Au milieu du 20e siècle, la ville de Québec jouit d’une grande visibilité sur la scène médiatique internationale. Son importance géostratégique s’amplifie encore avec le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, à laquelle le Canada participe très activement. Le fleuve Saint-Laurent devient alors le théâtre d’une panoplie d’opérations militaires navales : transport de troupes, convois en partance vers la Grande-Bretagne, attaques sous-marines, arrivées d’hydravions amerrissant sur le fleuve pour les Conférences de 1943-1944, débarquements de prisonniers…
Le 15 juillet 1940 accoste au port de Québec un navire bien particulier. La foule s’est une fois de plus rassemblée pour accueillir ce nouveau visiteur. On envoie la petite vedette canadienne en charge de la surveillance et du transport sur le fleuve Saint-Laurent devant la ville de Québec, le Jeffy Jan II – rebaptisé HMC Harbour Craft 54 par la jeune marine canadienne pendant la guerre – pour surveiller le bateau à la cargaison sensible. Il s’agit du bateau-prison MS Sobieski.
La guerre intérieure
Un bateau-prison est une pratique existant depuis la fin du XVIIIe siècle consistant à transformer un navire en prison flottante. Dans les années 1930, la montée du fascisme et l’antisémitisme rendent la situation invivable pour les minorités juives vivant en Europe. Nombreux sont ceux qui fuient vers la Grande-Bretagne, les États-Unis ou le Canada, même si moins de 5 000 réfugiés juifs furent admis au Canada entre 1933 et 1945, fait attribuable à la politique d’immigration préjudiciable du Canada à l’époque (voir aussi : MS St. Louis; Le Canada et l’Holocauste). En arrivant dans ces pays, ils sont mal accueillis. La guerre envenime les choses. On craint que ces Juifs soient en réalité des Nazis déguisés, venus préparer une invasion. La peur fait son travail et la plupart de ces réfugiés seront enfermés pendant un temps dans des camps d’internement. De ceux-là, environ 8 000 – non seulement des Juifs, mais aussi des Allemands et des Italiens – seront envoyés vers les « Colonies », soit l’Australie et le Canada, dans ces bateaux-prisons.
Quatre bateaux-prisons anglais partiront ainsi pour le Canada en juin-juillet 1940, remplis de prisonniers. Alors que le premier, le Duchess of York, arrive à Québec sans encombre, on ne peut en dire autant du second, le Arandora Star. Ce dernier quitte Liverpool le 1er juillet 1940 pour le Canada, mais il n’y parviendra jamais. Il est torpillé le lendemain par le sous-marin allemand U-47 et coule au large de l’Irlande, emportant plus de 600 détenus avec lui ainsi qu’une partie de l’équipage. Puis, suivra le MS Ettrick, où les prisonniers sont littéralement entassés dans les cales du paquebot. Le Sobieski est le dernier à quitter l’Angleterre vers Québec, le 4 juillet. Juifs et Nazis s’y côtoient, dans une atmosphère de tensions intolérables :
« Les sous-marins ne nous inquiétaient pas vraiment. Nous étions plutôt effrayés par les gens qui nous accompagnaient. » Les réfugiés avaient peur d’être jetés par-dessus bord, ou bien ils craignaient que les nazis réquisitionnent le bateau pour le dérouter jusqu’en Allemagne. » – Clive Teddern, Les ennemis étrangers : l’internement des juifs au Canada, 1940-43
Si le trajet se fait sans heurt – le Sobieski accoste à Québec le 15 juillet 1940 – l’accueil, lui, est hostile. Les militaires qui accueillent le navire sont baïonnette au canon, prêts à charger à tout moment. Ils s’attendent à voir émerger du navire des combattants nazis dont ils devront rabattre l’arrogance en les escortant jusqu’au Camp L, un camp de prisonniers construit sur les Plaines d’Abraham. Pourtant, ce sont de vieux hommes, des professeurs, des prêtres, des adolescents, des hommes de métier, tout ce qui a de plus ordinaire qui en sortent. Il y a bien quelques Nazis, mais ce sont, pour la plupart, des réfugiés juifs ou italiens qui ont fui leur pays, où ils étaient persécutés. Aussitôt arrivés, ils sont bousculés, se font insulter et lancer des objets par la population rassemblée. Leurs effets sont brusquement confisqués. Les prisonniers n’en croient pas leurs yeux…
Camp L
Le Camp L était une prison à Québec destinée aux prisonniers de guerre, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il était situé sur les Cove Fields, précisément là où est érigée, chaque été, la scène du réputé Festival d’été de Québec. Construit à l’origine pour servir de baraquement militaire, il fut réquisitionné par le gouvernement britannique pour interner les prisonniers envoyés au Canada. Bien que de nombreux réfugiés arrivés dans les bateaux-prisons y soient internés, le camp ne restera ouvert que trois mois. Il logera pendant cet intervalle quelque 793 individus – majoritairement des Juifs – et environ 90 prisonniers de guerres (des militaires). Ce sont les prisonniers du Ettrick qui y seront internés, alors que ceux du Sobieski seront plutôt embarqués sur un train en destination du Camp T (Trois-Rivières), dès leur arrivée à Québec.
