Femmes, féminisme et Révolution tranquille
À l’aube des années 1960 et de la Révolution tranquille, le féminisme au Québec est dans une période de dormance depuis la fin des années 1940. Il faut attendre l’élection le 14 décembre 1961 de Claire Kirkland-Casgrain, première députée à faire son entrée à l’Assemblée législative, pour assister à l’émergence d’un nouveau féminisme, souvent qualifié de féminisme de seconde vague (voir Mouvement des femmes au Canada : 1960 à 1985). Il faut dire que depuis l’obtention du droit de vote pour les femmes aux élections provinciales québécoises en 1940, les diverses organisations féministes au Québec et au Canada ont presque toutes disparues (voir Début des mouvements de femmes au Canada : 1867-1960).
Néanmoins, en juillet 1960, dans la foulée de la guerre froide, une association pacifiste, La Voix des femmes, est fondée à Toronto. Elle rassemble des femmes qui s’opposent à la prolifération des armes nucléaires et souhaitent promouvoir la paix dans le monde. Au Québec, Thérèse Casgrain devient la présidente de cette association et en crée en 1961 une section québécoise. Plus de 500 femmes deviennent membres de La Voix des femmes au Québec, dont Simonne Monet-Chartrand, Léa Roback et Solange Chaput-Rolland. Au cours de son existence, cette association organise des congrès nationaux, tout en participant à des rencontres mondiales à Genève et à Vienne.
L’élection du gouvernement de Jean Lesage le 22 juin 1960 marque le début de ce qu’on appelle désormais la Révolution tranquille et s’accompagne de profondes réformes tant au plan économique, social que culturel. Ces réformes ont, sans contredit, d’importantes répercussions sur la vie des femmes du Québec. L’année 1960 est aussi celle où la pilule contraceptive est commercialisée au Québec, quoiqu’officiellement elle y soit prescrite uniquement pour réguler les cycles menstruels et amoindrir les douleurs qui y sont associées. Malgré tout, de nombreuses femmes, tant au Québec qu’au Canada, réussissent à s’en faire prescrire pour l’utiliser comme moyen contraceptif. Rapidement, les noms des médecins qui prescrivent facilement la pilule se répandent parmi les Canadiennes (voir Contrôle des naissances).
On voit également naître en octobre 1960 un nouveau magazine, Châtelaine, qui s’intéresse aux questions féminines, dont la contraception, les modifications au Code civil et la vie professionnelle des femmes. Dès ses débuts, sous la direction de Fernande Saint-Martin, Châtelaine prend un ton nettement féministe et atteint un lectorat très nombreux. Cinq ans plus tard, les Québécoises découvrent à la télévision de Radio-Canada l’émission quotidienne Femmes d’aujourd’hui. Sa chef de production Michelle Lasnier et l’animatrice Aline Desjardins donnent vers 1967 une nouvelle orientation à cette émission déjà populaire, bousculant les sujets et modèles sociaux traditionnels. Diffusée jusqu’en 1982, l’émission traite notamment de l’émancipation et du travail des femmes, de la planification des naissances et du divorce.
Élection de la première députée québécoise
Le 14 décembre 1961, Claire Kirkland-Casgrain est élue dans la circonscription de Jacques-Cartier lors d’une élection partielle. Première femme députée à l’Assemblée législative du Québec, elle chapeaute en 1964 le projet de loi 16 qui établit dans une série de domaines l’autonomie juridique de la femme mariée en modifiant le Code civil (voir Femmes et loi). La même année, elle devient la première femme à prendre la tête d’un ministère, celui des Transports et des Communications du Québec.
Participation croissante des femmes au marché du travail
Entrée en vigueur le 1er janvier 1961, la Loi de l’assurance-hospitalisation bouleverse l’administration des hôpitaux et les pratiques de travail du personnel. Les religieuses qui, pendant près de trois siècles, ont assuré la gestion des hôpitaux et des services sociaux catholiques au Québec, sont remplacées largement à la tête de ces institutions par des administrateurs laïcs et masculins. En outre, la Loi de l’assurance-hospitalisation permet de créer de nouveaux emplois dans diverses professions hospitalières, notamment dans des domaines techniques.
