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Dualité culturelle

Dans le regard de l’observateur contemporain, qui ne possède peut-être pas une connaissance approfondie de l’histoire, le dualisme canadien se décode souvent assez mal. Bien que l’idée de la dualité culturelle se manifeste dans des textes législatifs, dans les politiques scolaires, religieuses et linguistiques ainsi que dans la formulation des droits fondamentaux des provinces, ses fondements historiques restent difficiles à cerner.
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La Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, est créée alors que Lester Pearson est premier ministre pour étudier la dualité culturelle du Canada.

Il convient de nettement distinguer la dualité culturelle du dualisme culturel. La dualité culturelle est la réalité objective de l’existence historique d’un biculturalisme politique, juridique, linguistique et culturel chez les Canadiens. Le dualisme culturel est un programme politico-social aspirant à affirmer ladite dualité culturelle sur un mode juridiquement symétrique et sur la base d’espoirs harmonieux prometteurs, mais aussi souvent largement abstraits et illusoires.

Certaines caractéristiques de la société canadienne constituent, factuellement et de façon sociologiquement observable, ce qu’on appelle la dualité culturelle. Le dualisme qui en découle représente, pour beaucoup de gens, une idéologie qui devrait présider à l’organisation sociale et politique du Canada. L’idée de départ est assez simple. Le Canada ayant été colonisé par les Français et les Anglais, ce sont eux qui seraient, symétriquement et dans un juste équilibre, les deux « peuples fondateurs » de ce pays. On invoque ce fait historique pour justifier l’égalité (juridique sinon démographique) de ces deux groupes et les privilèges qui leur sont accordés par rapport aux autres groupes ethnoculturels canadiens. Dans le contexte multipolaire actuel, la notion de dualité culturelle canadienne, et le dualisme formel (notamment juridique) qui en découle, apparaissent de plus en plus comme des idées largement ethnocentristes, appelées à être un jour remises en question par les principes, formulés ou implicites, du multiculturalisme, de l’interculturalisme, du communautarisme et de tous les types de pluralismes contemporains.

Historique de la dualité culturelle canadienne

En assumant qu’elle se conscientise chez les peuples euro-américains ayant colonisé le Canada (sans qu’il ne soit initialement tenu compte des Peuples autochtones), il apparaît nettement que la dualité culturelle canadienne en gestation prend corps assez tôt après la Conquête britannique de la Nouvelle-France (1760). Les nouvelles conditions de coexistence entre l’occupant anglais numériquement minoritaire et la population française implantée depuis le début du XVIIe siècle vont assez vite forcer l’apparition objective de la dualité. Pendant une quinzaine d’années, entre 1760 et 1776, Halifax, The Bend (Moncton), Saint-Jean, Boston, New York, Philadelphie, Pittsburgh, Québec, Montréal, York (Toronto), Baltimore et un certain nombre d’autres localités font partie du même grand complexe géopolitique. On entend alors faire de la population française de la vaste colonie d’Amérique des sujets britanniques, soumis notamment au Serment du test (qui excluait les catholiques des fonctions officielles). Le dualisme n’est donc pas de mise. Le facteur déterminant qui inverse cette situation d’occupation directe et installe l’idéologie du dualisme comme compréhension plus fine de la dualité culturelle est l’événement historique le plus important de l’histoire du Canada (survenu pourtant hors de ses frontières) : la Révolution américaine.

L’Acte de Québec

En 1774, l’administration coloniale britannique commence à sérieusement appréhender les soulèvements qui mèneront à la Révolution américaine. En intendants coloniaux habiles, qui interagissent désormais avec un grand nombre de cultures diverses dans un empire déjà vaste, les Britanniques comprennent que, pour garder en main la portion française du dispositif colonial nord-américain, il faut lui accorder des concessions profondes et rapides. Cette première manifestation explicite de dualisme culturel concerne la religion, l’intendance des terres agricoles et les dispositions juridiques civiles (à l’exclusion du droit criminel et des lois anti-insurrectionnelles, qui restent britanniques). L'Acte de Québec reconnaît juridiquement la religion catholique, le régime seigneurial et le droit civil français au Québec. Aussi, lors de la Révolution américaine (1776-1783), les Canadiens français demeurent fidèles au roi d’Angleterre qui a reconnu leurs droits, et ils repoussent l’invasion républicaine. Par la suite, les loyalistes américains viennent s’installer massivement au Canada. Pour éviter de devoir se plier aux lois civiles françaises et de devoir tenir compte des droits religieux catholiques fraîchement concédés par l’Acte de Québec, ils s’installent plus à l’ouest du Québec et fondent la future province de l’Ontario. La dualité culturelle canadienne en devenir est alors déjà esquissée, dans les débats politiques acrimonieux qui s’ensuivent, entre le French Party et le British Party, lors de la mise en place des deux Canada.

