Mike Duffy est nommé sénateur conservateur de l’Île‑du‑Prince‑Édouard en 2008. En 2014, il est accusé de fraude, d’abus de confiance et de corruption à la suite d’un scandale public autour de ses demandes de remboursement au Sénat et de la façon dont ces sommes ont été finalement reversées au gouvernement. En avril 2016, après un procès hautement médiatisé, il est innocenté de toutes les accusations portées contre lui.
Scandale des dépenses
Ancien homme de télévision, Mike Duffy est nommé sénateur, en décembre 2008, par le premier ministre conservateurStephen Harper pour pourvoir à un poste vacant au Sénat de représentant de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.
Alors qu’il vit depuis des décennies à Ottawa, on découvre, en 2012, qu’il avait déclaré que sa résidence principale se trouvait à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et qu’en conséquence, il avait régulièrement demandé au Sénat le remboursement de ses frais d’hébergement et de subsistance pour son domicile de la capitale nationale. En février 2013, la Chambre haute fait appel à des vérificateurs pour examiner la situation du sénateur Duffy de ce point de vue. Ce processus donne le coup d’envoi d’une série d’examens internes qui vont aboutir à la mise en cause de plusieurs autres sénateurs pour des demandes de remboursement de frais douteuses.
Cette affaire devient rapidement un scandale politique qui voit le sénateur Duffy pris dans l’œil du cyclone, incitant le premier ministre Harper et le Cabinet du premier ministre à lui mettre une pression de plus en plus forte pour qu’il rembourse les sommes perçues. L’ancien homme de télévision insiste sur le fait qu’il n’a commis aucun acte répréhensible; toutefois, le 26 mars 2013, il transmet au Sénat un chèque de remboursement de 90 172,24 $.
En mai, le réseau CTV révèle qu’en fait, c’est Nigel Wright, le chef du Cabinet du premier ministre, qui a effectué ce remboursement. Le jour suivant, la Presse Canadienne publie une information selon laquelle le sénateur Duffy ne se contentait pas de demander le remboursement de ses frais pour les périodes où il travaillait à Ottawa pour le Sénat, mais également lorsqu’il faisait campagne pour des candidats conservateurs.
Le scandale prend alors de l’ampleur : Nigel Wright démissionne et la GRC se saisit de cette affaire. Le 17 juillet 2014, Mike Duffy est accusé de 31 violations du Code criminel.
Accusations criminelles
Vingt‑huit des accusations portées contre Mike Duffy le sont pour des chefs de fraude et d’abus de confiance en relation avec le remboursement de ses frais d’hébergement, de subsistance, de bureau et de déplacement. Les trois autres accusations concernent un chef d’abus de confiance et deux chefs de corruption pour avoir accepté le chèque de Nigel Wright.
Ces 31 chefs d’accusation sont regroupés en quatre sections :
* Accusations 1 et 2 liées au fait que Mike Duffy a demandé le remboursement de frais de subsistance et d’hébergement pour son domicile d’Ottawa qu’il occupait de longue date, affirmant que son domicile de l’Île‑du‑Prince‑Édouard constituait sa résidence principale;
* Accusations 3 à 20 liées à des demandes de remboursement de frais de déplacement transmises au Sénat par le sénateur Duffy pour des voyages dont la Couronne prétend qu’ils étaient de nature personnelle ou partisane et ne s’inscrivaient pas en relation avec ses activités au Sénat;
* Accusations 21 à 28 liées à des fonds sénatoriaux d’un montant de 65 000 $ dépensés au profit d’une entreprise dirigée par Gerald Donohue, un ami de Mike Duffy, qui rémunérait ensuite différentes personnes travaillant pour le sénateur;
* Accusations 29 à 31 liées au chèque de 90 000 $ reçu par le sénateur Duffy de la part de Nigel Wright pour reverser au Sénat les sommes correspondant à des demandes de remboursement indûment payées. Le ministère public soutient qu’il s’agit de corruption, bien que Nigel Wright lui‑même n’ait jamais été mis en accusation.
Mike Duffy plaidera non coupable de tous les chefs d’accusation portés contre lui.
Procès
Le procès débute devant la Cour supérieure de l’Ontario le 7 avril 2015. L’intérêt des médias et du public est tellement grand que l’on est obligé de mettre en place une salle d’audience supplémentaire, équipée d’écrans géants diffusant le déroulement du procès, pour accueillir tous ceux qui ne peuvent pas s’installer dans la salle d’audience réelle. Lors de la première semaine du procès, des dizaines de journalistes et de spectateurs sont présents; toutefois, cet intérêt va quelque peu diminuer au fur et à mesure que la procédure traine en longueur. L’intérêt se fait à nouveau plus vif lorsque le procès reprend après la pause estivale, juste au moment du déclenchement des élections 2015.
