La Force 136 est une division du service britannique Special Operations Executive (SOE; Direction des opérations spéciales) pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ses missions secrètes, basées dans l’Asie du Sud-Est occupée par les Japonais, visent à soutenir et à entraîner les mouvements de résistance locaux pour saboter les voies de ravitaillement et l’équipement des Japonais. Bien que la Force 136 recrute principalement des Asiatiques du Sud-Est, elle mobilise également environ 150 Sino-Canadiens, desquels on s’attend à ce qu’ils se fondent dans la population locale et parlent la langue commuane. Plus tôt au cours de la guerre, plusieurs de ces hommes avaient offert leurs services au Canada, mais avaient été refusés dans l’armée ou encore enrôlés, puis mis de côté. La Force 136 devient ainsi une occasion pour les Sino-Canadiens de prouver leur courage, leurs habiletés et, surtout, leur loyauté envers le Canada.
Contexte
Fin 1941, le Japon prend part à la Deuxième Guerre mondiale et envahit et occupe en peu de temps de grandes régions de l’Asie du Sud-Est, y compris plusieurs colonies néerlandaises et britanniques (voir Le Canada et la bataille de Hong Kong). La Grande-Bretagne est alors prête à tout pour regagner ses colonies de l’Asie du Sud-Est.
À ce stade dans la guerre, le service de renseignements britannique nommé Special Operations Executive (SOE; Direction des opérations spéciales) a déjà entraîné et envoyé des agents secrets dans les pays occupés par les forces nazies comme la France, la Belgique et la Hollande. Ces agents ont notamment pour rôle d’organiser et de soutenir la résistance locale, de contribuer aux efforts d’espionnage et de saboter les infrastructures, les voies de ravitaillement et l’équipement des Allemands.
Les Britanniques désirent donc envoyer des agents en Asie du Sud-Est pour des missions similaires, mais la région représente un défi particulier : bien des gens de la population locale que les Britanniques souhaitent entraîner et soutenir comme guérilléros manifestent du ressentiment et de la méfiance à l’égard de leurs colonisateurs européens.
Recrues sino-canadiennes
La SOE décide donc de chercher un nouveau type d’espion et trouve des candidats disponibles et volontaires chez les Sino-Canadiens, désireux de participer à l’effort de guerre. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, environ 600 Sino-Canadiens se présentent comme candidats pour se battre pour leur pays, mais sont refusés dans certaines divisions ou recrutés, mais jamais envoyés en service actif. En Colombie-Britannique, surtout, les agents de recrutement locaux refusent la plupart des Sino-Canadiens, y compris les hommes nés au Canada, en raison de leur race (voir Racisme ).
Il est à noter que les Sino-Canadiens se portent volontaires malgré le fait qu’ils sont considérés comme des citoyens de seconde zone. À l’époque, ils n’ont pas le droit de vote et sont soumis à d’autres restrictions, comme l’interdiction de pratiquer le droit ou la médecine. Alors que certains hésitent à participer à la guerre en raison de leur statut, d’autres considèrent le service militaire comme une occasion de se battre pour leur droit d’être considérés comme des citoyens à part entière.
« Certains d’entre nous ont compris que, à moins de servir le Canada dans ce moment de grand besoin, nous serions en très mauvaise position après la guerre pour revendiquer nos droits de citoyens canadiens. Le gouvernement nous dirait : “Qu’avez-vous fait pendant la guerre lorsque les autres se battaient pour le Canada? Qu’avez-vous fait?” Quelques-uns d’entre nous nous sommes donc portés volontaires, et mon groupe a probablement été l’un des premiers à s’enrôler. »
– Douglas Jung
Les Sino-Canadiens sont des recrues idéales. Ils peuvent facilement se fondre dans la population locale et peuvent parler l’anglais et le cantonais, une langue commune en Asie du Sud-Est.
Tenus au secret sous la foi du serment, ils sont avertis que, s’ils sont saisis par les Japonais, ils ne seront pas considérés comme des soldats ordinaires, mais comme des espions et seraient très probablement tués. Malgré cela, environ 150 Sino-Canadiens acceptent de se joindre à la mission.
J’ai été interviewé par un colonel britannique, qui m’a demandé si je voulais me porter volontaire pour servir derrière les lignes ennemies en Malaisie parce que j’avais l’air d’un Chinois. Et j’étais censé pouvoir parler chinois. Ils avaient besoin de gens comme moi là-bas parce qu’ils avaient déjà épuisé tous leurs effectifs pour sauter dans les lignes en Malaisie, pour combattre les Japonais. Ils ont donc finalement décidé de recruter des Chinois de Vancouver. (Herbert Lim a servi comme opérateur radio au sein de la force 136 du SOE. Cliquez ici pour son interview avec le Projet Mémoire).