L’Acte d’Union

Au tout début du règne de la reine Victoria (1837), éclatent au Haut-Canada et au Bas-Canada des rébellions anticoloniales (voir Rébellion du Haut-Canada et Rébellion du Bas-Canada). Les deux colonies, qui coexistent sans fusionner, vivent de plus en plus mal, chacune de son côté, la structure coloniale autoritaire et le fait que les gouvernements locaux ne disposent pas de la pleine responsabilité parlementaire. Au Bas-Canada, les rébellions de 1837-1838 revêtent en plus une dimension de libération nationale. Ces rébellions sont matées par l’armée coloniale britannique, mais la jeune administration victorienne, voulant y voir plus clair, envoie un enquêteur extraordinaire, Lord Durham. Ce dernier recommande l’union des deux Canada et la mise en place du gouvernement responsable. L’Acte d’Union, proclamé en 1841, reconnaît la coexistence des deux groupes colonisateurs, mais il s’installe dans une dynamique ouvertement assimilatrice. Désormais, le dualisme religieux, culturel et juridique se veut temporaire, transitoire. L’assimilation des Canadiens français aux valeurs britanniques devient le nouveau projet, à terme. Cette vision unificatrice, découlant du Rapport Durham, formule une prospective partiellement réussie (instauration sans heurt, même au Québec, du parlementarisme de type britannique) et partiellement ratée (résistances de la langue française et du catholicisme, jusqu’au déclin de ce dernier). Mais surtout, cette promesse d’assimilation des francophones pour consolider l’idée de l’union aux yeux des anglophones laisse des séquelles historiques durables au sein de la dualité culturelle canadienne.

La Confédération

On a souvent dit que l’État canadien moderne a été fondé par des marchands et des propriétaires de chemins de fer qui avaient besoin d’une administration centrale pour exploiter le pays. Quoi qu’il en soit, beaucoup de Canadiens français ont cru que la Confédération était une étape vers la création d’un nouvel État qui serait indépendant du Royaume-Uni. À l’époque, il est désormais entendu que l’assimilation est socialement inopérante et que les deux peuples fondateurs doivent coexister. Par contre, dans les cadres législatifs antérieurs à 1867, les droits et privilèges des Canadiens français catholiques hors du Québec ne sont pas précisés, ou ils sont niés ou outrepassés (voir Question des écoles du Nouveau-Brunswick; Question des écoles de l’Ontario; Question des écoles du Manitoba). Les écoles catholiques, souvent francophones, ne sont pas financées par les deniers publics. Le français est interdit dans les écoles publiques (comme toutes les autres langues, sauf l’anglais). L’assimilation générale à l’univers anglo-canadien reste de fait une idée tenace. Elle est considérée comme le seul avenir possible tant pour les Canadiens français, les Autochtones (voir Pensionnats) que pour les immigrants.

La Loi constitutionnelle de 1867 se veut décolonisatrice, consensuelle, magnanime et moderne. Elle officialise donc certains principes de la dualité culturelle. D’abord, on y définit les pouvoirs de l’État fédéral et ceux des provinces (reconnaissant ainsi certaines particularités du Québec). Ensuite, la législation québécoise fondée sur le droit civil est confirmée. Enfin, une disposition relative à l’éducation (qui est de compétence provinciale) permet que les écoles confessionnelles soient soutenues par un financement public et protège les minorités religieuses au Québec. Cette disposition est d’ailleurs réclamée par les anglo-protestants du Québec, qui craignent d’être noyés par les francophones catholiques de la province (voir Anglo-Québécois). Les francophones catholiques du reste du Canada tentent plus tard, sans grand succès, d’invoquer la même disposition pour se défendre parce qu’ils ont les mêmes craintes face aux Canadiens anglais, qui, eux, détiennent désormais l’avantage démographique à l’échelle du pays.

La première Loi sur les langues officielles (1969) et les lois linguistiques du Québec

Dans le siècle qui suit la Confédération (1867-1967), les dimensions religieuse et juridique de la dualité culturelle canadienne se stabilisent graduellement. Les enjeux religieux perdent une bonne partie de leur virulence. Les particularités juridiques sont désormais institutionnalisées et endossées (Code civil au Québec, common law et droit criminel britannique partout ailleurs). C’est donc surtout autour des enjeux linguistiques que le dualisme culturel canadien vivra ses nouveaux tiraillements. Dans les années 1960, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme met en évidence certaines difficultés auxquelles font face les francophones et d’autres groupes au Canada. En 1969, la Loi sur les langues officielles (voir aussi Loi sur les langues officielles(1988)) fait du Canada, au moins de façon symbolique, un pays officiellement bilingue et des mesures sont prises pour offrir des services en français dans l’administration fédérale. En 1971, le gouvernement adopte la politique du multiculturalisme, dans un cadre bilingue.

