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Affaire Keegstra

Enseignant dans une école secondaire d’une région rurale de l’Alberta, Jim Keegstra a fait de la propagande antisémite auprès de ses élèves. Il a été accusé de crime haineux en 1984, et reconnu coupable en 1985. Jim Keegstra a toutefois interjeté appel à plusieurs reprises, alléguant que le Code criminel enfreignait la liberté d’expression garantie par la Constitution. Cette célèbre affaire (R. c. Keegstra) a mis à l’épreuve l’équilibre existant entre le droit à la liberté d’expression énoncé dans la Charte canadienne des droits et des libertés et les limites du droit en matière de propagande haineuse, tel qu’il est stipulé dans le Code criminel. La Cour suprême du Canada a été saisie de l’affaire en 1990 et en 1996. Elle a fini par rendre une décision à l’encontre de Jim Keegstra, statuant que les lois du Canada en matière de propagande haineuse imposaient une « limite raisonnable » à la liberté d’expression de quiconque.

La statue Justitia

Contexte

James « Jim » Keegstra est né à Vulcan, en Alberta, en 1934. Il travaille en tant que commis de ferme, puis mécanicien, avant de suivre des études universitaires. Il devient ensuite enseignant d’école intermédiaire et d’école secondaire à Eckville, une petite municipalité située juste à l’ouest de Red Deer. Il agit également en qualité de conseiller municipal et est élu maire en 1974.

En décembre 1981, un surintendant d’arrondissement scolaire réagit aux nombreuses plaintes déposées par des parents et un commissaire d’école. On découvre que, durant plus d’une décennie, Jim Keegstra enseigne à ses élèves que l’Holocauste – au cours duquel l’Allemagne nazie assassine six millions de Juifs d’Europe – est un canular. Il fait également allusion aux personnes juives en utilisant des termes odieux et péjoratifs, en plus de déclarer que les Juifs tentent de conquérir le monde par le biais de complots organisés à l’échelle internationale.

On demande à Jim Keegstra de cesser d’enseigner ses vues racistes et antisémites, ainsi que ses théories du complot évidemment erronées, mais il refuse. Le 7 décembre 1982, la carrière de 14 ans de Jim Keegstra à titre d’enseignant prend fin : il est congédié, puis radié de l’Alberta Teachers Association.

Premier procès

En juin 1984, des accusations criminelles sont portées à l’encontre de Jim Keegstra, à qui on reproche, en vertu du paragraphe 281(2) – maintenant le paragraphe 319(2) – du Code criminel du Canada, de fomenter la haine contre un groupe identifiable. Partie de cet article stipule : « Quiconque, par la communication de déclarations autrement que dans une conversation privée, fomente volontairement la haine contre un groupe identifiable est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans. »

Jim Keegstra demande le rejet de l’accusation, alléguant que toutes les communications faites à ses élèves sont protégées en vertu de l’alinéa 2 b) de la Charte canadienne des droits et des libertés. On fait souvent référence à l’alinéa 2 b) en tant que disposition sur la liberté d’expression. Partie de cette disposition stipule : « Chacun a les libertés fondamentales suivantes : liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication. »

Le procès de Jim Keegstra, qui dure 70 jours, se termine le 20 juillet 1985. Le jury rejette l’argument de Jim Keegstra renvoyant à la Charte et le reconnaît coupable de violation du Code criminel. Il se voit imposer une amende de 5 000 $. Il interjette toutefois appel devant la Cour d’appel de l’Alberta, laquelle reconnaît son argument renvoyant à la Charte et annule sa condamnation.

