Les collections de plusieurs musées américains et canadiens, telles que celles du Musée d’archéologie et d’anthropologie de l’Université de Pennsylvanie, de la Smithsonian Institution, du Musée McCord et du Musée canadien de l’histoire, comptent des ceintures tissées. Traditionnellement confectionnées en laine et tissées aux doigts suivant un motif complexe de zigzags colorés, ces ceintures sont indifféremment appelées ceintures fléchées, ceintures indiennes, ceintures métisses ou ceintures de voyageur. Certains musées – par exemple, le Musée d’archéologie et d’ethnologie Peabody de l’Université Harvard, la division Anthropologie du Musée américain d’histoire naturelle et la Smithsonian Institution – les associent aux artefacts « indiens », « oneidas » ou « iroquois », mais l’origine et la création des ceintures fléchées font l’objet de débats houleux, car plusieurs communautés les revendiquent. Pour les Canadiens français, par exemple, ces ceintures fléchées sont devenues des éléments importants de leur héritage culturel et de leur identité nationale. Tout comme la tuque rouge et la capote (long manteau), la ceinture fléchée est une composante essentielle de l’habillement traditionnel du Canadien français.
Bien que certains musées (en particulier aux États-Unis) classent ces artefacts parmi les objets autochtones ou métis, plusieurs études ont montré que ce sont les Canadiens français qui ont commencé les premiers à porter les ceintures fléchées, au plus tard dans les années 1770. Fruits du syncrétisme entre les techniques de tissage aux doigts française et autochtone, ces ceintures, d’abord confectionnées par les Canadiens français, ont à l’origine une fonction utilitaire : protéger du froid. Lorsque les voyageurs francophones sillonnent l’Amérique du Nord à l’époque de la traite des fourrures, les membres des Premières Nations et les Métis finissent par en acquérir. Ils confectionnent alors leurs propres versions, dont plusieurs sont actuellement conservées dans les musées d’Amérique du Nord. Fait intéressant, ce sont les musées eux-mêmes qui ont alimenté le mythe d’une origine autochtone de ces ceintures et qui ont donc contribué à rendre leur histoire compliquée et controversée.
Une ceinture, trois origines revendiquées
Trois communautés revendiquent la création de ces ceintures. Pour les Canadiens français, ces ceintures répondaient à l’origine à un besoin pratique. Les historiens François Simard et Louis-Pascal Rousseau expliquent ainsi que ces ceintures sont utilisées initialement durant les longs et froids hivers canadiens pour tenir les manteaux fermés afin d’en maximiser la capacité de rétention de la chaleur. À l’époque, les ceintures fléchées préviennent également les blessures et les hernies chez les travailleurs manuels et les voyageurs en jouant le rôle de soutien lombaire. Elles avaient donc leur utilité, mais nul ne doute qu’elles étaient avant tout un symbole de statut prisé. Les Canadiens français auraient pu acheter des ceintures aux tons neutres, moins chères, pour fermer leur manteau. Nombre d’entre eux préféraient néanmoins les ceintures fléchées, plus élaborées et plus chères, hautes en couleur et en décorations. Ces ceintures symbolisent à l’époque un certain prestige social, une manière de se distinguer de ses pairs. Avec le temps, elles deviennent un élément important de l’identité des Canadiens français. Lorsque Henri Julien peint un patriote portant une ceinture fléchée sur sa fameuse gouache (Le Vieux de ’37), au début du XXe siècle, il associe à jamais ce type de ceinture au nationalisme canadien-français.
Pour les peuples autochtones, la ceinture fléchée devient également un important symbole de prestige social. François Simard et Louis-Pascal Rousseau expliquent qu’à l’époque, lorsque les voyageurscanadiens-français rencontrent des membres des Premières Nations pour commercer, ils enfilent leurs plus beaux vêtements et portent une ceinture fléchée, pour suggérer prestige et autorité. Les Autochtones finissent par adopter eux aussi la ceinture fléchée par l’intermédiaire de leurs échanges avec les compagnies de traite des fourrures. Les deux partenaires commerciaux semblent alors sur un pied d’égalité. En plus du fait que le tissage aux doigts était une technique autochtone bien connue, les musées exposent plus tard les ceintures fléchées comme étant des artefacts autochtones. Pour les Métis de la rivière Rouge, les ceintures fléchées ont toujours été – et restent encore aujourd’hui – un élément important de leur histoire, de leur identité et de leur habillement. Comme chez les Canadiens français, la ceinture fléchée est devenue un symbole important de leur nationalisme, de leur identité et de leur résistance (voir Rébellion de la rivière Rouge [1870] et Rébellion du Nord-Ouest [1885]). Louis Riel est souvent représenté avec une de ces ceintures. Sa statue, au centre-ville de Winnipeg, le montre ainsi portant une ceinture fléchée. De nos jours, ces ceintures sont également un élément incontournable du Festival du Voyageuret de tout rassemblement politique ou social des Métis.
Origine
En 1996, l’ethnohistorienne Monique Genest LeBlanc – à l’époque doctorante en histoire à l’Université Laval – décide de répondre une fois pour toutes à la question de savoir qui a confectionné et porté la première ceinture fléchée.
