Le 100e anniversaire de la Confédération en 1967 coïncide pour le pays avec une période de définition et d’affirmation de son identité nationale qui voit la consolidation des institutions littéraires canadiennes et la production d’œuvres explorant l’être canadien. Les célébrations du Centenaire tournent essentiellement autour d’Expo 67, l’exposition universelle organisée à Montréal qui attire en six mois 50 millions de visiteurs. Lorsqu’il évoque Expo 67, le quotidien français Le Figaro conclut que « le Canada a atteint l’âge adulte ». Un article de fond du magazine Time n’hésite pas à titrer : « Le Canada se découvre ». Les écrivains trouvent une source d’inspiration dans les contours de mieux en mieux définis de l’identité nationale, qu’il s’agisse de faire littérature de la richesse ou des fissures culturelles de la société canadienne.
Récits expérimentaux : Scott Symons et Leonard Cohen
En 1967, Montréal, la plus grande ville du Canada, incarne la dualité entre francophones et anglophones souvent citée comme un trait caractéristique de l’identité nationale. Des œuvres de fiction de premier plan publiées ces années-là, dont les auteurs, même lorsqu’ils sont nés ailleurs au pays, déménagent à Montréal pour mieux se situer eux-mêmes au point névralgique du débat culturel, traitent de ce thème de la dualité linguistique. Combat Journal for Place d’Armes : A Personal Narrative (trad. Place d’Armes : journal de combat, 2009)de l’auteur natif de Toronto Scott Symons est l’un des ouvrages les plus controversés de 1967. Il s’agit d’un monologue fragmenté exprimant les courants de la conscience d’un narrateur qui parcourt le Vieux-Montréal pour tenter de comprendre l’identité canadienne. Place d’Armes fait allusion avec insistance, sans toutefois se départir d’une ironie corrosive, aux personnages et aux institutions ayant marqué l’histoire canadienne, du XVIIe siècle à l’Expo 67. Tout au long de son périple, le narrateur est écartelé entre des appartenances et des légitimités qui s’opposent : anglophonie et francophonie, protestantisme et catholicisme, Toronto et Montréal ainsi qu’hétérosexualité et homosexualité. L’impérieux besoin d’étayer un récit de l’unité nationale s’effiloche en se heurtant en permanence aux tentations offertes par le nationalisme québécois révolutionnaire et par la libération homosexuelle.
Place d’Armes marche dans les pas du roman surréaliste de 1966 de l’écrivain auteur-compositeur-interprète, né à Montréal, Leonard Cohen, Beautiful Losers (trad.Les perdants magnifiques, 1972). Ce brillant ouvrage fait également appel à une stratégie de fragmentation textuelle pour tenter de tisser les fils culturels disparates de l’identité canadienne. La toile de fond du roman est toutefois plus large que celle de Place d’Armes, l’œuvre imbriquant étroitement deux plans narratifs : un triangle amoureux entre deux hommes blancs et une femme originaire des Premières Nations dans le Québec contemporain et le récit de la vie d’une sainte catholique mohawk sur laquelle l’un des deux hommes effectue des recherches. La fiction de Léonard Cohen évoque quant à elle des oppositions ternaires entre anglophones, francophones et autochtones d’une part, et entre catholiques, juifs et protestants d’autre part, le tout sur un fond de bisexualité clairement affirmée et d’un portrait pénétrant et coloré de l’agitation nationaliste qui s’est emparée du Québec à cette époque.
Montréal en tant que centre national chez Hugh MacLennan et Hugh Hood
Professeur à l’Université McGill, Hugh MacLennan, originaire de Nouvelle-Écosse, est considéré comme le romancier le plus important au Canada à cette époque. Dans son roman de 1967 The Return of the Sphinx, il propose une interprétation assez austère de la dualité canadienne. Cette œuvre se caractérisant par une tentative ambitieuse d’incarner l’identité nationale s’avère cependant assez conservatrice, tant sur le plan politique qu’esthétique. Le récit, en décalage complet avec l’effervescence de l’année du centenaire, est empreint de pessimisme quant à l’avenir du Canada et vaut à son auteur les critiques les plus hostiles de sa carrière qui marquent le début d’un long déclin de sa réputation littéraire. La narration, qui se déroule dans les années 1960, s’articule autour d’un conflit entre un père idéaliste qui croit en l’avenir d’une nation canadienne et un fils nihiliste qui rejoint les rangs d’un mouvement clandestin violent. Le roman de Hugh MacLennan renonce à l’optimisme de son classique de 1945 Two Solitudes (trad. Deux solitudes, 1963), en dessinant un avenir où les anglophones et les francophones canadiens seraient incapables de vivre ensemble.
