Le major A.B. Rogers tient une traverse sous le dernier rail, installé à Craigellachie, dans le col Eagle, en Colombie-Britannique, où les équipes de construction parties de l’est et de l’ouest se sont rejointes. C’est à Donald Smith, le doyen parmi les quatre directeurs du CP présents, que revient l’honneur de planter le « dernier crampon » cérémonial. Son premier coup de marteau est mal centré et le crampon se plie, à tel point qu’on doit le remplacer. Il soulève son marteau à nouveau, et les appareils photographiques se mettent à cliqueter tandis qu’il frappe un deuxième coup, cette fois avec succès. Les photos compteront parmi les plus emblématiques de l’histoire du Canada.
Mais les images sont peut-être encore plus remarquables pour les visages qui n’y apparaissent pas. Si une image vaut mille mots, elle peut aussi masquer des pages et des pages d’histoire. Où sont tous ces hommes qui ont réellement construit la voie ferrée ? Où leurs noms sont-ils inscrits ?
Ce même jour de novembre, des travailleurs qui attendent que le train les ramène vers l’est posent pour la postérité près de Donald, en Colombie-Britannique, à quelque 170 km de Craigellachie. Cette photo est un peu comme leur propre version de la scène emblématique de la pose du dernier crampon. Au centre, un homme tient fermement une masse sur son épaule. Sa posture est autrement plus assurée que celle, timide et voûtée, de Donald Smith. La photo ne nous dit pas si ces hommes savent qu’on prend d’autres photos ce jour là – celles de dignitaires portant costumes et cravates – mais elles nous montrent, à coup sûr, qui a vraiment construit la voie ferrée jusqu’à la Côte pacifique.
Dans son livre The Last Spike, l’historien Pierre Berton suit Charles Alfred Peyton, un ouvrier qui cherche du travail le long d’un segment de voie en construction dans les Prairies. En parcourant le chantier, l’ouvrier rencontre une bande d’Italiens puis un groupe d’Anglais, mais aussi un érudit qui parle et écrit le grec, un chirurgien de Montréal et un pasteur de Chicago. Les travailleurs du chemin de fer forment un groupe très bigarré. Mais pour la plupart, Pierre Berton nous les présente comme des durs à cuire, avec de mauvaises manières et une langue crue. Tous sont là pour une paye de deux ou deux dollars et demi par jour, un bon salaire pour l’époque.
Le travail dans la section des Prairies laisse une impression chaotique à Charles Alfred Peyton, qui raconte comment un autre travailleur s’amuse à tirer sur lui avec une arme à feu par-dessus un tas de bois de chauffage. (Il n’est pas rare, semble-t-il, qu’on joue avec des armes à feu dans les chantiers.) Mais la construction elle-même est organisée jusque dans les moindres détails. « Les poseurs de voies travaillaient comme une équipe de forage », écrit Berton. Les traverses sont déchargées, transportées par des équipes de mules et mises en place à la main. « Directement derrière les équipes, suivait un chariot tiré par deux cheveux […] et rempli de rails, d’éclisses et de crampons. » Suivant une cadence régulière, les hommes mettent les rails en position et les fixent en plantant des crampons avec un marteau.
Les conditions sont plus dures pour les hommes au nord du Lac Supérieur, où excaver dans le granit du Bouclier canadien se révèle coûteux en vies humaines. Mais les conditions de travail les plus extrêmes se retrouvent dans chaînes de montagnes de Colombie-Britannique, où peinent des milliers de travailleurs chinois. Des hommes sont régulièrement mutilés ou tués par des éboulements, des glissements de terrain et des avalanches, et, surtout, par les incessantes explosions à la nitroglycérine qui propulsent des roches hors des tunnels comme des boulets de canon. Les accidents mortels sont plus fréquents parmi les Chinois que parmi tout autre groupe. Les historiens estiment qu’au moins 600 d’entre eux y périssent ; certains affirment que le nombre de morts se compte par milliers.
Chargé de réaliser le segment entre Port Moody et le lac Kamploops, l’entrepreneur Andrew Onderdonk estime qu’il aura besoin d’au moins 10 000 hommes pour construire cette portion de la voie. Sa solution, qui consiste à transporter des travailleurs depuis la Chine, horrifie la population raciste de Colombie-Britannique. Le gouvernement de Colombie-Britannique essaie de bannir les Chinois, mais en 1882 le premier ministre sir John A. Macdonald déclare sans détour à la chambre des Communes : « Ou bien vous acceptez ces travailleurs, ou bien vous n’aurez pas de chemin de fer. »
Andrew Onderdonk ne donne qu’un dollar par jour aux Chinois, et il les oblige à s’approvisionner au magasin de la compagnie et à construire leurs propres camps. Ils acceptent tout, pensant que l’argent qu’ils épargnent leur servira une fois revenus dans leur pays.
Enfin, c’est ce qu’on leur fait croire. Après avoir payé leurs dépenses de travail et de subsistance, la plupart des travailleurs chinois ne réussissent même pas à épargner assez d’argent pour rembourser le prix de leur transport vers le Canada. Pour ajouter l’injure à l’outrage, une taxe d’entrée prohibitive est imposée aux immigrants chinois quelques mois à peine après l’installation du dernier crampon. La mesure vise à dissuader l’immigration chinoise, et le montant de la taxe est fixé à un peu plus que ce qu’un travailleur chinois moyen est capable d’épargner en une année.
Même si on ne voit de travailleurs chinois dans aucune photo de la pose du dernier crampon, leur contribution au développement du pays est plus parlante que mille mots.
Voir aussi Histoire du chemin de fer.