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Stérilisation des femmes autochtones au Canada

Les campagnes de stérilisation découlent du mouvement eugénique et ont un long passé au Canada, souvent caché. Les lois sur la stérilisation adoptées en Alberta (1928–1972) et en Colombie-Britannique (1933–1973) visaient à limiter la reproduction des personnes « inaptes » et ont de plus en plus ciblé les femmes autochtones. La stérilisation forcée de ces femmes s’est effectuée aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du cadre législatif de l’époque, et dans des hôpitaux indiens gérés par le gouvernement fédéral. Cette pratique s’est perpétuée jusqu’au 21e siècle. Près de 100 femmes autochtones ont déclaré avoir été forcées à accepter d’être stérilisées entre les années 1970 et 2018, souvent alors qu’elles étaient dans un état vulnérable associé à une grossesse ou à un accouchement.
Leilani Muir

Leilani Muir fait un discours pendant la Semaine de sensibilisation aux victimes de l’eugénique en Alberta (le 22 octobre 2011).

(GrammarLab/Wikimedia CC)

Termes clés

Stérilisation

Procédure médicale permanente, telle que la ligature des trompes, qui empêche la grossesse.

Stérilisation forcée

Stérilisation d’une personne sans l’obtention préalable de son consentement libre et éclairé. Un tel acte peut s’accompagner de menaces, de désinformation, de l’omission d’informer et de toute autre forme de pression visant à inciter une personne à réclamer ou à autoriser sa propre stérilisation.

Eugénisme

Ensemble de croyances et de pratiques visant à améliorer une population humaine grâce au contrôle de la reproduction.

Eugénisme et stérilisation

Chez les femmes, la stérilisation est une procédure médicale qui empêche définitivement toute grossesse ultérieure. Dans la première moitié du 20e siècle, l’eugénisme est l’idéologie sur laquelle s’appuient les campagnes de stérilisation au Canada. La stérilisation eugénique est notamment le fruit des travaux de Francis Galton, qui a inventé le terme « eugénisme ». L’eugénisme est basé sur la croyance selon laquelle il serait possible d’améliorer l’espèce humaine en encourageant la reproduction des individus considérés « aptes » et en décourageant celle de ceux considérés « inaptes ».

La prémisse erronée qui sous-tend la stérilisation eugénique est que la pauvreté, les maladies et autres problèmes sociaux résulteraient d’une sorte de prédisposition génétique plutôt que de circonstances sociétales ou de la manière dont les ressources sont distribuées (voir aussi L’eugénisme : la pseudo-science qui se cache derrière une conception grossière de l’hérédité). Les personnes visées par les politiques eugéniques restrictives étaient souvent qualifiées de « simples d’esprit », de « déficients mentaux » ou de « personnes prédisposées à la promiscuité ». Un QI soi-disant trop bas et le fait de ne pas se conformer aux rôles traditionnellement dévolus à chacun des sexes étaient considérés comme autant de « signes d’inaptitude ».

La stérilisation a ainsi été imposée à de nombreux « groupes problématiques » au Canada, notamment à plusieurs personnes parfaitement aptes, mais étiquetées comme souffrant d’« incapacités », aux personnes enfermées dans des établissements gérés par l’État et aux immigrants, en particulier à ceux arrivant des pays d’Europe de l’Est. La stérilisation a également été imposée aux Autochtones. Dans ce cas précis, l’eugénisme permettait d’excuser les effets négatifs du colonialisme. Selon la théorie de l’eugénisme, la fréquence élevée des cas de maladie et de pauvreté au sein des communautés autochtones découle d’un niveau inférieur d’évolution des races concernées et non pas du colonialisme et des politiques gouvernementales, renforçant ainsi l’idée que les Autochtones sont « inaptes ». La criminalisation des femmes autochtones et le contrôle de leur sexualité a contribué à ce qu’elles soient étiquetées de « mauvaises mères », incapables de prendre soin de leurs enfants. Elles ont elles aussi été soumises à la stérilisation contrainte ou forcée.

