Wilfrid Laurier demeure sans aucun doute, parmi tous les premiers ministres canadiens, le plus brillant orateur. Affable, habile et beau parleur, il était passé maître dans l’art d’inspirer les autres par la parole. Peut‑être cela était‑il plus facile de son temps : une époque où les discours publics étaient le meilleur moyen d’atteindre les électeurs et où les interventions au Parlement revêtaient effectivement une grande importance, avant l’ère de Twitter, des petites phrases accrocheuses passant à la télévision et des capacités d’attention très réduites. Parmi les nombreux apports de Wilfrid Laurier au Canada, ses trouvailles linguistiques constituent certainement une partie non négligeable de son héritage, notamment la « voie ensoleillée » remise à l’honneur par Justin Trudeau. Ce mois‑ci, le 20 novembre pour être exact, nous célébrons le 175e anniversaire de la naissance de Wilfrid Laurier et c’est en refaisant vivre son talent d’orateur que nous nous souvenons de lui.
1871 : Confédération
Alors qu’il est jeune avocat, Wilfrid Laurier est fermement opposé à l’idée de Confédération. Reprenant ainsi l’opinion répandue parmi les membres du Parti rouge dont il est proche au Canada‑Est (l’ancien Bas‑Canada), il a, un jour, expliqué que toute union des colonies de l’Amérique du Nord britannique serait « la tombe de la race française et la ruine du Bas‑Canada ».
Cependant, après 1867, Wilfrid Laurier accepte la Confédération et passera le restant de sa vie à faire, avec passion, l’éloge de son nouveau pays, et des protections juridiques qu’offre sa Constitution, dont il estime qu’il constitue un cadre idéal pour permettre aux Français et aux Anglais de vivre et de prospérer en paix, côte à côte, au sein d’un même État. Le 10 novembre 1871, en tant que député nouvellement élu à l’Assemblée législative provinciale du Québec, il exprime son admiration de fraîche date pour le Canada dans un discours sur ce qui deviendra son sujet favori :
C’est un fait dont nous pouvons être justement fiers, que tant de races différentes, tant de croyances opposées aient pu se concentrer sur ce petit coin de terre, et que notre constitution se soit trouvée assez large pour que toutes aient pu s’y mouvoir à l’aise, sans se gêner, sans se heurter, pour que chacune ait pu parler sa langue, pratiquer sa religion, conserver ses coutumes, pour que toutes enfin aient pu avoir une égale part de liberté et de soleil.
1874 : Louis Riel
En 1869, le soulèvement de la rivière Rouge, mené par les Métis, divise profondément les Canadiens en fonction de critères religieux et linguistiques. Cinq ans plus tard, l’élection de Louis Riel comme député suscite un débat pour savoir si la Chambre des communes doit l’autoriser à siéger en son sein.
Wilfrid Laurier qui est, à cette époque, député fédéral libéral sous le gouvernement nouvellement élu d’Alexander Mackenzie, prend fermement position aux côtés de Louis Riel. Il n’a toutefois que peu de sympathie personnelle pour ce dernier. Cependant, il exploite le cas du chef métis nouvellement élu député, ainsi que la cause des Métis en général, comme un moyen de définir, sans ambiguïté, son positionnement politique et sa démarche, faite de modération et de pragmatisme, qui deviendront la marque de fabrique de sa carrière. Le 15 avril 1874, il défend avec émotion Louis Riel à la Chambre des communes :
On a voulu dire encore que M. Riel n’était qu’un rebelle. Comment a t on pu tenir un pareil langage? Quel acte de rébellion a t il commis? A t il jamais arboré d’autre étendard que l’étendard national? A t il jamais proclamé une autre autorité que l’autorité souveraine de la Reine? Non, jamais. Tout son crime et le crime de ses amis a été de vouloir être traités comme des sujets britanniques, et de ne pas souffrir qu’on trafiquât d’eux comme d’un vil bétail. Si c’est là un acte de rébellion, quel est celui d’entre nous qui, s’étant trouvé avec eux, n’aurait pas été rebelle comme eux?
1877 : libéralisme politique
En 1877, Wilfrid Laurier est devenu l’étoile politique montante du Québec; toutefois, il n’est pas encore une personnalité de premier plan en dehors de sa province natale. Le 26 juin 1877, il s’adresse aux membres du Club canadien à Québec en évoquant un sujet risqué à l’époque, le libéralisme, dont on estime généralement au Québec qu’il représente une menace radicale pour les élites conservatrices de la province et pour l’Église catholique.