Ces emplois deviennent rapidement en majorité occupés par des femmes laïques qui, dans les années 1960, sont de plus en plus nombreuses à faire leur entrée sur le marché du travail. Dans le milieu de la santé, elles sont d’ailleurs les premières syndiquées à faire la grève à l’hôpital Sainte-Justine en octobre 1963, au grand désarroi de sa fondatrice Justine Lacoste-Beaubien. Lors de cette grève illégale, les 235 infirmières de l’hôpital, affiliées à la Confédération des syndicats nationaux (CSN), réclament la retenue à la source des cotisations syndicales, de meilleures conditions de travail et un droit de regard sur l’organisation des soins de santé (voir Soins infirmiers). Il s’agit de la première grève dans le milieu hospitalier au Québec. Cette grève de 30 jours tenue par des femmes a eu sans contredit un impact dans l’organisation syndicale au Québec, mais aussi dans le fonctionnement des hôpitaux qui vont, avec les années, subdiviser les tâches des employés. Ainsi, chaque type d’emploi dans le réseau de la santé aura sa définition de tâches et son échelle salariale accompagnée d’un salaire spécifique.
Accès à l’éducation pour tous et toutes
Après l’assurance-hospitalisation, le gouvernement Lesage, à la demande de Paul Gérin-Lajoie, constitue le 21 avril 1961, une Commission royale d’enquête sur l’éducation dans la province de Québec, mieux connue sous le nom de Commission Parent, en référence à son président Mgr Alphonse-Marie Parent. Deux femmes sont nommées pour y siéger, sœur Marie-Laurent de Rome (Ghislaine Roquet), professeure de philosophie au collège féminin Basile-Moreau et Jeanne Lapointe, professeure de littérature à l’Université Laval. Elles vont s’assurer que ces nouvelles institutions d’enseignement que sont les nouvelles polyvalentes soient accessibles aux filles au même titre qu’aux garçons.
Dans leur rapport, déposé en 1963-1964, les commissaires recommandent notamment l’instauration de la gratuité scolaire du niveau primaire jusqu’au niveau collégial, la mixité des classes, la création des polyvalentes et des collèges d’enseignement général et professionnel (Cégeps), ainsi que l’égalité d’accès à tous les programmes d’études pour les garçons et les filles. Cette réforme de l’éducation permet aux filles et aux femmes du Québec d’avoir un véritable accès aux études postsecondaires, ainsi qu’à plusieurs choix de carrières (voir Femmes et éducation).
Égalité devant la loi
La modification du Code civil du Québec constitue une autre réforme importante adoptée en 1964. Elle confère aux épouses une autonomie juridique sans précédent vis-à-vis leurs maris. Ainsi, la signature de leurs maris n’est plus nécessaire lorsqu’elles s’engagent par contrat, ouvrent un compte ou encore font un emprunt bancaire. Elles peuvent exercer une profession différente de celle de leur mari, ce que leur interdisait en principe le Code civil. Elles peuvent désormais être exécutrices testamentaires et curatrices, ou encore intenter un procès.
Création en 1966 de deux nouvelles associations féminines
L’année 1965 marque le 25e anniversaire du droit de vote des femmes au Québec. Pour l’occasion, Thérèse Casgrain décide d’organiser un colloque intitulé La femme du Québec. Hier et aujourd’hui où la plupart des organisations féministes du Québec se retrouvent. Les femmes réunies lors de ce colloque dressent le bilan de la condition féminine au Québec et discutent de sujets aussi diversifié que le droit au divorce, les congés de maternité, les services de garde, l’égalité salariale, les conditions de travail des femmes, la contraception et le régime matrimonial (voir Mariage au Canada). Au terme de ce colloque, on vote à l’unanimité la création de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), qui voit le jour en juin de l’année suivante. La majorité des groupes de femmes du Québec y adhèrent. Dès sa fondation, la FFQ se proclame non confessionnelle et non partisane.
En septembre 1966, c’est au tour de l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS) d’être créée. Fruit de la fusion du Cercle d’économie domestique et de l’Union catholique des femmes rurales, l’AFEAS dénonce notamment le peu de visibilité accordé au travail des femmes, entre autres au sein du milieu agricole et dans les régions rurales. Dès ses débuts, l’AFEAS peut compter sur 35 000 membres, en majorité des mères de famille. Contrairement à plusieurs autres groupes de femmes du Québec, elle décide de ne pas adhérer à la FFQ afin de conserver son autonomie et en raison de sa méfiance relativement à la neutralité religieuse affichée par cette dernière.
Création d’un programme québécois d’allocations familiales
En 1967, le gouvernement du Québec décide de créer son propre programme d’allocations familiales, en complémentarité avec celui du gouvernement fédéral. Ce programme permet dès lors aux mères québécoises de recevoir un montant supplémentaire pour subvenir aux besoins de leurs enfants, aidant ainsi particulièrement les mères monoparentales.