Déterminer la date exacte à laquelle la première de ces ceintures a été fabriquée reste difficile, mais Monique Genest LeBlanc a découvert que les Canadiens français furent les premiers à les porter, au plus tard à partir des années 1770. À cette époque, plusieurs visiteurs mentionnent en effet des ceintures colorées en laine dans leurs journaux et leurs lettres. La première mention de la ceinture fléchée remonte à 1776, lorsque Thomas Anbury, un voyageur britannique, note que les Canadiens français portent des ceintures en laine pour tenir fermé leur manteau en hiver. Un an plus tard, pendant la Révolution américaine, des mercenaires d’origine germanique ou suisse stationnés au Canada prennent en notes les pratiques des paysans locaux. En novembre 1777, un soldat explique que les Canadiens français portent une « épaisse ceinture en laine aux franges tressées ». La même année, Charlotte Luise, épouse du major général allemand Friedrich A. Von Riedesel, écrit dans son journal que son mari porte « un grand manteau avec […] les habituelles franges bleues et rouges, à la mode canadienne ». À la fin des années 1790 et au début des années 1800, les descriptions des habits d’hiver portés par les Canadiens français mentionnent déjà très fréquemment des ceintures-écharpes ou des ceintures en laine.
Ces ceintures sont généralement en laine et tissées aux doigts selon un motif complexe en zigzag qui ressemble à des têtes de flèche. Chaque ceinture a une largeur variant entre 13,5 et 25 cm et peut faire jusqu’à 2 m de long. Bien que ce soient les Canadiens français qui sont les premiers à confectionner ces ceintures à des fins utilitaires (pour se protéger du froid en hiver), il ne fait aucun doute que les Autochtones ont contribué à leur création. Selon François Simard et Louis-Pascal Rousseau, les Canadiens français ont été influencés par les techniques de tissage aux doigts aussi bien autochtones que françaises lorsqu’ils ont confectionné les premiers exemplaires de ces ceintures au XVIIIe siècle. Les Canadiennes françaises de la colonie ont tissé ces ceintures, et plusieurs régions ont adopté un motif distinct. Les ceintures fléchées les plus reconnaissables sont celles confectionnées à L’Assomption (une municipalité dans la banlieue nord de Montréal). Elles se caractérisent par une zone centrale rouge bordée d’une série d’« éclairs » colorés.
Les ceintures fléchées ne font leur apparition que plus tard chez les Autochtones et les Métis. En fait, Thomas Anbury et d’autres parmi les premiers visiteurs ne mentionnent jamais de ceintures lorsqu’ils décrivent l’habillement de ces gens. Pour Monique Genest LeBlanc, cette absence est logique. Les ceintures fléchées avaient à l’origine une fonction utilitaire – protéger du froid les colons français durant l’hiver – et les membres des Premières Nations n’en avaient pas besoin puisqu’ils disposaient de fourrures et de leurs propres méthodes vestimentaires pour se protéger du froid. Selon les recherches menées par Monique Genest LeBlanc dans les documents d’archives, les Autochtones n’adoptent ce type de ceinture qu’à partir du début du XIXe siècle, et ne confectionnent leur propre version que plus tard. Monique Genest LeBlanc remarque que certaines ceintures qu’elle a trouvées dans les musées avaient été confectionnées par des Autochtones. Les ceintures fléchées finissent par devenir tellement populaires que les compagnies de traite des fourrures, notamment la Compagnie de la Baie d’Hudson, entreprennent de les produire à grande échelle pour leur commerce avec les Premières Nations. Elles deviennent du coup un article prisé, symbole de prestige social. Quant aux Métis,ils ont adopté plusieurs traditions, autochtones et canadiennes-françaises, et notamment la ceinture fléchée. Certains Métis ont hérité de leur ceinture fléchée par leur père, voyageur canadien-français, mais le plus grand nombre d’entre eux en ont acquis une lorsqu’ils sont eux-mêmes devenus voyageurs.
Les musées au centre du débat?
Si les ceintures fléchées ont été inventées par les Canadiens français, pourquoi les musées les désignent-ils toujours comme étant des artefacts autochtones? Selon François Simard et Louis-Pascal Rousseau, les ceintures fléchées sont le résultat d’un « syncrétisme culturel » – le mélange de cultures présentes dans le Bas-Canada – un processus qui fait que certaines pratiques et certains objets culturels peuvent être adoptés tels quels par des communautés ou des groupes distincts, qui peuvent ensuite en revendiquer la paternité. La ceinture fléchée constitue un exemple parfait de ce que peut produire un tel syncrétisme culturel : une ceinture confectionnée par les Canadiens français pour répondre à un besoin utilitaire, mais dont la fabrication est basée à l’origine sur des techniques de tissage aux doigts françaises, mais aussi autochtones. Avec trois groupes culturels se réclamant comme inventeurs des ceintures fléchées, les musées ont eu beaucoup de mal à en déterminer les origines. Par conséquent, le plus souvent, les musées ont simplement nommé les ceintures en faisant référence aux groupes auprès desquels ils les avaient acquis.
Cette confusion a même prévalu au Canada français, où par exemple le Château Ramezay, à Montréal, et le Musée des Ursulines, à Québec, les appellent ceintures « métisses » et ceintures « indiennes ». Certains musées, tels que le Musée canadien de l’histoire, à Ottawa, et le Musée du Manitoba, à Winnipeg, ont commencé à nommer ces articles des « ceintures fléchées » et à mentionner leur origine canadienne-française, mais plusieurs musées, en particulier aux États-Unis, continuent à attribuer la paternité de ces ceintures aux communautés autochtones.