Il s’agit d’un moment mémorable de l’histoire intellectuelle du Canada. Le 6 septembre 1985, par une soirée plutôt fraîche pour la saison, une foule de plus de mille personnes est rassemblée au Citadel Theatre d’Edmonton, pour le lancement tant attendu de L’Encyclopédie canadienne. La salle est pleine à craquer. Sur la scène, une grande réplique de L’Encyclopédie en trois volumes s’ouvre et laisse apparaître un podium. Quand l’éditeur Mel Hurtig d’Edmonton y monte et se prépare à prendre la parole, le public manifeste bruyamment son enthousiasme.
Ce soir-là, la politique passe au second plan. Quand Mel Hurtig, critique nationaliste à l’esprit libéral, est suivi sur la scène par le premier ministre conservateur Peter Lougheed, célèbre pour sa défense des intérêts de l’Alberta pendant les débordements du Programme énergétique national, l’assistance ne peut que s’étonner de l’étrange partenariat qui a abouti à cet événement. Les orateurs rendent hommage à l’extraordinaire équipe qui a collaboré à la production de cette encyclopédie – un personnel de presque 40 personnes, sans compter les nombreux conseillers, consultants, photographes, compositeurs typographes, artistes, dessinateurs et collaborateurs de toutes les régions du Canada. Au son de la musique du Tommy Banks Band (voir Tommy Banks) et du tintement des verres de champagne, les gens d’Edmonton ressentent, en ce moment grisant, l’impression de se trouver à « l’épicentre » de la culture canadienne.
Au même instant, 154 000 exemplaires de L’Encyclopédie canadienne en trois volumes sont en train d’être déballés dans les librairies de tout le Canada. Ce coffret compte trois millions de mots, réunit plus de 2 500 collaborateurs – tels que David Suzuki, Margaret Atwood, Marc Laurendeau et le regretté Pierre Berton – et plus de 9 000 articles. Il s’avère un succès immédiat. Le nombre d’exemplaires publiés pour la première édition doit être augmenté à 463 500 pour répondre à la demande.
Au fil de sa carrière, Mel Hurtig a travaillé fort pour établir de bonnes relations avec les librairies indépendantes et il redoute par-dessus tout qu’elles fassent les frais d’une guerre de prix avec les chaînes de librairies. Heureusement, la demande de L’Encyclopédie est tellement forte que les réductions de prix ne sont même pas un enjeu. À Noël, le premier tirage est pratiquement épuisé.
La publication de L’Encyclopédie suscite une véritable vague de ferveur nationaliste. Les critiques n’hésitent pas à parler de la façon dont le Canada s’est finalement défini lui-même et a réglé les questions délicates relatives à son identité. Un critique considère même L’Encyclopédie comme « l’équivalent intellectuel de la construction du chemin de fer transcontinental ». Aux yeux de Mel Hurtig, c’est « le plus grand projet d’édition de l’histoire du Canada ».
Le rêve de Mel Hurtig, qui consistait à produire une encyclopédie canadienne à un prix abordable, a pris forme alors qu’il se penchait sur les résultats de l’un de ces éternels sondages qui montrent l’ignorance dont font preuve les étudiants canadiens au sujet du Canada. Pendant des années, il essaiera d’obtenir des fonds pour soutenir le projet, mais sans grand succès.
Quand enfin Mel Hurtig demande à Peter Lougheed de financer l’ouvrage à moitié, il reçoit une réponse surprenante. Le premier ministre financera L’Encyclopédie à une seule condition – que le gouvernement d’Alberta puisse le financer complètement. Peter Lougheed n’est que trop conscient qu’il passe beaucoup de temps à se battre avec Ottawa sur les politiques énergétiques et sur les questions constitutionnelles et trop peu à régler les problèmes d’éducation et de culture. Il voit donc dans L’Encyclopédie non seulement un intérêt éducatif, mais aussi un projet d’une grande valeur pouvant marquer avec éclat le 75e anniversaire de l’entrée de la province de l’Alberta dans la Confédération canadienne. L’Encyclopédie serait le cadeau de l’Alberta au Canada; ainsi, chaque école et chaque bibliothèque en recevraient un exemplaire.
Mel Hurtig et Peter Lougheed ont tous les deux été inspirés par le merveilleux symbolisme d’une encyclopédie. Pour les directeurs, les problèmes concrets prennent des dimensions monumentales : il n’existe pas de mode d’emploi pour élaborer une encyclopédie et tout le monde sait que ce secteur d’activité conserve jalousement ses secrets. Dès le début, il est décidé que l’œuvre sera aussi diversifiée que l’est la communauté qu’elle représente et que les collaborateurs viendront de toutes les régions.
Les directeurs ne pouvaient que faire honneur à l’enthousiasme avec lequel les Canadiens ont accueilli L’Encyclopédie canadienne. Au fil des années, le rédacteur émérite James Marsh a reçu des milliers de lettres de gens qui se sont donné la peine de lui signaler que telle ou telle entrée contenait une erreur ou que, vraiment, il faudrait ajouter tel ou tel thème qu’il a dû omettre par pure bêtise ou par négligence. Ainsi, le contenu de L’Encyclopédie a continué à s’enrichir et à refléter le grand pays que celle-ci vise à représenter.
(Voir aussi Un nouveau chapitre pour L’Encyclopédie canadienne.)