« Les moustiques sucent plus de sang ukrainien que n’ont réussi à le faire tous les propriétaires de notre ancien pays », grommelle un colon exaspéré. Parmi les dizaines de milliers de paysans ukrainiens qui ont immigré dans les prairies avant la Première Guerre mondiale, il n’est sans doute pas le seul à invectiver ainsi son nouveau pays. Pendant les mois d’été, les insectes torturent sans répit les colons déjà aux prises avec la solitude, une météo capricieuse et la lourde tâche de défricher et de labourer la terre. Cependant, il n’est pas certain que les piqûres des moustiques canadiens soient pires que les conditions de vie que fuyaient les Ukrainiens.
À la fin du XIXe siècle, il n’y a pas d’État ukrainien. Le peuple est alors sous la domination de la Russie tsariste qui règne sur la partie orientale de leur territoire et de l’Autriche-Hongrie qui gouverne un petit coin à l’ouest, dont les provinces de Galicie et de Bukovine qui fourniront la majorité des immigrants ukrainiens au Canada. Leurs espoirs nés de l’abolition du servage en 1848 ayant été déçus, les immigrants laissent derrière eux des dettes écrasantes et des terrains qui s’amenuisent. Parfois même, ils ont perdu leur dernier lopin de terre et toute leur famille est à nouveau obligée de labourer le domaine des propriétaires fonciers. La taille moyenne des fermes des paysans est de 2,5 hectares. Dès lors, le quart de section de terre (environ 65 hectares) gratuit promis par le Canada prend des allures de paradis. Des années plus tard, une immigrante ukrainienne se remémore son excitation alors qu’elle était une jeune fille à l’idée de venir vivre dans un pays tellement riche qu’elle en imaginait ses frontières tressées avec de la kovbasa, de la saucisse à l’ail, un délice rare à la table familiale.
Les deux premiers Ukrainiens arrivent au Canada en 1891. Il s’agit d’Ivan Pylypiw, un paysan entrepreneur du village de Nebyliv en Galicie, et son ancien employé, Vasyl Eleniak. Ils viennent vérifier sur place si les occasions favorables décrites dans des lettres qu’ils avaient reçues d’un Allemand qui s’est installé à l’est d’Edmonton sont bien réelles. Ce voyage et l’enthousiasme des deux hommes à leur retour entraînent, dès l’année suivante, l’arrivée des premiers colons permanents et détermine l’emplacement du premier peuplement ukrainien en terre canadienne, soit Edna-Star, au centre-est de l’Alberta. Pylypiw et Eleniak y rejoignent finalement leurs compatriotes et, à leur mort, l’épitaphe de leurs tombes témoigne du rôle historique de ces pères fondateurs.
En 1896, Clifford Sifton devient ministre de l’Intérieur dans le gouvernement libéral de sir Wilfrid Laurier, nouvellement élu. Sifton veut peupler l’Ouest de fermiers expérimentés, habitués à travailler dur et à mener une vie modeste. Il se tourne alors vers des sources d’immigrants jusque-là inexploitées, soit l’Europe centrale et l’Europe de l’Est. Malgré les protestations des Canadiens anglais contre la venue de ces « étrangers », en particulier ceux de culture paysanne, l’immigration ukrainienne prend de l’ampleur. Les nouveaux arrivants préfèrent la prairie-parc boisée à la véritable prairie, parce qu’ils pensent que son sol est plus fertile, mais aussi parce que, après l’abolition du servage, ils devaient tout payer à leur propriétaire, jusqu’au bois qu’ils pouvaient ramasser dans la forêt. Comme ils préfèrent vivre au milieu des leurs, la colonie d’Edna-Star s’étend rapidement. En même temps, de nouveaux noyaux de peuplement apparaissent, certains créés par des Ukrainiens, d’autres délibérément créés par Ottawa qui tente de diminuer leur visibilité en les éparpillant dans toute la région.
Vers 1914, une série de sites de peuplement ukrainien informels, de tailles diverses, s’étend dans les trois provinces des Prairies et forment une zone de ceinture qui part du sud-est du Manitoba et touche presque à la capitale de l’Alberta. Dans toute cette région, les immigrants rétablissent les liens familiaux et les réseaux de village, comme sur le vieux continent. Ils conservent leur mode de vie traditionnel, même si le système du « homesteading » empêche la reproduction des structures de village elles-mêmes. Les chaumières en plâtre, blanchies à la chaux et les églises au dôme bulbeux qui ponctuent le paysage deviennent le symbole de leur identité. Celles-ci fascinent les enseignants, missionnaires et voyageurs canadiens anglais qui y viennent travailler ou qui passent dans la région.
Les moustiques sont encore aujourd’hui présents dans la vieille colonie d’Edna-Star. Par endroits, les ruines délabrées des habitations des anciens pionniers ‒ aux toits effondrés et au plâtre effrité ‒ émergent des champs dorés de canola. En revanche, les fermes sont prospères; leurs silos brillants rivalisent avec les dômes des églises pittoresques qui ponctuent toujours le paysage et qui ont désormais rejoint les rangs des élévateurs à grain comme icônes d’un âge révolu. La plupart des Ukrainiens ne vivent plus sur une terre agricole et se retrouvent dans tous les secteurs de la vie canadienne. Pourtant, l’histoire des pionniers demeure vivante dans la conscience collective. En 1991, pour célébrer le 100e anniversaire de leur établissement au Canada, les Ukrainiens se sont rassemblés au site de la première colonie d’Edna-Star. Le gouverneur général Ramon Hnatyshyn, lui-même fils d’immigrants ukrainiens des Prairies, a allumé une flamme commémorative (apportée par un relais de torches depuis Edmonton, suivant ainsi le chemin parcouru par les premiers colons pour se rendre sur leurs nouvelles terres). Ils ont profité de cette occasion pour réaffirmer leur loyauté envers la citoyenneté canadienne.
Voir également Ukrainian Cultural Heritage Village.