On entend souvent dire que les Inuits ont des dizaines de mots pour désigner la neige et la glace. L'anthropologue ontarien John Steckley (dans White Lies about the Inuit, 2008) a fait remarquer que selon la croyance populaire, en inuktitut, la langue des Inuits de l'Arctique oriental canadien, le nombre de mots pour « neige » contient généralement le chiffre deux, et que le total le plus souvent cité est de 52 termes différents. Devenue un exemple souvent cité, mais jamais vérifié, d'un rapport supposé entre langue et expérience de vie, cette croyance en un nombre élevé de mots pour « neige » et « glace » a ensuite été vertement critiquée par bon nombre de linguistes et d'anthropologues.
Qu'en est-il exactement? Dans son dictionnaire de l'inuktitut du Nunavik (Québec arctique), le linguiste missionnaire Lucien Schneider (Dictionnaire français-esquimau du parler de l'Ungava, 1970) cite une douzaine de mots de base (c'est-à-dire qui ne sont pas tirés d'un autre mot) pour désigner la neige, et une dizaine pour la glace. Citons par exemple :
qanik neige qui tombe
aputi neige sur le sol
pukak neige cristalline sur le sol
aniu neige servant à faire de l'eau
siku glace en général
nilak glace d'eau douce, pour boire
qinu bouillie de glace au bord de la mer
On est donc très loin des 52 termes ou plus mentionnés par certains. Plusieurs feront remarquer que le français ou l'anglais tels qu'utilisés dans les régions froides de l'Amérique du Nord ou de l'Europe possèdent autant de mots que l'inuktitut pour parler de neige ou de glace. Une telle affirmation reste toutefois superficielle. En effet, les quelques mots de base utilisés par les Inuits pour désigner différents types de neige ou de glace ne traduisent pas tout ce que ceux-ci sont capables de dire sur ces deux éléments naturels. Il existe en effet plusieurs autres façons de désigner les formes diverses qu'ils peuvent prendre.
En inuktitut du Nunavik, par exemple, on peut appeler maujaq la neige dans laquelle on s'enfonce. Il s'agit là d'un terme général, qui désigne n'importe type de sol mou (boue, terre marécageuse, sable mouvant), mais qui, en hiver, ne peut s'appliquer qu'à un couvert de neige molle où le pied s'enfonce. De même, le mot illusaq (« ce qui peut devenir une maison ») désigne tout matériau de construction (bois, pierre, brique, etc.), mais quand on construit un iglou, il s'applique de façon précise à de la neige suffisamment rigide et maniable pour ériger une habitation semi-sphérique faite de blocs de neige.
L'inuktitut est une langue dite agglutinante, dont les mots sont généralement constitués d'un élément de base (le radical), qui en donne le sens de départ, auquel s'ajoutent d'autres éléments (les affixes) qui viennent préciser et (ou) modifier ce sens. On peut donc facilement créer des termes nouveaux à partir d'un autre terme. Pour rester dans le vocabulaire de la neige, si le mot qanik désigne la neige qui tombe, qanittaq (« neige ajoutée ») désigne la neige fraîchement tombée. Ou encore, sitilluqaaq (« une récente masse dure ») s'applique à une congère de neige durcie qui s'est formée après une tempête.
De façon similaire, les mots pour parler de la glace ne se limitent pas à la dizaine de formes de base mentionnées dans le dictionnaire de Schneider. À côté de siku (« glace en général ») par exemple, on trouve les termes sikuaq (« petite glace »), qui désigne la toute première couche de glace mince qui se forme à l'automne sur les mares d'eau, ou sikuliaq (« glace fabriquée »), la glace nouvelle sur la mer ou les surfaces de pierre. On peut aussi mentionner les igalaujait (« qui ressemblent à des fenêtres »), les glaçons minces qui s'attachent aux herbes et autres végétaux.
En prenant en compte les mots de base (comme siku), les termes dérivés (comme sikuliaq), les appellations descriptives (comme sitilluqaq) et les mots ayant un sens plus large (comme maujaq), le nombre total de termes désignant les différents aspects que peuvent prendre la neige et la glace dépasse donc de beaucoup la dizaine ou la douzaine. C'est sans doute là qu'on peut mesurer toute l'étendue du savoir des Inuits concernant ces deux éléments : ils sont capables d'établir des distinctions souvent très subtiles entre un nombre extrêmement élevé de types de neige ou de glace. Quelques-uns de ces types sont désignés par des mots simples, qui ne s'appliquent qu'à eux, mais par mesure d'économie linguistique, plutôt que de créer un terme nouveau à chaque fois, les Inuits utilisent le plus souvent des dérivés et des descriptions, ou restreignent le sens de mots plus généraux.
En somme, quel que soit le type de terme qu'il utilise pour désigner telle ou telle sorte de neige ou de glace, l'inuktitut aune capacité de distinction de loin supérieure à celle de la plupart des langues. Un dernier exemple : un récent lexique de la terminologie de la glace de mer au Nunavik (annexe A de l'ouvrage collectif Siku : Knowing Our Ice, 2008), contient pas moins de 93 mots différents. Ceux-ci incluent des appellations générales comme siku, mais aussi des termes aussi spécialisés que qautsaulittuq, de la glace qui se brise après qu'on ait testé sa solidité avec un harpon, kiviniq, une dépression dans la glace de rivage, causée par le poids de l'eau qui l'a traversée lors de la marée montante et s'est accumulée sur sa surface, ou iniruvik, de la glace fissurée par les changements de marée et que le temps froid a fait geler à nouveau.