Recrutement et entraînement
Le recrutement des Sino-Canadiens par la SOE pour la Force 136 se fait par étapes. Le premier groupe sélectionné comprend 13 hommes soigneusement choisis pour une mission appelée opération Oblivion (oubli). Le plan est d’abord d’envoyer ces hommes en Chine, sous occupation japonaise, où ils entraîneront la résistance locale.
D’une certaine manière, ce premier groupe d’hommes sert de test pour déterminer si les Canadiens d’origine chinoise peuvent former des commandos. Ils sont amenés à un endroit isolé sur le lac Okanagan (aujourd’hui appelé Commando Bay), où ils sont entraînés à interpréter (le cantonais), à tuer silencieusement, à envoyer des messages par radiotélégraphie, à démolir, à prendre en filature et à rouler hors d’un véhicule en mouvement.
Les hommes sont ensuite envoyés en Australie, où ils apprennent à poursuivre l’ennemi, à sauter en parachute, à connaître le système militaire et les armes des Japonais, à faire de la surveillance, à nager silencieusement avec un sac de 23 kg (50 lb) sur le dos et à survivre dans la jungle en se nourrissant d’insectes et de plantes.
Nager de longues distances en silence absolu en portant un sac de 23 kg présente le plus grand défi pour les Sino-Canadiens. À l’époque, en Colombie-Britannique, d’où proviennent la majorité des recrues, les Chinois sont bannis de la plupart des piscines publiques. Très peu d’entre eux savent donc nager.
Le saviez-vous?
Douglas Jung, de Victoria, en Colombie-Britannique, est l’un des 13 Canadiens d’origine chinoise recrutés pour participer à l’opération Oblivion. Blessé lors d’un entraînement de parachutisme, il demeure en Australie et agit à titre de formateur en renseignements. Après la guerre, il devient avocat et entre en politique dans les années 1950. Le 10 juin 1957, il devient le premier député canadien d’origine chinoise.
La Force 136 a pour mission de se rendre par sous-marin en Chine, de se glisser derrière les lignes japonaises, de survivre en petits groupes sans soutien extérieur, de trouver et d’entraîner les résistants, pour les aider à saboter l’équipement et les voies de ravitaillement des Japonais, et de faire de l’espionnage.
L’opération Oblivion est toutefois annulée lorsque le haut commandement des forces alliées décide que les opérations du théâtre du Pacifique au nord de la Nouvelle-Guinée seront prises en charge par les forces américaines.
Plusieurs autres Sino-Canadiens sont recrutés avant janvier 1945. La plupart sont envoyés en Inde, tandis qu’un plus petit groupe, comprenant des hommes de l’opération Oblivion, est posté en Australie.
Opérations sur le terrain
Les conditions de la jungle de l’Asie du Sud-Est donnent la vie dure aux soldats. En plus d’être exposés à la malaria, à la dysenterie et aux fractures, ils subissent une chaleur, une humidité et des pluies de mousson extrêmes. De plus, les hommes doivent lutter avec des insectes et des serpents de toutes sortes. Une fois dans les profondeurs de la jungle, ils découvrent à quel point il est difficile d’en sortir. « Il peut être difficile de trouver un chemin pour sortir de la jungle. L’orientation... [...] Tout se ressemble, vous savez », se rappelle Charles Q. Lee, de Vancouver.
Lorsque le Japon capitule officiellement en août 1945, la plupart des Sino-Canadiens de la Force 136 n’ont pas encore été envoyés en mission. Certains d’entre eux ont cependant fait des voyages de quelques jours sur le territoire occupé. Neill Chan, de Vancouver, décrit l’une de ces incursions qui, quoique brève, n’en était pas moins éprouvante :
« Je voyageais en Jeep sur la route de Birmanie. [...] En bordure de la route, j’ai vu des corps. Ils étaient décapités. Je n’étais pas nerveux au début de notre trajet. Mais à la fin, je peux vous affirmer que j’étais terrorisé. »
Environ 14 Sino-Canadiens de la Force 136 interviennent pendant plusieurs mois en Birmanie, à Bornéo, en Malaisie et à Singapour. Ils participent notamment aux missions nommées opération Galvanic (galvanique), opération Humour, opération Tideway Green (lit de marée vert), opération Snooper (fouineur) et opération Sergeant (sergent).