Canadian Charter of Rights and Freedoms

Appels devant la Cour suprême

En 1990, les appels de la Couronne portent l’affaire R. c. Keegstra devant la Cour suprême du Canada. Cette affaire remet en cause la mesure dans laquelle un individu peut exprimer publiquement une opinion, même si cette dernière fomente la haine contre un groupe de personnes. L’article 1 de la Charte des droits et libertés tente d’établir l’équilibre entre les droits des individus et ceux de groupes de personnes au sein de la société; il stipule que les libertés qui y sont énoncées ne peuvent être restreintes que « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. »

Les sept juges qui président concluent que l’interdiction relative à la propagande haineuse énoncée dans le Code criminel enfreint effectivement les droits de liberté d’expression de Jim Keegstra, dont la protection est stipulée à l’alinéa 2 b) de la Charte. Cependant, quatre de ces juges déclarent également que les dispositions que Jim Keegstra enfreint en exprimant ses croyances antisémites constituent une « limite raisonnable » à la liberté d’expression d’un citoyen. Ils font valoir que tout discours qui cherche à susciter la haine d’individus à l’égard d’un groupe particulier de personnes peut entraîner des dommages psychologiques, voire des violences physiques. Les trois autres juges déclarent que les dispositions relatives à la propagande haineuse énoncées dans le Code criminel sont trop restrictives à l’égard de la liberté d’expression. C’est toutefois la majorité qui l’emporte; la Cour suprême du Canada demande à la Cour d’appel de l’Alberta de revoir sa décision quant à la déclaration de culpabilité de Jim Keegstra. Le tribunal de l’Alberta ordonne la tenue d’un nouveau procès.

Cour suprême du Canada

Deuxième procès

Le deuxième procès de Jim Keegstra se termine le 10 juillet 1992. Il est de nouveau reconnu coupable d’un crime motivé par la haine et condamné à verser une amende de 3 000 $. Jim Keegstra conteste ce verdict et interjette de nouveau appel devant la Cour d’appel de l’Alberta. Il invoque que le juge a commis des erreurs d’ordre juridique dans ses réponses aux questions du jury. La Cour d’appel de l’Alberta lui donne raison et annule sa condamnation. La Couronne interjette toutefois appel de cette décision, et l’affaire reprend le chemin de la Cour suprême.

Retour devant la Cour suprême

En mars 1996, la Cour suprême entend l’avocat de Jim Keegstra, qui fait valoir que l’article 319 du Code criminel enfreint le droit à la présomption d’innocence stipulé dans la Charte. Les juges estiment qu’il n’est pas nécessaire d’entendre la Couronne; ils jugent raisonnables les arguments relatifs à la violation de la Charte et maintiennent la décision rendue précédemment par la Cour. Par conséquent, la déclaration de culpabilité rendue par la cour de l’Alberta est maintenue. En octobre 1996, la cour de l’Alberta inflige à Jim Keegstra une condamnation avec sursis d’un an, ainsi que 200 heures de travaux communautaires et une année de probation.

The Supreme Court of Canada

Héritage

En 1983, Jim Keegstra brigue un nouveau mandat en tant que maire d’Eckville, mais perd cette élection. Il finit par déménager à Red Deer, où il travaille comme agriculteur et gardien. Il refuse toute demande d’entrevue et décède le 2 juin 2014, à l’âge de 80 ans.

L’affaire Keegstra représente la première condamnation en lien avec les dispositions du Code criminel qui se rapportent à la propagande haineuse. Les batailles juridiques que fait naître l’affaire Keegstra démontrent le fragile équilibre qui existe au Canada entre la possibilité, pour un citoyen, d’exprimer publiquement ses opinions, et la possibilité, pour la société, de se prémunir de l’incitation à la haine. L’affaire Keegstra met également en lumière les courants de racisme et de haine à l’égard des groupes minoritaires qui sous-tendent le tissu social au Canada, ainsi que les limites de la législation et de la constitution dans la lutte qu’elle leur oppose.

Voir aussi Article du magazine Maclean’s : Keegstra’s Conviction Confirmed; Propagande haineuse; Droits de la personne; Fausses nouvelles (ou désinformation) au Canada; Constitution du Canada; Histoire constitutionnelle.