Il réussit toutefois à apaiser ces craintes en exposant les valeurs chères au cœur des libéraux : la liberté politique, le respect de la Couronne, la pérennité des institutions démocratiques canadiennes et la tolérance religieuse. Ce discours s’avère être un coup de maître! Du jour au lendemain, il a non seulement réussi à faire émerger un espace politique au Québec pour le Parti libéral, mais il est également devenu, pour la première fois, une figure nationale.
Je sais que, pour un grand nombre de nos compatriotes, le Parti libéral est un parti composé d’hommes à doctrines perverses et à tendances dangereuses, marchant sciemment et délibérément à la révolution […] une forme nouvelle du mal, une hérésie […] Si c’est un tort d’être libéral, j’accepte qu’on me le reproche; si c’est un crime d’être libéral, ce crime, j’en suis coupable. Pour moi, je ne demande qu’une chose, c’est que nous soyons jugés d’après nos principes.
1886 : le majestueux Saint Laurent
En 1885, Louis Riel est exécuté, provoquant à nouveau une fracture entre les Canadiens anglophones et francophones. Wilfried Laurier, quant à lui, n’avait jamais cessé de le défendre, condamnant le recours à la violence du gouvernement conservateur pour réprimer la résistance du Nord‑Ouest et adjurant les Canadiens anglophones de prendre en compte les préoccupations politiques des minorités francophones. S’exprimant à Toronto le 10 décembre 1886, il se fait le défenseur de l’identité canadienne-française et utilise le Saint‑Laurent comme une métaphore particulièrement évocatrice de sa vision du Canada :
J’ajoute que nous sommes tous Canadiens. Sous l’île de Montréal, les eaux qui viennent du Nord par l’Outaouais s’unissent aux eaux qui viennent des lacs de l’Ouest; elles se joignent, elles ne se mêlent pas. Elles offrent en cet endroit le spectacle de deux courants parallèles, parfaitement séparés et distincts, et cependant elles suivent la même direction, coulent côte à côte entre les mêmes rives, celles du majestueux Saint Laurent, et dans leur course elles roulent ensemble vers l’Océan, portant sur leur dos puissant le commerce d’une nation. Voilà l’image parfaite de notre peuple. Nous pouvons ne pas nous assimiler, ne pas nous fusionner, mais pour tout cela nous n’en sommes pas moins les éléments d’une même nation.
1891 : l’éloge funèbre de John Macdonald
Le 8 juin 1891, Wilfrid Laurier prend la parole à la Chambre des communes pour faire l’éloge funèbre de son adversaire politique, sir John A. Macdonald, décédé deux jours plus tôt. Il s’acquitte de sa tâche avec son éloquence habituelle, accompagnant ces paroles de nombreux gestes lorsqu’il évoque l’héritage que le « vieux chef » a laissé derrière lui. Il déclare notamment : « La vie de sir John Macdonald [...] est l’histoire du Canada. » Il a été, poursuit‑il, associé à tous les événements politiques ayant permis de transformer « deux petites provinces […] réunies exclusivement par un morceau de papier » en une nation.
Toutefois, Wilfrid Laurier va se montrer encore plus percutant dans son évaluation du leadership de l’ancien premier ministre. Après tout, n’a‑t‑il pas observé son adversaire à la Chambre durant les 17 dernières années et étudié sa carrière pendant plus longtemps encore? Durant toutes ces années, il a été un témoin privilégié de la façon dont le premier ministre a contribué à forger la Confédération, dont il a bâti ses cabinets, dont il a procédé aux nominations au Sénat et dont il a exercé son pouvoir avec autorité sur son caucus. Il trouve même, en la personne de l’expérimenté premier ministre, son maître en matière de rouerie lors des dernières élections fédérales, se faisant, à cette occasion, le témoin d’un sir John Macdonald au sommet de son art en matière de ruse et d’intelligence.
