Les Belles-Sœurs de l’auteur Michel Tremblay est une œuvre de théâtre importante qui bouleverse les codes de la dramaturgie québécoise et crée la controverse dès sa première lecture. Pour la première fois, le joual ― la langue parlée au quotidien par les milieux ouvriers québécois ― est employé sur scène. (Voir aussi Langue française au Canada.)
L’histoire met en scène quinze femmes qui se réunissent chez Germaine Lauzon, une ménagère de Montréal. Cette dernière gagne un million de timbres-primes Gold Star grâce auxquels elle pourra se procurer une foule d’articles ménagers, mais elle doit au préalable coller tous ses timbres dans des livrets. Elle invite donc ses voisines à venir lui prêter main-forte. Les invitées ne partagent pas la joie de Germaine Lauzon; elles sont jalouses et convoitent les timbres qu’elles finissent par lui voler. Les Belles-Sœurs est une pièce résolument féministe qui laisse entrevoir, avec humour et brutalité, les conditions de vie aliénantes des femmes qui habitent les quartiers ouvriers du Montréal des années 1960.
Genèse de la pièce
En 1965, André Brassard et Michel Tremblay vont voir un film québécois. À la sortie, les deux s’entendent sur un point : ils ont détesté le film. Ils se rendent compte que la langue dans laquelle l’action se déroule ne rejoint personne. Elle ne s’adresse pas aux francophones du Québec ni à celles en France. De plus, Michel Tremblay constate que les contes et romans fantastiques qu’il a écrits jusqu’à maintenant se déroulent partout ailleurs qu’au Québec. Dès lors, il se pose un défi : écrire une courte pièce en joual, ce qui ne lui était jamais venu à l’idée.
Au départ, il n’y a que deux personnages : deux vieilles dames à la sortie d’un salon funéraire. Dans leurs dialogues elles s’expriment comme les femmes qui habitent le quotidien du dramaturge depuis son enfance. Après quelques jours d’écriture, le scénario prend de l’ampleur. On passe de deux à quinze personnages. C’est une révélation. Cette langue donne à Michel Tremblay une liberté, une ouverture qui lui enlève toute pudeur. Grâce à ses nouvelles héroïnes, il brosse un portrait réaliste de la société sans complaisance et sans autocensure.
Lecture publique
Par contre, Michel Tremblay se dit qu’il est impossible de produire cette pièce sur la scène d’un théâtre institutionnel, car le nombre de personnages est trop élevé. Pourtant, le Centre d’essai des auteurs dramatiques organise une lecture publique de la pièce. Elle a lieu sur la scène du théâtre des Apprentis-Sorciers (qui deviendra le Théâtre d’Aujourd’hui) le 4 mars 1968. Cet événement est encore considéré comme un moment pivot de la Révolution tranquille. L’impression d’assister à un moment historique est palpable dans la salle. Les réactions des spectateurs sont vives.
La lecture est filmée par les caméras de l’émission Aujourd’hui qui en diffuse un extrait le 7 mars. Le lendemain des extraits de la pièce sont présentés au bulletin de nouvelles.
Polémique
Assez rapidement l’opinion du monde du théâtre et du grand public se polarise. Le réalisme de la pièce et l’emploi du joual heurtent certaines personnes.
À l’époque, le théâtre attire rarement la classe ouvrière. Joué dans un français international, il est vu comme élitiste et complexe. (Voir aussi Langue française au Canada.) Deux décennies plus tôt, le dramaturge Gratien Gélinas avait mis en scène des personnages de ce milieu, mais c’est Michel Tremblay qui le dépeint avec le plus de justesse. Certes, l’humour est très présent dans Les Belles-Sœurs, mais on y aborde également le thème de la pauvreté, tant économique que sociale. La rudesse du langage est du jamais vu. Avec Les Belles-Sœurs, le théâtre n’est plus la chasse gardée d’une élite. En entrevue l’auteur affirme : « On va arrêter d’avoir honte et on va faire parler le monde comme il parle dans la vraie vie ». Bien que cette langue soit largement parlée au Québec, elle est méprisée par une partie de la population. Le dramaturge défend son choix :
« Le joual reste une langue d’ici, de chez nous, de nous autres. On ne verra jamais de traités de philosophie en joual, mais pour exprimer certaines réalités premières, il faut le faire en joual. »
La controverse est prévisible. Dans la pièce, le personnage de Lisette de Courval incarne à lui seul l’opinion des personnes qui déprécient ce langage et cette classe sociale :
« Que je les méprise toutes ! Je ne remettrai plus jamais les pieds icitte. Léopold avait raison : ce monde-là, c’est du monde cheap. Faut pas les fréquenter, faut les cacher, y savent pas vivre. »
En osant mettre en scène des personnages marginalisés s’exprimant en joual, Michel Tremblay suscite l’hostilité de plusieurs, notamment celle de la ministre de la Culture du Québec, Claire Kirkland-Casgrain. Cette dernière lui refuse en 1972 une bourse qui aurait servi à diffuser l’œuvre à l’étranger. La ministre veut privilégier les auteurs qui écrivent dans un français jugé « correct ». Cette décision est pourtant contraire à la recommandation du juré qui sélectionne les récipiendaires.
Première
Suite à la lecture publique, Michel Tremblay conclut une entente avec les directrices du Théâtre du Rideau Vert, Yvette Brind’Amour et Mercedes Palomino. La première de Les Belles-Sœurs, mise en scène par André Brassard, est jouée sur cette scène le 28 août 1968. Le succès est tel que l’institution inscrit Les Belles-Sœurs à sa saison théâtrale de 1969, 1971 et 1973.
Adaptations
Depuis 1968, la pièce Les Belles-Sœurs connaît plusieurs adaptations. En 2010, René Richard Cyr et Daniel Bélanger adaptent la pièce en une comédie musicale. Ces derniers en présentent également une nouvelle mouture à la Place des Arts pour le cinquantième anniversaire de la pièce en 2018.
Enfin en 2023, René Richard Cyr scénarise et réalise le film Les Belles-Sœurs qui prendra l’affiche le 11 juillet 2024. Daniel Bélanger en signe à nouveau la musique.
La pièce est également traduite dans une quarantaine de langues à l’international.
Réagissant à la surprise que suscite ce succès au Québec, Michel Tremblay explique :
« C’est nouveau que nos textes dépassent les frontières. Pendant 200 ans, on nous a dit qu’on était des imbéciles et qu’on n’était pas capable de créer des choses intéressantes parce que la culture venait d’ailleurs. »