La situation est absurde pour de nombreux prisonniers. Eux, qui n’ont aucune sympathie pour les régimes totalitaires qui les ont fait fuir leur pays, sont traités comme des ennemis. Qui plus est, parmi eux se trouve le Prince Friedrichde Prusse dont l’oncle n’est nul autre que le comte d’Athlone, le gouverneur général du… Canada! La résidence de ce dernier étant dans la Citadelle de Québec, tout près des Plaines d’Abraham, les deux se retrouvent alors à quelques dizaines de mètres l’un de l’autre; l’un dans une luxueuse résidence, l’autre dans un camp de prisonniers. Et pourtant, tout un monde les sépare.
Pour passer le temps, les prisonniers organisent des concerts, dessinent, écrivent, ouvrent des cantines. La vie doit continuer.
Un coffre-fort flottant
Toutefois, le MS Sobieski est différent des précédents bateaux-prisons. Les conditions à bord sont plus tolérables, car le navire transporte bien plus que des prisonniers. Il fait partie d’une opération ultra secrète : l’opération FISH. Les détenus à bord ignorent totalement qu’ils sont assis sur une partie de la plus grosse fortune jamais envoyée par mer de l’Histoire. Ce sont plus de 450 millions de livres Sterling en or et en sécurité financière qui ont été discrètement embarqués à bord de cinq navires, dont le Sobieski, afin de les faire sortir de Grande-Bretagne (environ 67 milliards en dollars actuels). La raison de cette vaste opération est la même qui pousse les autorités à expédier des réfugiés outre-mer : protéger le pays d’une invasion nazie. Il s’agit donc de se donner les moyens de poursuivre la guerre, même en cas de conquête, car on craignait que ces prisonniers se révoltent lors d’une invasion allemande. Le trésor britannique, une fois déchargé, est transporté puis entreposé à Montréal où il est divisé en deux : l’or ira à la Banque du Canada à Ottawa, les sécurités financières dans les sous-bassement de l’édifice de la compagnie d’assurance Sun Life. Tout comme les prisonniers du Sobieski qui n’ont jamais eu conscience de leur précieuse cargaison, les 5 000 employés travaillant dans l’édifice ne seront jamais mis au courant de la présence d’une telle fortune sous leurs pieds.
D’autres voudront également protéger leurs avoirs au Canada, comme le fait la Grande-Bretagne. La Pologne, notamment, a vidé ses coffres pour protéger ses trésors nationaux et en a chargé le navire MS Batory, qui fait partie du convoi de l’opération FISH et accompagne le Sobieski, afin de les protéger des Allemands lors de l’occupation du pays. Tapisseries flamandes du roi Sigismond Auguste datant du 16e siècle, épée de couronnement médiévale des rois de Pologne, reliques sacrées, manuscrits anciens et même quelques partitions originales de Chopin furent envoyés au Canada par le gouvernement polonais en exile à Londres. Le trésor polonais, communément appelé le trésor de Wawel du nom du château d’où il provient, demeurera au Canada pendant plus de 20 ans. Une partie de cette collection, d’une valeur absolument inestimable, sera d’ailleurs conservée au Musée de la province (aujourd’hui, le Musée national des beaux-arts du Québec). Des photographies inédites, prises par le célèbre photographe Yousuf Karsh, feront d’ailleurs l’objet d’une publication dans les magazines Life et Maclean’s, en décembre 1953.
La fin du cauchemar
Suite au torpillage du SS Arandora Star et la perte de centaines de vies humaines civiles, le gouvernement britannique fut l’objet de critiques virulentes. L’affaire choqua le public et les accusations de mauvaises préparations de la part des autorités fusèrent de toutes parts, jetant le blâme sur l’administration du premier ministre sir Winston Churchill. Le retentissement médiatique fut spectaculaire et Churchill dû admettre que l’internement des réfugiés juifs avaient été une erreur. On commença ainsi progressivement à libérer les prisonniers, notamment suite aux campagnes insistantes des internés et leurs avocats. En mars 1941, la plupart sont libérés en Grande-Bretagne mais il faudra attendre jusqu’en 1943 pour que les derniers détenus soient libérés au Canada. Ironiquement, plusieurs réfugiés s’enrôleront dans des corps militaires une fois libérés et combattront pour les Alliés, s’affichant, au final, parmi les plus farouches opposants d’Hitler.