Stérilisation légalisée au Canada

La législation relative à la stérilisation sexuelle a été adoptée dans deux provinces canadiennes : en Alberta et en Colombie-Britannique. En Alberta, le Sexual Sterilization Act est resté en vigueur de 1928 à 1972. Durant cette période, l’Eugenics Board (bureau de l’eugénisme), qui décidait si une personne devait être ou non stérilisée, a statué sur 4 739 cas. Il en a résulté 2 834 stérilisations. Des chercheurs qui se sont penchés sur les dossiers relatifs à l’application de la loi sur la stérilisation en Alberta ont constaté que les femmes autochtones représentaient entre 6 et 8 % de l’ensemble des personnes stérilisées durant cette période. Cette proportion est cependant beaucoup plus élevée durant les dernières années d’application de la loi en question, avec en moyenne un peu plus de 25 % de femmes autochtones entre 1969 et 1972. Jana Grekul et ses collègues concluent ainsi que « les Autochtones ont été les principales victimes des activités du bureau. Ils étaient surreprésentés dans les cas présentés au bureau et faisaient systématiquement partie de ceux qui se voyaient affublés du diagnostic de “déficience mentale”. Ils n’avaient donc que très rarement la possibilité de refuser d’être stérilisés. »

La Colombie-Britannique a également adopté un Sexual Sterilization Act, qui est resté en vigueur de 1933 à 1973. Cette législation permettait au bureau provincial de l’eugénisme d’ordonner la stérilisation de tout pensionnaire d’une institution provinciale qui, à sa libération, était susceptible d’« engendrer ou de donner naissance à des enfants qui, par hérédité », auraient eu tendance à souffrir de « maladies ou de déficiences mentales graves ». Les registres relatifs aux stérilisations pratiquées en vertu de cette loi, qui auraient touché entre 200 et 400 personnes, seraient perdus ou auraient été détruits. Certaines des personnes stérilisées étaient cependant autochtones. Le superviseur des services sociaux d’Essondale, un établissement provincial accueillant des malades mentaux, a par exemple recommandé la stérilisation d’une jeune fille autochtone en ces termes :

La patiente est une jeune fille indienne qui présente une déficience mentale et qui s’est toujours avérée incorrigible, sauvage, indisciplinée et encline à la promiscuité… Sa stérilisation est donc fortement recommandée pour l’empêcher d’engendrer des enfants illégitimes dont la communauté aurait à prendre soin et pour lesquels il serait très difficile de trouver une famille d’accueil.

Stérilisation non légalisée au Canada

Des stérilisations ont également été effectuées dans des régions où aucune législation n’avait été adoptée en la matière. Kathleen McConnachie a ainsi montré que des médecins adeptes de l’eugénisme ont effectué des stérilisations en Ontario. Conséquence en grande partie des efforts déployés par Alvin R. Kaufman, un entrepreneur et eugéniste de Kitchener, près de 400 femmes et 1 000 hommes ont été stérilisés par des médecins convaincus que la stérilisation permettait de réduire, voire d’éliminer la pauvreté. Il n’a pas été établi dans quelle mesure les Autochtones ont été touchés par ces opérations, mais il est certain qu’en 1928, les Autochtones étaient déjà qualifiés d’« inaptes sur le plan mental » et que cette stigmatisation était souvent la première étape précédant la stérilisation.

La stérilisation des femmes autochtones a également été pratiquée dans le Nord du Canada. En 1970, le député David Lewis révèle que des représentants du ministère de la Santé persuadent des femmes autochtones de se faire stériliser. Il précise qu’un interprète n’est pas toujours présent et que les femmes en question ne comprennent pas toujours en quoi consiste la procédure. Ce n’est qu’en 1976 que le gouvernement fédéral lance une enquête interne. Les documents afférents à cette enquête montrent qu’entre 1966 et 1976, des centaines de femmes autochtones ont été stérilisées dans 52 villages situés dans le Nord.

Ces documents montrent également qu’entre 1971 et 1974, au moins 551 femmes autochtones ont été stérilisées d’un bout à l’autre du Canada, dans des « hôpitaux indiens » qui à l’époque servaient principalement les populations autochtones. Ces documents ne détaillent pas l’expérience vécue par chaque femme autochtone. Ils montrent cependant que les agents sanitaires n’ont pas suivi les lignes directrices en vigueur lorsqu’ils ont autorisé les stérilisations, que les formulaires de consentement étaient difficiles à comprendre et qu’un interprète n’était pas toujours présent. Selon Bryan Pearson, à l’époque conseiller pour les Territoire du Nord-Ouest à Frobisher Bay (Iqaluit), il régnait un climat empreint de racisme et de paternalisme qui a alimenté l’opinion selon laquelle la stérilisation était « pour le bien » de ces personnes.

La stérilisation au Canada de nos jours

Il est de plus en plus reconnu que la stérilisation forcée des femmes autochtones s’est poursuivie après l’époque eugénique et cette prise de conscience permet de mieux apprécier l’impact durable des politiques passées. Un examen externe des services offerts par l’Autorité sanitaire de Saskatoon a révélé que 16 femmes autochtones avaient fait l’objet de pressions pour qu’elles consentent à être stérilisées immédiatement après leur accouchement entre 2005 et 2010. Au début de 2019, approximativement 100 femmes autochtones avaient déjà allégué avoir subi une stérilisation sous contrainte entre les années 1970 et 2018.