En 1974 et 1977, les lois linguistiques du Québec (communément appelées Loi 22 et Loi 101) obligent les enfants de certains groupes, surtout parmi les immigrants, à fréquenter les écoles francophones. Elles ne modifient cependant pas la structure des écoles confessionnelles à Montréal ni le financement public d’écoles privées ou religieuses du Québec. Les lois linguistiques canadiennes et québécoises reflètent clairement la crise du dualisme culturel sur ces questions, au siècle dernier. Symétrisme abstrait de droits linguistiques largement illusoires (face à la prédominance croissante de l’anglais) au palier canadien et rigorisme autoprotecteur (et souvent contesté) au Québec.

La Charte des droits et libertés

Charte canadienne des droits et libertés
Copie de la Charte canadienne des droits et libertés (avec la permission du Secrétariat d'\u00c9tat du Canada).

Le dualisme culturel passe ensuite le test difficile des droits fondamentaux. La Loi constitutionnelle de 1982 confirme certains principes issus de la dualité culturelle et la Charte canadienne des droits et libertés insiste sur le droit à l’égalité et interdit la discrimination. Elle confirme que le français et l’anglais sont « les langues officielles du Canada » et ont un statut égal dans toutes les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada. La charte protège aussi le droit des minorités francophones et anglophones de recevoir une éducation dans leur langue, prévoit le financement des écoles minoritaires par les fonds publics et confirme qu’elle ne porte pas atteinte « aux droits ou privilèges garantis en vertu de la Constitution du Canada concernant les écoles séparées et autres écoles confessionnelles ». Le français et l’anglais sont aussi les langues officielles du Nouveau-Brunswick, la seule province officiellement bilingue. Ne voyant pas vraiment la disparition du danger objectif d’assimilation linguistique et culturelle dans les nouvelles dispositions constitutionnelles de 1982, le Québec ne les entérine pas.

La problématique de la société distincte

En 1987, on cherche à faire adhérer le Québec à la constitution de 1982 en envisageant de lui donner le statut de société distincte au sein du Canada. L’accord du Lac Meech (voir aussi Accord Meech : document), s’il avait été accepté par les 10 assemblées législatives provinciales et la Chambre des communes, aurait pu être considéré comme une étape décisive vers un dualisme législatif plus conforme à la vraie dualité culturelle du Canada. Ce ne sera pas le cas et la mort de l’accord du Lac Meech est reconnue aujourd’hui comme un coup dur porté à la crédibilité politique et sociologique du dualisme culturel canadien.

Résistances contemporaines au dualisme culturel

Dans le regard de l’observateur contemporain, qui ne possède peut-être pas une connaissance approfondie de l’histoire, le dualisme canadien se décode souvent assez mal. Bien que l’idée de la dualité culturelle se manifeste dans des textes législatifs, dans les politiques scolaires, religieuses et linguistiques ainsi que dans la formulation des droits fondamentaux des provinces, ses fondements historiques restent difficiles à cerner. Certaines lois, comme les lois constitutionnelles du Canada, peuvent être interprétées comme des mesures de protection de la dualité culturelle. On peut néanmoins se questionner sur la portée effective de cette législation et de ces mesures, ainsi que sur leur légitimité fondamentale.

Diverses interprétations ont été données quant à la manière dont le dualisme, l’idéologie de la dualité culturelle, devrait se manifester en pratique. On a soutenu que le français et l’anglais devraient être représentés de façon égale par des fonctionnaires bilingues à tous les paliers du système fédéral (ou que chaque service du gouvernement fédéral devrait avoir deux divisions, l’une francophone et l’autre anglophone) et que les chances devraient être égales dans tous les secteurs de la société (dans les secteurs politique, économique, éducatif et social par exemple).

De nombreux francophones croient que le dualisme culturel canadien reconnaît leur spécificité et leurs droits. D’autres estiment qu’il n’a jamais vraiment été mis en pratique. Une partie de la population francophone est aussi pour un Québec unilingue, « terre de refuge » des francophones, et certains croient que le Québec devrait se dissocier de la Confédération. Pour leur part, plusieurs groupes anglophones (surtout dans l’Ouest, mais ailleurs également) estiment que tout le monde au Canada devrait savoir s’exprimer dans « la langue de la majorité des Canadiens (l’anglais) », et qu’on devrait favoriser les relations canado-américaines en raison du fonds culturel commun et de la puissance économique des États-Unis.

D’autres groupes sont irrités par l’idéologie de la dualité culturelle, qui, à leur avis, les exclut implicitement de la société canadienne. Les Autochtones font valoir qu’ils étaient les premiers occupants du Canada et que les francophones et les anglophones les ont mis à l’écart de la vie politique et sociale du pays. Les représentants des différents groupes ethnoculturels trouvent souvent que le dualisme culturel les met aussi, en pratique, à l’écart de la vie politique et sociale. Il ne fait aucun doute que le dualisme culturel canadien va continuer à être débattu, à mesure que la dualité historique du pays va se transformer en une multiplicité de plus en plus ouverte sur la complexité du monde.