L’accusation fait valoir que la déclaration du sénateur Duffy selon laquelle sa résidence principale se trouvait dans l’Île‑du‑Prince‑Édouard était frauduleuse étant donné qu’il vivait depuis bien longtemps à Ottawa et qu’en conséquence, il n’avait pas le droit de demander le remboursement de frais pour son domicile dans la capitale nationale. L’accusation prétend également que, d’une part, le sénateur Duffy a demandé des remboursements de frais de déplacement au titre de voyages sénatoriaux alors qu’il s’agissait, de fait, de déplacements personnels et que, d’autre part, il a mis en place ce qui s’avère être une société fictive pour pouvoir être remboursé de dépenses qui n’auraient pas été prises normalement en compte selon les règles du Sénat. Les substituts du procureur général indiquent que l’ancien animateur politique de télévision a fait appel à un intermédiaire pour payer des frais de bureau que le Sénat refusait de prendre en compte, par exemple des dépenses de maquillage et le salaire d’un « bénévole ».
Les avocats de la défense font valoir qu’étant donné le fait que Mike Duffy avait été nommé sénateur pour l’Île‑du‑Prince‑Édouard, il n’avait pas d’autre choix que de déclarer sa résidence principale dans cette province. Ils expliquent que leur client avait été contraint par le respect des règles du Sénat et qu’il n’avait commis aucun crime. « Le sénateur Duffy n’est pas l’auteur de ces règles et il n’est pas à blâmer si elles semblent extraordinairement floues et permettent des interprétations très larges... », déclare l’avocat de la défense Donald Bayne.
Le procès donne lieu à 62 jours de témoignages répartis sur plusieurs mois. Des milliers de pages de documents sont déposées comme preuves. Les témoins comprennent des responsables sénatoriaux, actuels et passés, auxquels s’ajoutent des membres du Parlement venus expliquer les politiques administratives et les règles financières du Sénat ainsi que les opérations partisanes du Parti conservateur.
Nigel Wright s’installe à la barre des témoins pendant six jours. On lui demande ce qu’il a voulu dire lorsqu’il a indiqué à son personnel dans un courriel : « Nous avons le feu vert du premier ministre. » Cette phrase avait soulevé depuis longtemps des questions sur ce que savait exactement Stephen Harper à propos du chèque que Nigel Wright avait remis à Mike Duffy, alors que le premier ministre s’était longtemps défendu d’en avoir eu le moindrement connaissance. Nigel Wright explique, dans son témoignage, que Stephen Harper avait approuvé un plan prévoyant que le sénateur rembourserait lui‑même les sommes dues, insistant sur le fait qu’il n’avait jamais su que les fonds provenaient en fait directement de son chef du Cabinet.
Les agendas de Mike Duffy sont également produits à titre de preuve. Ils présentent, de façon très détaillée, de nombreux éléments, depuis des rendez‑vous chez le médecin jusqu’à des conversations politiques privées. Parmi les éléments de preuve, on produit également une photographie du sénateur et du premier ministre Harper sur laquelle ce dernier a inscrit : « […] l’un des sénateurs les meilleurs et les plus acharnés au travail que j’ai jamais nommés ».
Témoignage de Mike Duffy
Mike Duffy s’installe à la barre des témoins pour sa propre défense pendant huit jours. Son témoignage coloré inclut des récits de sa jeunesse lorsqu’il était journaliste débutant et de sa longue ascension, couronnée de succès, sur l’échelle des médias. À cette occasion, son avocat tente de peindre l’image d’un homme extrêmement travailleur nommé au Sénat afin de pouvoir rendre à son pays ce que ce dernier lui a donné.
L’accusé reconnaît que sa nomination en tant que sénateur pour l’Île‑du‑Prince‑Édouard a provoqué chez lui un certain malaise. Il indique avoir à l’époque déclaré au premier ministre : « Une nomination pour l’Île‑du‑Prince‑Édouard ne sera certainement pas très bien accueillie. Je suis effectivement originaire de là‑bas, mais ils seront nombreux à se plaindre que je ne suis plus, aujourd’hui, Prince‑Édouardien », ajoutant que Stephen Harper l’avait rassuré en lui garantissant que cette nomination fonctionnerait. Le sénateur Duffy précise avoir été également rassuré, ultérieurement, sur la validité des demandes de remboursement effectuées au fil des ans.