Commission Bird
L’année 1967, est aussi marquée par le début des audiences de la Commission d’enquête sur la situation de la femme au Canada, aussi connue sous le nom de commission Bird, du nom de sa présidente Florence Bird, journaliste de Toronto qui devient ainsi la première femme à diriger une Commission d’enquête au Canada. Instituée par le gouvernement libéral de Lester Bowles Pearson à la suite des pressions de groupes de femmes, cette commission a pour mandat d’étudier la condition de la femme au Canada et de faire des recommandations au gouvernement fédéral afin d’assurer leur égalité (des chances égales) dans toutes les sphères de la société canadienne.
Au cours de cette commission, les femmes autochtones qui prennent la parole expriment combien la Loi sur les Indiens les prive de leurs droits ancestraux. En effet, suivant cette loi, le mariage avec un homme blanc entraîne pour elles la perte de leur statut d’autochtone et des droits qui lui sont associés, notamment celui d’habiter une réserve. C’est entre autres la volonté de modifier cette loi qui entraîne en 1967 la fondation au Québec de l’association Equal Rights for Native Women. Dirigée par Mary Two-Axe Early. Il s’agit de la première association de femmes autochtones au Canada.
Au cours de son mandat, la Commission Bird commande des études sur divers sujets, reçoit 468 mémoires et environ 1 000 lettres. Elle tient des audiences publiques dans 14 villes canadiennes où 890 personnes viennent s’exprimer. Son rapport, qui comporte 167 recommandations, est soumis au gouvernement fédéral le 28 septembre 1970. Parmi les principales recommandations se trouvent la parité salariale, l’instauration d’un congé de maternité, la création de services de garde, le contrôle des naissances et le droit à l’avortement, la réforme du droit de la famille, l’éducation et l’accès des femmes aux postes de direction, le travail à temps partiel et les pensions alimentaires.
Droit de demander le divorce et décriminalisation de l’avortement à l’hôpital
Le 1er juillet 1968, deux ans avant le dépôt du rapport de la commission Bird, le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau fait adopter une loi permettant aux femmes canadiennes de demander le divorce. En cas de divorce pour cause d’adultère, la femme acquiert alors le droit à un domicile séparé. Ce droit était auparavant réservé au mari, l’infidélité de la femme étant alors considérée comme plus grave que celle de l’homme. Cette loi reconnaît également la cruauté physique ou mentale comme motif de divorce. Au cours de la même année, le gouvernement du Québec adopte une loi qui reconnaît le mariage civil.
En 1969, le Code civil du Québec est modifié pour remplacer le régime matrimonial de la communauté des biens par celui de la société d’acquêts. Entre autres, cette loi fait en sorte que lors d’une séparation, tous les biens acquis par un couple au cours de sa vie commune doivent dès lors être partagés de manière égale entre la femme et l’homme. Toutefois, chacun des époux conserve les biens qu’il possédait avant le mariage où reçus par don, legs ou succession.
Toujours en 1969, le gouvernement Trudeau modifie le Code criminel dans le but de légaliser l’avortement en milieu hospitalier. Cependant, un comité thérapeutique doit au préalable l’autoriser après une évaluation de la santé physique ou mentale de la future mère. En dehors de ces conditions, l’avortement demeure un acte criminel au Canada et les médecins qui le pratiquent à l’extérieur des hôpitaux, comme Henry Morgentaler, restent passibles d’emprisonnement pour cet acte.
Loi sur l’aide sociale
À la fin de l’année 1969, le gouvernement du Québec fait adopter la Loi sur l’aide sociale à la suite des recommandations du rapport Boucher, déposé en 1963. Transformant l’approche gouvernementale en matière de sécurité sociale, cette loi autorise notamment les mères monoparentales à recevoir des prestations sans devoir se soumettre aux enquêtes, souvent vécues comme humiliantes, prévues par la Loi instituant l’assistance aux mères nécessiteuses depuis 1937. Ce précédent régime avait été instauré à l’initiative du gouvernement unioniste de Maurice Duplessis.
Émergence d’un féminisme radical
Les années 1960 de la Révolution tranquille se terminent avec la naissance d’un féminisme de plus en plus radical qui s’oppose aux féministes modérées au Québec. Ainsi, en octobre 1969, le Front de libération des femmes du Québec (FLFQ) est créé à Montréal. D’inspiration marxiste, le FLFQ dénonce de manière combative l’oppression des femmes dans leur vie quotidienne. Le Front organise notamment des manifestations et des occupations pour se faire entendre. Ce groupe de féministes radicales est le premier groupe de femmes organisé et autonome à insuffler une nouvelle force et tendance au mouvement féministe des années 1970, plus affirmé et revendicateur que celui de la décennie précédente.