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L'Osstidcho

En mai 1968, les artistes de la nouvelle génération ― Robert Charlebois, Yvon Deschamps, Louise Forestier, Mouffe (Claudine Monfette), le Quatuor de Jazz libre du Québec et l'organiste Jacques Perron ― s’unissent pour présenter au Théâtre de Quat’Sous à Montréal, le spectacle multidisciplinaire L’Osstidcho.

Cette œuvre met de l’avant plusieurs approches innovatrices et inédites pour l’époque. Sous forme de cabaret psychédélique, le théâtre, la chanson et les monologues humoristiques s’entremêlent. L’histoire retient de cette manifestation culturelle : son unicité, son audace, l’utilisation du joual, qui était très peu employé sur scène à cette époque. Ce spectacle saisit bien l’air du temps, il fait écho aux aspirations des baby-boomers qui désirent une rupture définitive avec le conservatisme d’avant la Révolution tranquille. (Voir aussi Grande Noirceur.)

Contexte historique

Dès le début des années 1960, un mouvement progressiste se fait sentir dans la société. Le Parti libéral du Québec de Jean Lesage, avec son slogan « Maîtres chez nous », est élu le 14 novembre 1962. La nationalisation des compagnies privées d'électricité donne naissance à Hydro-Québec, qui devient un nouveau levier économique pour la province. L’exposition universelle de Montréal en 1967 ouvre le Québec sur le monde. L’effervescence de la contreculture, qui a déjà cours à San Francisco, touche le Québec quand Robert Charlebois revient d’un voyage initiatique au quartier Haight/Ashbury à San Francisco, en Californie.

En quelques mois, une convergence d’événements locaux et internationaux influence la société québécoise : la révolte étudiante française de mai 1968, l’assassinat de Martin Luther King, le lundi de la matraque, Les Belles Sœurs de Michel Tremblay, Speak white de Michèle Lalonde, la fondation du Parti québécois de René Lévesque. C’est dans ce contexte de la Révolution tranquille que L’Osstidcho voit le jour en 1968 et 1969.

Conception du spectacle

En 1968, Yvon Deschamps, propriétaire d’un restaurant, se voit contraint à la faillite. La fin d’Expo 67, le 29 octobre précédent, crée un vide économique. Les touristes sont absents et la population, au Québec, dépense moins. Les semaines précédant la fermeture de son commerce, Yvon Deschamps visite tous les soirs les artistes Mouffe, Jean-Guy Moreau et Robert Charlebois qui présentent une revue musicale et humoristique (Terre des bums) à la Boîte à Clémence dans le Vieux-Montréal, près de son restaurant. Ils font connaissance et nouent des liens d’amitié rapidement.

Sans travail, Yvon Deschamps retourne au Théâtre de Quat’Sous qu’il avait cofondé avec l’homme de théâtre Paul Buissonneau en 1965. Ce dernier lui offre du travail et lui propose de concevoir un projet qui viendra clôturer la saison de théâtre. Yvon Deschamps a alors l’idée de créer un nouveau spectacle sous forme de revue. Il demande à son amie Mouffe de participer au projet, elle emmène tous les autres créateurs qui formeront le collectif.

Le spectacle prend forme avec Paul Buissonneau à la mise en scène. Rapidement, tout le monde s’aperçoit que la démarche artistique souhaitée des jeunes artistes et celle du metteur en scène sont inconciliables. C’est dans un moment de colère que Paul Buissonneau quitte une répétition et fustige le groupe : « Puisque c’est comme ça, f―rez-vous-le dans l’c―l votre hostie de show! ». C’est au cours de ce brusque changement d’humeur que le groupe trouve le titre de la revue à venir : L’Osstidcho.

Les artistes désormais laissés à eux-mêmes et disposant de peu de temps, les idées jaillissent rondement.


Si le spectacle a des allures de cabaret psychédélique et humoristique, il est implicite qu’il cherche à sortir le peuple québécois de son apathie chronique, du statu quo et du misérabilisme. On souhaite faire mentir l’expression « On est né pour un p’tit pain », qui exprime le fatalisme et le manque d’espoir de la collectivité québécoise.

La troupe donne l’exemple en repoussant les codes du théâtre. Elle fait disparaître le quatrième mur : cette convention selon laquelle les comédiens et les comédiennes n’interagissent pas avec le public. Des innovations musicales surprennent les spectateurs et spectatrices, comme la guitare électrique. Une nouveauté reprise par Robert Charlebois s’inspire du style « raconté » de Alice’s Restaurant Massacre de Arlo Guthrie, qui a pour sujet la guerre du Viêt Nam. Dans cette démarche, la musique accompagne le premier monologue humoristique que vient d’écrire Yvon Deschamps Les unions, qu’ossa donne?

Malgré l’approche innovatrice de L’Osstidcho, les différentes composantes ne sont pourtant pas toutes originales lorsqu’on les analyse séparément. C’est plutôt la façon d’entrecroiser ces diverses composantes qui est novatrice et en fait une source d’inspiration. Le monologue humoristique, le chant et la musique n’ont jamais été assemblés avec une telle liberté au Québec.

À la scénographie, le peintre Germain Perron imagine des échafaudages de métal rattachés à des tuyaux d’usine en guise de décor. Plusieurs musiciens se trouvent en haut et la caisse de la batterie est placée au centre, elle représente l'hostie et est éclairée de différentes façons. Elle devient rouge sang après qu’un extrait du discours « I have a dream » de Martin Luther King se fait entendre, suivi d’un bruit qui rappelle des coups de fusil. L’assassinat du pasteur commis dans le mois précédant la première du spectacle avait fortement ébranlé le collectif.

Critique et conséquences

Très peu d’archives sont conservées de ce spectacle que seulement quelques milliers de spectateurs et spectatrices ont vu.

Trois spectacles ont lieu. La première se déroule du 28 mai au 20 juin 1968 au Théâtre de Quat’sous. Elle met en scène Louise Forestier, Mouffe, Robert Charlebois, tous trois issus de l’École nationale de théâtre, ainsi que Yvon Deschamps. On y trouve également le Quatuor du Nouveau Jazz libre du Québec et l’organiste Jacques Perron. La troupe présente ensuite L’Osstidcho King Size à la Comédie-Canadienne (devenu le Théâtre du Nouveau Monde) du 3 au 8 septembre 1968. Enfin, du 24 au 26 janvier 1969 L’Osstidcho meurt est présenté à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts. (Voir aussi Wilfrid Pelletier.)

Réagissant au spectacle, Jean-Marc Desgent écrit dans sa préface de l’essai de Bruno Roy L’osstidcho ou le désordre libérateur : « J’étais bouleversé… Je me souviens de mes tremblements incontrôlables durant le spectacle, comme si trop d’émotions cherchaient à sortir de moi par tous les moyens; le corps, mon corps saisissait ce qui se vivait là et se manifestait furieusement. J’avais devant moi et en moi une bombe. Je me souviens que, en revenant à la maison paternelle, j’avais l’impression de savoir quelque chose que les autres, tous les autres, ne connaissaient pas; le spectacle de Charlebois m’avait particularisé… ».

Ce spectacle multidisciplinaire pose un jalon dans l’affirmation du peuple québécois qui, dans les années 1960, est défavorisé sur le plan socioéconomique comparativement à la bourgeoisie anglophone. Plusieurs événements façonnent la Révolution tranquille et bousculent l’histoire culturelle et politique du Québec. L’Osstidcho en fait partie.