Hugh Hood, un écrivain torontois installé à Montréal, propose, quant à lui, une évocation plus lyrique de Montréal durant l’année du centenaire dans son recueil de 1967 Around the Mountain : Scenes from Montreal Life. L’œuvre propose 12 récits faisant allusion aux 12 mois de l’année et à 12 quartiers de Montréal au cours desquels l’auteur se délecte des traditions locales montréalaises comme le hockey et l’habitude de déménager dans un nouvel appartement chaque année. Le nationalisme québécois et les incompréhensions culturelles entre anglophones et francophones sont rendus sur un ton à la fois drolatique et indulgent imprégné d’un optimisme qui s’enracine dans la foi catholique de l’auteur. Hugh Hood architecture son livre en faisant l’hypothèse qu’en découpant la vie montréalaise en une série de petits récits, le narrateur capture l’essence même de l’identité canadienne.
Littérature québécoise francophone
Pour les écrivains francophones, les célébrations du centenaire ne marquent aucunement l’intrusion en littérature de la conscience d’une identité canadienne qui se serait soudain réveillée. Ainsi, la littérature québécoise continue plutôt à s’inscrire dans un mouvement culturel ayant débuté en 1959, à l’aube de la Révolution tranquille, marqué par une redécouverte permanente de l’histoire québécoise, par l’émergence d’un français littéraire typiquement québécois et par la modernisation d’une société longtemps dominée par l’Église catholique, sans référence explicite au centenaire du Canada. L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme, publié en 1966, qui raconte les tourments adolescents d’une jeune fille dans une prose saisissante regorgeant de jeux sur la langue et qui vaut à son auteur une sélection pour le prestigieux prix Goncourt français, Salut Galarneau! de Jacques Godbout, sorti en 1967, qui constitue une réhabilitation du français québécois oral en tant que langue littéraire et Les manuscrits de Pauline Archange deMarie-Claire Blais,publié en 1968, qui explore les conséquences de l’éducation religieuse dans les années ayant précédé 1959, constituent quelques-unes des œuvres littéraires québécoises majeures produites durant la période du Centenaire. Ces trois romans ont en commun de s’inscrire dans des mondes intérieurs purement québécois, à l’exclusion de toute conscience pancanadienne.
Ouest du Canada
Bien que les populations des provinces des Prairies et de Colombie-Britannique participent avec enthousiasme aux manifestations du Centenaire, la culture littéraire locale s’oppose très largement au grand projet de consolidation d’une conscience nationale. À l’époque du Centenaire, le groupe de poésie TISH, installé à Vancouver, constitue le mouvement littéraire le plus influent dans l’Ouest du Canada. Ses membres, largement hostiles au nationalisme canadien, ont pour préoccupations centrales la conscience esthétique du poète et la mise en exergue des similitudes entre les poètes canadiens et américains. La revue littéraire The Malahat Review, créée en 1967 à l’Université de Victoria par les professeurs d’anglais Robin Skelton et John Peter, est sous-titrée « un magazine international d’actualité et de littérature », prenant ainsi ses distances d’avec les préoccupations nationales. Toutefois, dans les années 80, The Malahat Review abandonne ce sous-titre pour se concentrer sur des thèmes plus nationaux et devenir, sans conteste, l’une des revues littéraires les plus influentes au pays.