Après le décès de sir John Macdonald, plusieurs premiers ministresconservateursse succèdent rapidement à la tête du gouvernement. Toutefois, aucun d’entre eux n’a suffisamment d’envergure pour combler le vide laissé par le premier premier ministre du Canada. Finalement, c’est Wilfrid Laurier qui sera le premier à acquérir cette dimension et à devenir une figure nationale aussi prépondérante que l’avait été John Macdonald; toutefois, personne ne peut encore soupçonner ce destin au moment du décès de ce dernier. Cependant, on trouve déjà, dans son allocution d’hommage à son prédécesseur, plusieurs indices donnant à penser que ce sera le cas :
Le fait qu’il [Macdonald] ait non seulement été en mesure de rassembler différentes composantes particulièrement hétérogènes et d’en faire la synthèse au sein d’un parti homogène, mais également d’en conserver sans relâche le contrôle étroit jusqu’à sa mort, constitue très certainement un accomplissement politique sans précédent. Le fait que, pendant toutes ces années, il ait réussi à maintenir intactes non seulement la confiance, mais également la dévotion et l’affection ardentes de son parti, témoigne qu’au delà de ses qualités supérieures d’homme d’État dont nous avons été les témoins jour après jour, il était également doté de cette grandeur d’âme et de cette grâce, intérieures, subtiles et indéfinissables, qui permettent de conquérir le cœur des hommes et de le conserver.
1895 : la voie ensoleillée
La question des écoles du Manitoba tourne autour de la lutte des francophones du Manitoba pour obtenir le droit de recevoir une éducation dans leur langue maternelle et dans le cadre de leur religion, des droits constitutionnels qui avaient été révoqués par le gouvernement provincial de Thomas Greenway en 1890.
Dans la solution qu’il apporte à ce problème, Wilfrid Laurier suit ce qu’il appellera lui‑même la « voie ensoleillée », une démarche dans laquelle il privilégie les négociations, la diplomatie et le compromis plutôt que d’imposer les choses par la loi. Il utilise ce terme pour la première fois le 8 octobre 1895, alors qu’il est chef de l’opposition, dans un discours prononcé en Ontario. La « voie ensoleillée » fait référence à une fable d’Ésope dans laquelle le vent et le soleil se disputent pour savoir lequel des deux est le plus fort et pourra forcer un homme à ôter son manteau. Le vent souffle avec violence pour tenter, sans succès, d’atteindre ses fins et d’arracher de force le vêtement; à son tour, le soleil, faisant preuve de patience, se contente de briller agréablement, amenant l’homme à enlever de lui‑même son manteau, prouvant que séduction et douceur sont plus efficaces que force et coercition.
Après son arrivée au pouvoir en 1896, Wilfrid Laurier règle la question des écoles du Manitoba en faisant justement appel à cette « voie ensoleillée »; toutefois, la sortie de ce conflit, marquée d’un certain opportunisme politique, obtenue par son gouvernement, ne l’aura été qu’à un prix particulièrement élevé : le sacrifice des droits de la minorité francophone au Manitoba.
Le gouvernement est très venteux. Il souffle, rage et menace, mais plus il le fait et plus Greenway s’accroche à son manteau […] Si j’en avais le pouvoir, […] j’essaierais la voie ensoleillée. J’approcherais Greenway avec le chaud rayon du patriotisme, je lui demanderais d’être juste et équitable, d’être généreux envers la minorité afin que la paix règne entre les croyances et les races qu’il a plu à Dieu de nous envoyer dans le coin de pays que nous partageons. Ne pensez vous pas qu’il y a plus à gagner en faisant appel au cœur et à l’âme des hommes plutôt qu’en les forçant à obéir?
1904 : le siècle du Canada
Le XIXe siècle a vu un formidable essor des États Unis […] Laissez moi vous dire, mes chers compatriotes, que tout indique aujourd’hui que le XXe siècle sera celui du Canada et de son développement. Pour les 70 prochaines années, ou plutôt pour le siècle à venir, le Canada sera l’étoile vers laquelle se tourneront tous les hommes avides de progrès et de liberté.