Selon la sénatrice Yvonne Boyer, les femmes autochtones ont subi des formes modernes de stérilisation forcée dans de nombreuses provinces d’un bout à l’autre du Canada. Un recours collectif pour stérilisation forcée a été déposé en Saskatchewan et un autre en Alberta. Les femmes concernées témoignent n’avoir pas eu le temps ni les renseignements nécessaires pour prendre une décision éclairée, avoir subi des pressions pour obtenir leur consentement alors qu’elles étaient sous l’effet du stress et s’être entendu dire qu’elles ne pourraient pas voir leur nouveau-né tant qu’elles n’acceptaient pas d’être stérilisées.

Stérilisation forcée et femmes autochtones

© Mackenzie Anderson/Arts & récits autochtones/Historica Canada

Nikawiy Nitanis

© Mackenzie Anderson/Arts & récits autochtones/Historica Canada

La stérilisation forcée des femmes autochtones est liée au contexte plus large du colonialisme. Cette pratique n’est qu’une des nombreuses formes de violence infligées aux femmes autochtones au Canada (voir aussi Femmes et filles autochtones disparues et assassinées au Canada; Route des larmes; Questions relatives aux femmes autochtones). La stérilisation forcée compromet l’aptitude des femmes à décider par elles-mêmes de leur propre vie. Cette pratique peut être rapprochée d’autres politiques explicites découlant de la Loi sur les Indiens qui ont fragilisé le statut des femmes autochtones et qui leur ont retiré la possibilité de participer pleinement à la vie de leur communauté. On peut par exemple citer la définition d’un « Indien » que donne cette loi, un stéréotype qui contribue aujourd’hui encore à perpétuer une discrimination basée sur le sexe à travers des règlements liés au « statut ». La pratique de la stérilisation forcée va également de pair avec la façon dont les services médicaux ont quelques fois été offerts aux Autochtoens, par exemple dans le cadre de la politique d’évacuation des femmes enceintes pratiquée au Canada lorsque ces femmes vivent dans des régions éloignées ou rurales, ou dans le cadre de l’ancienne législation qui forçait les Autochtones à se soumettre à la médecine occidentale. Ces politiques visaient à contrôler physiquement les Autochtones et elles ont criminalisé les pratiques autochtones en matière de santé et de reproduction.

La stérilisation forcée des femmes autochtones vise à détruire le lien qui unit ces femmes à leur communauté tout en réduisant le nombre de personnes envers lesquelles le gouvernement est redevable. La stérilisation casse le lien entre les femmes autochtones et les générations à venir. D’autres politiques ont eu des visées similaires, comme celle qui a justifié la création des pensionnats indiens ou celle qui a donné lieu à la « rafle des années soixante » durant laquelle les enfants autochtones ont été arrachés à leur communauté pour être placés dans des institutions ou des familles non autochtones. En 2004, on comptait un nombre plus élevé d’enfants autochtones dans les établissements relevant de la protection de l’enfance qu’il y en avait dans les pensionnats indiens des années 1940, alors que la politique en la matière atteignait son paroxysme. Plus récemment, on a constaté que les enfants autochtones, qui ne représentent qu’environ 8 % de la population des moins de 14 ans, constituent 52 % ou plus du contingent recensé dans les familles d’accueil. De telles interventions perpétuent l’assimilation en déconnectant les enfants autochtones de leur communauté et de leur style de vie. Il existe cependant un objectif ultime à la pratique de la stérilisation. La rupture que provoque la privation de la capacité de se reproduire chez les femmes autochtones est irréversible. Elle annihile la lignée de descendants qui auraient pu légalement revendiquer des droits relatifs aux traités, des droits des Autochtones ou des droits fonciers.

Ainsi, la stérilisation forcée des femmes autochtones permet à l’État de renier sa responsabilité et d’éviter d’agir pour améliorer les conditions sociales, économiques et sanitaires souvent déplorables qui prévalent dans la plupart des communautés autochtones, conditions que la Commission royale sur les peuples autochtones a pourtant reconnues comme découlant directement de la dépossession de ces populations et du colonialisme. Il est plus économique, en terme de coûts, de limiter les capacités de reproduction des femmes autochtones que de prendre les mesures nécessaires pour améliorer les conditions dans lesquelles leurs enfants naissent. Lorsqu’elle est comprise dans son contexte, la stérilisation forcée des femmes autochtones peut être qualifié d’acte génocidaire, ou à tout le moins d’une tentative d’entraver la capacité d’existence d’un groupe.