Institutionnalisation littéraire à Toronto
Durant le Centenaire, le nationalisme littéraire se manifeste essentiellement à Toronto par la consolidation d’institutions littéraires canadiennes distinctes et par la mise en valeur d’une culture et d’une histoire canadiennes propres, indépendantes de celles des États-Unis. Les éditions Oxford University Press of Canada, installées à Toronto, célèbrent le Centenaire avec la publication de l’Oxford Companion to Canadian History and Literature. Au cours de l’année du Centenaire, les écrivains Dennis Lee etDave Godfrey créent une maison d’édition littéraire, House of Anansi Press, en réponse à une « colère désespérée » face au désintérêt dont font l’objet la littérature et l’histoire canadiennes. Ils publient de jeunes écrivains comme Margaret Atwood et Michael Ondaatje qui deviendront les deux écrivains les plus emblématiques du rôle central croissant joué par Toronto sur la scène littéraire canadienne. Bien ancrés dans la réalité de leur ville, les écrivains Anansi assument pleinement des thématiques pancanadiennes. Le recueil de poèmes de Margaret Atwood The Circle Game (trad. Le cercle vicieux, 1999), publié par Contact Press en 1966 et réédité par Anansi en 1967, comprend des poèmes évoquant l’Arctique canadien et chantant les mérites de l’unification du pays d’un océan à l’autre par le canal du Canadien Pacifique. Le célèbre Manual for Draft-Age Immigrants to Canada, un ouvrage rédigé en 1967 et publié en janvier 1968 expliquant aux jeunes Américains qui souhaitent éviter le service sélectif lors de la guerre du Vietnam les lois, l’histoire et la culture canadiennes, constitue l’un des premiers succès des éditions Anansi. Avec des chapitres aux titres comme « Oui, John, le Canada existe ! », le manuel se vend à 25 000 exemplaires dans les deux premiers mois après sa sortie.
Le nationalisme se manifestant au sein d’Anansi sous la forme d’une mise à distance de la littérature américaine par rapport à la littérature nationale coexiste avec un engagement à perpétuer la dualité entre œuvres en anglais et œuvres en français, vue comme une incarnation de l’identité du pays. Motivée par la perspective de faire connaître à la population canadienne les richesses de leur littérature dans les deux langues, House of Anansi devient l’une des premières maisons d’édition à traduire régulièrement des œuvres de fiction québécoises, obtenant dans ce cadre un succès tout particulier avec la commercialisation des romans de Roch Carrier. Coach House Press, une autre maison d’édition créée deux ans avant Anansi par Stan Bevington, un imprimeur originaire d’Edmonton installé à Toronto pour imprimer des reproductions du drapeau national canadien, incarne également le rôle grandissant que joue la capitale de l’Ontario en tant que cœur littéraire du Canada anglophone. Réputée pour ses techniques d’impression innovantes, Coach House s’attire les louanges des milieux littéraires pour la publication du poète d’avant-garde bpNichol et, en 1967, du recueil de poésie de Michael Ondaatje The Dainty Monsters. Stan Bevington publie ultérieurement de nombreux poètes associés au mouvement TISH et reste à distance du nationalisme d’Anansi. Coach House et House of Anansi viennent élargir le cercle des éditeurs canadiens, au premier rang desquels McClelland & Stewart Inc., une maison dont le logo affirme qu’elle est « L’éditeur canadien » et des institutions nationales telles qu’Anthology, une émission de radio animée par Robert Weaver diffusée sur CBC, participant par là même à la diversification et au renforcement de l’infrastructure littéraire torontoise.
Fin de la littérature du Centenaire
Les célébrations du Centenaire marquent l’apogée de Montréal comme centre littéraire et culturel du Canada et de la dualité anglophone-francophone comme trait caractéristique de l’identité canadienne. Après 1967, Toronto devient, loin devant Montréal, le cœur de la littérature canadienne vers lequel se dirigent les jeunes écrivains. L’adoption de la politique du multiculturalisme en 1971 par le gouvernement fédéral va recentrer l’identité canadienne autour de la diversité ethnique, donnant à Toronto et à Vancouver de solides arguments pour se prévaloir du statut de foyers du débat culturel national. La victoire du Parti Québécois lors de l’élection provinciale québécoise de 1976, sur la base d’une plateforme électorale consacrant l’inscription dans la loi de la primauté du français sur l’anglais dans la province, se produit l’année même où la population de Toronto dépasse celle de Montréal, entérinant ainsi de façon définitive le déplacement du centre névralgique de l’activité littéraire canadienne de la métropole québécoise à la Ville-Reine.