battus. Le thème du centenaire est la célébration de quelque 100 années de paix entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, bien que le lien de causalité entre la bataille et le début d’un siècle de paix soit dur à faire. On peut aussi questionner la nature de cette paix qui est célébrée; en effet, Lundy’s Lane n’est pas la dernière bataille de la guerre de 1814 (le siège du fort Érié, entre autres, compte parmi les combats qui suivent). C’est toutefois l’idée commune qui est véhiculée. De plus, malgré une amélioration des relations entre les É.-U. et la Grande-Bretagne, le siècle suivant la fin de la guerre n’est pas sans conflits. De nombreuses disputes politiques ont lieu entre les deux pays concernant, entre autres, les droits de pêche et la dispute des frontières de l’Alaska. Toutefois, ces disputes ne mènent pas à la prise d’armes et, malgré tout, la guerre de 1812 reste la dernière guerre entre les deux nations. Ces facteurs font en sorte que la cérémonie est promue et reçue comme la célébration de 100 années de paix entre les pays, malgré qu’elle soit en fait la commémoration d’une bataille les impliquant. Elle est aussi liée à une célébration de la paix internationale plus importante organisée par des groupes canadiens, américains et britanniques au début de 1915 marquant le centenaire de la signature du traité de Ghent qui met fin à la guerre.
Néanmoins, le message qui ressort des discours à Lundy’s Lane en est un de paix, malgré des désaccords entre les orateurs américains et canadiens qui prétendent tous deux avoir gagné la bataille. Un orateur de Buffalo, à New York, observe que la victoire de Lundy’s Lane « est un débat incessant dans les livres depuis 100 ans. » La célébration n’en est pas ruinée pour autant et tous s’accordent pour dire qu’une guerre est désormais impensable entre les deux nations. Comme le note l’historien de Buffalo George Emerson, la guerre est impossible parce que les deux peuples partagent « la même origine, la même langue, la même Bible. »
On honore aussi les morts de deux côtés de la rivière Niagara en précisant que, peu importe leur bannière, les soldats sont morts en accomplissant leur devoir. Le cimetière accueille des monuments commémorant les victimes des deux bannières, dont un monument érigé par le gouvernement du Dominion en 1895 à la mémoire des morts britanniques et un plus petit monument en l’honneur des Américains tombés au combat érigé par la Niagara Frontier Landmarks Association en 1907. Les monuments et pierres tombales des victimes sont décorés de drapeaux de leurs pays et un des moments marquants du centenaire demeure celui où six jeunes canadiennes et six jeunes américaines ont placé ensemble des couronnes sur les deux monuments.
La célébration du centenaire de la bataille de Lundy’s Lane est un succès selon tous ceux qui y ont participé. Elle honore les hommes tombés au combat tout en célébrant un siècle de paix qui, selon tous, allait durer encore au moins 100 ans. Personne ne pouvait se douter, en quittant le cimetière Drummond Hill cette nuit-là, que la paix serait brisée par l’annonce de la « Grande Guerre » seulement quelques semaines plus tard.