Il déclare que ce scandale politique lui a laissé un goût amer dans la bouche, se sentant « comme l’un de ces prisonniers de guerre dans un camp de prisonniers nord‑coréen dans lequel on vous met face à une caméra et vous devez répéter, comme un robot, des réponses apprises à l’avance ». Il indique avoir subi d’intenses pressions du Cabinet du premier ministre et du Sénat. « Je les implorais de faire preuve d’un minimum d’humanité, mais tous ces bons chrétiens étaient prêts à me jeter aux lions! »
En dépit d’un contre‑interrogatoire de deux jours, les substituts du procureur général n’ont jamais questionné l’accusé à propos du chèque de Nigel Wright.
Non coupable
Les plaidoiries finales du procès débutent le 22 février 2016.
L’avocat de la défense, Donald Bayne, fustige vertement le chef du Cabinet du premier ministre, Nigel Wright, l’accusant de vouloir renvoyer une image d’enfant de chœur, alors qu’il est outrecuidant et imbu de lui-même, est passé maitre dans l’art de l’autojustification et exerce son leadership d’une main de fer. Parlant de son client, il déclare que ce dernier est un homme en train de couler sous l’intense pression politique et qu’il n’a joué qu’un rôle minime dans la décision du chef du Cabinet d’émettre un chèque à son profit. L’avocat s’attaque également à l’affirmation de la Couronne selon laquelle Mike Duffy n’était au Sénat que pour lui‑même. « Le sénateur Duffy n’a jamais tiré le moindre profit personnel de son statut. Regardez où il se tient maintenant; quelqu’un pense‑t‑il sérieusement qu’en capitulant […] il a obtenu un gain ou un avantage quelconque? »
Le 21 avril 2016, le juge Charles Vaillancourt prend quatre heures pour lire son verdict. Ce dernier contient une critique acerbe de la façon dont le Cabinet du premier ministre est dirigé, et des mesures prises par le personnel de Stephen Harper pour tenter d’éloigner le scandale. Le magistrat déclare : « La planification et la précision de cet exercice feraient rendraient vert de jalousie n’importe quel commandant militaire. Dans le contexte d’une société démocratique, l’intrigue et le stratagème révélés dans les courriels ne peuvent être décrits que comme inacceptables. »
Le juge Vaillancourt reproche également aux substituts du procureur général de ne pas avoir remis en cause de nombreuses affirmations de la défense, plus particulièrement certaines parties du propre témoignage du sénateur Duffy.
Finalement, il conclut en expliquant que bien que certaines des méthodes utilisées par l’accusé pour gérer ses dépenses pourraient mettre bien des gens mal à l’aise, aucun crime n’a été commis. Il rejette 27 des 31 chefs d’accusation et déclare le sénateur Duffy non coupable des quatre autres.
Donald Bayne parle d’un acquittement retentissant. Il déclare : « Je dirais que le sénateur Duffy a probablement été soumis, durant ces deux à trois dernières années, à une humiliation publique plus importante que n’importe quel autre Canadien dans l’histoire. » La Couronne n’a pas fait appel de cette décision.
Conséquences
Le sénateur Duffy avait quitté le caucus parlementaire conservateur pendant le scandale, puis avait été suspendu du Sénat. Une fois débarrassé de tous les chefs d’accusation pesant contre lui, il retrouve son siège en tant que sénateur indépendant avec l’ensemble des privilèges associés à cette charge.
Depuis le verdict Duffy, trois autres sénateurs concernés par le scandale des dépenses ont vu la perspective de faire face à un procès similaire s’éloigner. En effet, la GRC a abandonné les accusations criminelles contre l’ancien sénateur libéral Mac Harb et contre le sénateur Patrick Brazeau, et a annoncé qu’elle ne formulerait aucune accusation à l’encontre de la sénatrice Pamela Wallin. Les sénateurs Brazeau et Wallin, auparavant sénateurs conservateurs, demeurent au Sénat en tant que sénateurs indépendants.
En dépit de la décision de la cour, le Sénat insiste sur le fait que le sénateur Duffy a profité de remboursements à hauteur de près de 17 000 $ pour des dépenses non admissibles selon les règles de l’administration de la Chambre haute. Devant le refus du sénateur de rembourser ou de se soumettre à un arbitrage à ce sujet, le Sénat a décidé de récupérer directement les sommes dues en effectuant des retenues sur le salaire du sénateur de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.