Bien que l’on se souvienne de lui pour ses idéaux libéraux, Wilfrid Laurier aura également été un homme politique doté de grandes capacités de manipulation. En campagne, il exploite ses talents d’orateur pour éreinter ses adversaires et pour, sans vergogne, faire vibrer la corde sensible chez les électeurs canadiens. Il se livre à ce double exercice dans un discours prononcé lors de la campagne électorale de 1904, le 14 octobre à Toronto au Massey Hall. Il défend tout d’abord son bilan lors de huit années au pouvoir en opposant les erreurs « ponctuelles et insignifiantes » des gouvernements qu’il a dirigés et les « montagnes d’iniquité » érigées par les conservateurs en 24 ans de pouvoir. Ensuite, il embouche la trompette du patriotisme, livrant une nouvelle version de son discours favori, repris, cette même année, sous différentes formes lors de plusieurs allocutions, sur le fait que le XXe siècle sera celui du Canada :
1905 : Qu’ils deviennent Canadiens
Le 1er septembre 1905, Wilfrid Laurier s’exprime devant un auditoire de quelque 10 000 personnes à Edmonton, qui vient juste d’être choisie comme capitale de l’Alberta peu après que cette province a, en compagnie de la Saskatchewan, rejoint la Confédération. Cela faisait 11 ans qu’il ne s’était pas rendu à Edmonton et il fait remarquer que la ville a fortement changé durant cette période. Il note la croissance des villes de l’Ouest ainsi que le développement de l’industrie, des transports, de l’agriculture et du commerce qu’elles connaissent. Il déclare : « Dans tous les domaines, on accomplit, partout dans ces nouvelles provinces, des pas de géant. »
Le mouvement de colonisation de l’Ouest connaît alors son apogée et Wilfrid Laurier est là pour remercier les immigrants et les colons qui ont permis à ce rêve de devenir réalité. Bien que les politiques d’immigration de son gouvernement aient favorisé l’arrivée de certains immigrants au détriment d’autres, les mots qu’il trouve, dans ce discours, sur l’acceptation et l’intégration de l’autre définissent un modèle à suivre, nettement préférable :
Nous voulons partager avec eux nos terres, nos lois et notre civilisation. Laissons les devenir sujets britanniques, laissons les prendre leur part dans la vie de ce pays, que ce soit à l’échelon municipal, provincial ou national. Laissons les devenir électeurs et citoyens. Nous ne souhaitons, en aucune façon, que quiconque oublie le pays dont il est originaire. Laissons les garder dans leur cœur leur passé, mais, surtout, offrons leur la possibilité d’envisager ici un avenir. Laissons les conserver au fond d’eux mêmes une vision de la terre de leurs ancêtres, mais, surtout, donnons leur les moyens de s’approprier également la terre qui sera celle de leurs enfants. Qu’ils deviennent Canadiens [...] et consacrent tout leur cœur, toute leur âme, toute leur énergie et toutes leurs capacités au Canada.
1916 : La foi vaut mieux que le doute et l’amour vaut mieux que la haine
En tant que premier francophone premier ministre, Wilfrid Laurier travaille sans relâche à renforcer et à unifier le pays naissant et à bâtir des ponts entre ses citoyens anglophones et francophones, et ce, en dépit des réactions de mauvaise volonté que cela déclenche chez ses compatriotes québécois. L’unité et la fraternité sont les idéaux qui gouvernent sa vie, comme il le déclarera à un groupe de jeunes Canadiens le 11 octobre 1916, des valeurs que Jack Layton lui empruntera à la fin de son existence :
Je vous rappellerai que de nombreux problèmes surgissent devant nous; problèmes de divisions de races, problèmes de divergences religieuses, problèmes de conflits économiques, problèmes de devoir national et d’aspirations patriotiques. Permettez moi de vous dire que, pour la solution de ces problèmes, vous avez un guide sûr, une lumière infaillible, si vous vous souvenez que la foi est préférable au doute, et que l’amour vaut mieux que la haine... Bannissez de votre vie le doute et la haine. Que vos âmes soient toujours ouvertes aux fortes inspirations de la foi et à la noble influence de l’amour fraternel! Soyez inflexibles envers les superbes, mais doux envers les faibles! Que votre but et votre intention, quoi qu’on en puisse dire, dans la victoire ou la défaite, soient de vivre, de combattre, et de servir de façon à élever l’idéal de la vie vers les cimes les plus hautes et les meilleures.
Une colonne de feu
Au Québec, on me qualifie de traître à la cause française et en Ontario de traître à la cause anglaise. Au Québec, on me traite de nationaliste va t en guerre et en Ontario, de séparatiste. Au Québec, je suis attaqué comme impérialiste et en Ontario comme anti impérialiste. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je suis Canadien. Le Canada a été ma raison de vivre. J’ai eu, pour me guider, comme une colonne de feu la nuit et comme une colonne de fumée le jour, une politique de véritable canadianisme, de modération et de conciliation.