Au moment où le gouvernement Chrétien se prépare pour un autre discours du Trône, on s'attend fortement à ce que la politique sociale en général et la pauvreté chez les enfants en particulier en seront les thèmes principaux. Les ministres, députés et planificateurs du gouvernement qui travaillent à ce discours pourraient faire pire que de consulter le fameux rapport de 1971 du Comité spécial du Sénat sur la pauvreté présidé par le sénateur David Croll.
Le rapport lançait des propos percutants en guise d'entrée en matière : «Les pauvres ne choisissent pas la pauvreté. Elle est à la fois leur affliction et notre honte nationale. Les enfants des pauvres (et ils sont nombreux) sont les plus impuissantes des victimes et trouvent encore moins d'espoir dans une société dont les systèmes d'aide sociale détruisent en partant leurs chances d'une vie meilleure.» [traduction] Cette bouleversante réalité que le rapport du Sénat plaçait sous les feux de la publicité en 1971 se traduit aujourd'hui (trente ans plus tard) par la présence de près de 1,3 million d'enfants dont les possibilités sont émoussées et les besoins, insatisfaits.
David Croll est un homme qui a l'habitude d'écrire l'histoire. Premier juif au Canada à être nommé ministre - dans le gouvernement ontarien de Mitch Hepburn dans les années 1930 - il démissionne avec fracas en 1937 lorsque son gouvernement s'oppose à l'essor des syndicats. «Je préfère marcher avec les travailleurs, déclare-t-il, plutôt que de rouler avec General Motors.» Après ses services distingués dans la Deuxième Guerre mondiale, Croll est élu député libéral de la circonscription de Toronto Spadina en 1945 et devient le premier sénateur juif du Canada en 1955.
Les réussites de Croll au Sénat éclipsent cependant toutes ses réalisations antérieures. Il se fait le champion de la justice sociale et des droits et besoins particuliers des personnes âgées du Canada. Son rapport fondamental de 1971 aide à convaincre le gouvernement Trudeau de tripler les allocations familiales en 1973 et à créer le crédit d'impôt pour enfants en 1978.
Sénat |
Au-delà de son apport à la politique sociale, le rapport Croll met en lumière un fait peu apprécié de la politique gouvernementale canadienne, à savoir que le Sénat a peut-être été le «centre de réflexion» le plus efficace du Canada. Pendant que Croll préparait son rapport sur la pauvreté, le sénateur Keith Davey commençait de son côté à travailler à son rapport sur la concentration des moyens de communication de masse qui fait encore référence dans le domaine. Aujourd'hui, le Comité sénatorial de la santé présidé par le sénateur Michael Kirby produit trois grands rapports qui, avec la Commission Romanow, définiront le régime d'assurance-maladie. Le Comité du Sénat sur la sécurité et la défense nationale, présidé par le sénateur Colin Kenny, a récemment publié d'importants rapports sur la sécurité des aéroports et ports du Canada.
En matière de recherche, le rôle du Sénat est efficace parce que, contrairement à la Chambre des communes, il dispose de beaucoup plus de temps et échappe habituellement à la partisanerie bornée qui faussent les débats dans la Chambre des communes. Le Sénat engage de bons chercheurs et fait appel à des témoins experts ce qui donnent habituellement lieu à de sages recommandations.
Le Sénat ne fait pas bonne figure au pays - il est d'ailleurs le bouc émissaire préféré des éditorialistes canadiens. Toutefois, dans un pays privé de sérieux débats politiques, le Sénat a toujours produit de sérieux travaux sur des enjeux capitaux. Au moment où le gouvernement fédéral se penche sur la question de la pauvreté chez les enfants, les paroles du sénateur Croll ont aujourd'hui autant d'à-propos qu'en 1971. «C'est aux citoyens du Canada qu'il revient d'exiger que cela soit notre projet prioritaire, un projet qui stimulera l'imagination du monde entier et inspirera le respect. Nous n'avons pas à chercher plus loin un idéal national.»