La bataille des plaines d'Abraham, probablement le tournant le plus décisif de notre histoire, a inspiré ce que l'historien C.P. Stacey appelle une « récolte abondante de légendes populaires ». Néanmoins, même si l'histoire militaire n'est plus à la mode, cette bataille reste, au fond de notre imaginaire collectif, dramatique, tragique et pathétique. Bien sûr, il y a ce célèbre tableau romantique de Benjamin West représentant La mort de Wolfe. Pendant des siècles, il a été l'une des images les plus populaires du monde anglophone, mais, du point de vue de la précision historique, c'est une des moins véridiques.
Une légende parmi les plus tenaces (en raison de sa vraisemblance) au sujet de cette campagne est celle qui concerne Wolfe et le poème de Thomas Gray, Élégie écrite dans un cimetière de campagne. Alors que son bateau descend les eaux sombres vers l'anse au Foulon, le menant à la mort et à l'immortalité, le général aurait déclamé les lignes suivantes :
La vanité de l'héraldique, la pompe de la puissance
Et tout ce que la beauté, tout ce que l'opulence
Ont jamais pu donner atteignent mêmement l'heure fatale :
Les sentiers de la gloire ne mènent qu'au tombeau.
Cette petite anse est un des coins les plus célèbres du paysage canadien. Nous ne savons pas exactement pourquoi Wolfe la choisit. Peut-être a-t-il obtenu un tuyau de déserteurs ou l'a-t-il découverte lui-même lors de sa reconnaissance du fleuve? Mais c'est un choix risqué. Elle se trouve à environ un kilomètre à l'ouest des murs de Québec et est dominée par une batterie d'artillerie et un camp de soldats français. On ne peut s'en approcher que la nuit. Le général français, le marquis de Montcalm, ne craint d'ailleurs aucune attaque de ce côté : « Je vous jure que cent hommes, bien postés, pourraient arrêter une armée entière [à cet endroit-là] », avait-il déclaré.
Une sentinelle française interpelle les Britanniques lorsqu'ils débarquent à l'aube du 13 septembre 1759. Parmi eux, un Écossais des Hautes-Terres parle français. Il sera l'un des premiers Canadiens à démontrer les avantages du bilinguisme. Quand on lui demande de s'identifier, il répond : « la France et vive le roi ». Le détachement précurseur escalade la falaise, traînant derrière lui deux canons en laiton de six livres. À leur réveil, les Français ont tout un choc en découvrant les Habits rouges bien alignés sur les hauteurs.
Tous les écoliers connaissent le contexte de la bataille. À la fin du mois de juin 1759, les forces britanniques contrôlent le Saint-Laurent, en face de l'imprenable forteresse de Québec, située à une hauteur de 70 mètres, sur le dessus de la falaise. Leurs efforts répétés pour obliger les Français à entrer dans une bataille ouverte sont sans effet et l'hiver approche. Pour Wolfe, c'est donc un dernier pari désespéré.
Quand Montcalm apprend l'intrusion, il a une décision difficile à prendre. Doit-il attendre l'arrivée des renforts qui se trouvent à proximité? Ou doit-il attaquer tout de suite, avant que les Britanniques puissent se retrancher? Il ne peut pas se contenter d'attendre à l'abri des murs de la forteresse et laisser l'hiver décourager l'ennemi, car l'armée de Wolfe est placée en travers des lignes de ravitaillement françaises. Les Français risquent d'être affamés bien avant les Britanniques.
La toile de Benjamin West compte parmi les plus célèbres peintures historiques de tous les temps, mais parmi les pires en ce qui a trait à la reconstitution historique. Bien qu'elle renferme de nombreuses inexactitudes, sa représentation d'une mort héroïque sur un champ de bataille à l'étranger demeure une image puissante (avec la permission du Musée des beaux-arts du Canada/8007). |
Montcalm rassemble milice, alliés autochtones et membres d'élite de ses troupes régulières. Vers dix heures du matin, il leur donne l'ordre d'avancer et le roulement des tambours se fait entendre. On a souvent attribué le désordre de cette marche au fait que milice et soldats se côtoyaient. Quelques hommes ouvrent le feu trop vite. D'autres rompent les rangs. Pendant ce temps, la ligne rouge ne bouge pas et retient son tir jusqu'à ce que l'ennemi soit à moins de 40 mètres de distance.
Une des légendes qui a couru sur la bataille est l'unique salve décisive, « la plus parfaite jamais tirée sur un champ de bataille ». C'est probablement une simplification, mais il est vrai que, face à la précision du tir, la ligne française bat rapidement en retraite. À ce moment, Wolfe trouve la mort. Il s'expose imprudemment sur un terrain surélevé. Il est touché au poignet, puis à la poitrine. Quelques instants plus tard, Montcalm subit une blessure qui se révélera mortelle. Il rentre péniblement à cheval dans la ville et meurt le lendemain matin. Alors que Montcalm est enterré dans un trou d'obus, Wolfe reçoit tous les honneurs d'un grand héros militaire. Avec Elizabeth Ire, Richard II et Mary, reine d'Écosse, il partage un monument situé dans l'abbaye de Westminster.
Après la bataille, Québec se rend et tout le Canada passe rapidement aux mains des Britanniques. Cet épisode de l'histoire aura des conséquences énormes sur toute l'Amérique du Nord. Même si, historiquement, le débat sur les deux chefs qui y ont trouvé la mort est secondaire, il persiste avec la même intensité. Le verdict sur Montcalm est en général très clair. Il est considéré comme un personnage courageux et séduisant, qui a cependant commis une erreur de calcul fatale. Il a attaqué trop tôt et son ordre de bataille était défectueux. L'histoire a été beaucoup moins tendre à l'égard de Wolfe. En vérité, il a été un triste stratège avant la bataille. Il a mené une campagne de terreur chez les paysans français. Ses relations avec ses subordonnés étaient abominables. Mais jusqu'à quel point pouvons-nous rabaisser une réussite? Peut-être a-t-il risqué le tout pour le tout et bénéficié d'un coup de chance incroyable, mais il a tout de même gagné.