Le 22 juin 1945, Henry Fung, qui s’est spécialisé en interprétation pendant l’entraînement, est parachuté à la frontière de Kuala Lumpur, ville de Malaisie alors occupée par les Japonais. Son équipe et lui décident de désactiver les lignes téléphoniques et de faire exploser un pont ferroviaire et le chemin de fer. Ils se joignent également aux forces de l’armée anti-japonaise du peuple malaisien. Après la capitulation du Japon, l’équipe d’Henry Fung prend le contrôle de la ville de Kajang jusqu’à l’arrivée de troupes indiennes et britanniques.
Un autre groupe, qui comprend Roy Chan, Louey King, Norman Low et James Shiu est mené par le capitaine Roger Cheng, ingénieur électrique et premier officier sino-canadien du Corps des transmissions royal du Canada. Envoyés à Bornéo, les hommes reçoivent le mandat d’établir un contact avec le peuple autochtone dayak, qui vit dans les profondeurs de la jungle. Louey King raconte : « Dans les jungles de Bornéo, nous avons subsisté en mangeant de la viande de crocodile, de singe et de cochon sauvage. Il faisait incroyablement chaud et humide, la température dépassait souvent les 45 °C. J’ai reçu une balle dans la jambe lors d’une escarmouche. »
En août 1945, le groupe du capitaine Cheng se joint à une équipe britannique pour recueillir des renseignements sur les troupes japonaises et les camps de prisonniers de guerre. Les Américains lancent la bombe atomique sur Hiroshima un jour après l’arrivée des hommes à Bornéo. Après la capitulation du Japon, l’équipe participe au transfert des prisonniers de guerre alliés en Australie, puis affronte les unités japonaises refusant de se rendre.
Plusieurs Canadiens d’origine chinoise demeurent en Asie du Sud-Est jusqu’en automne 1945. Ils ont alors comme rôle de vider les camps de prisonniers de guerre. Ils aident égalememnt à prévenir les massacres de représailles, à maintenir l’ordre et à assurer la sécurité dans cet environnement chaotique post-capitulation.
Après-guerre
Heureusement, tous les Sino-Canadiens de la Force 136 survivent à leur service dans la jungle et reviennent au Canada. Certains d’entre eux en ressortent avec des problèmes de santé à long terme en raison des conditions et des maladies auxquelles ils ont été exposés sur le terrain. Après avoir quitté la jungle de la Malaisie, Henry Fung arrive en Angleterre atteint de jaunisse et de malaria. Norman Low subit quant à lui des complications causées par la malaria et souffre d’une mauvaise santé jusqu’à la fin de sa vie. Au départ, ses médecins ne croient pas qu’il puisse être atteint de la malaria puisque, tenu au secret, il ne peut expliquer la manière dont il aurait pu contracter la maladie pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Alors que la majorité des Canadiens d’origine chinoise de la Force 136 retournent au Canada par bateau en passant par l’Angleterre, les hommes postés en Australie peinent à revenir au pays. Après la guerre, ils sont tout simplement laissés à eux-mêmes pour leur retour. La plupart sont contraints à approcher les cargos en direction de l’Amérique du Nord et à offrir leurs services comme matelots pour payer leur passage.
Malgré l’humiliation qu’ils subissent, leurs efforts en valent la chandelle : leur statut au sein de la communauté change enfin. Moins de deux ans après la guerre, les Sino-Canadiens obtiennent finalement le droit de vote.
La communauté considère aujourd’hui avoir connu une « double victoire ». Les Canadiens d’origine chinoise ont aidé à obtenir une victoire pour les Alliés et ont, par leur détermination à se battre pour le Canada, aidé leur communauté à obtenir la citoyenneté à part entière (voir Citoyenneté canadienne). En 1945, le gouvernement de la Colombie-Britannique octroie le droit de vote aux anciens combattants sino-canadiens. Deux ans plus tard, les gouvernements fédéral et provincial l’accordent à tous les Canadiens d’origine chinoise.
En septembre 1946, Louey King, Norman Low, Roy Chan et James Shiu reçoivent la Médaille militaire pour leur mission à Bornéo.
Héritage
Un film documentaire intitulé Operation Oblivion est produit en 2012. Faisant partie de la collection CAMPUS de l’Office national du film du Canada, il raconte l’histoire des 13 Sino-Canadiens recrutés pour la Force 136. En 2016, le Chinese Canadian Military Museum (Musée militaire des Sino-Canadiens) de Vancouver présente une exposition nommée Rumble in the Jungle: The Story of Force 136 (Branle-bas dans la jungle : Histoire de la Force 136). Au lancement sont présents neuf des membres survivants de la Force 136, soit Neill Chan, Chong Joe, Charlie Lee, Ronald Lee, Gordon Quan, Gordon Wong, Hank Wong, Tommy Wong et Victor Wong, ainsi que le ministre de la Défense nationale, Harjit Sajjan.