Une cuisine nationale?
Tracer les contours de la cuisine nationale canadienne s’est toujours avéré une tâche difficile. Comment procéder alors que même les cuisines nationales les plus traditionnelles font l’objet de controverses et de variantes? En France, par exemple, les spécialités culinaires varient beaucoup d’une région à l’autre. La région de l’Alsace-Lorraine est fortement influencée par l’Allemagne toute proche avec le porc salé et la choucroute, alors que la Normandie et la Bretagne sont réputées pour leurs fruits de mer. Par conséquent, la perception d’une « cuisine française » uniforme peut être considérée comme exagérée. Néanmoins, l’idée évoque des images précises, exactes ou non, de repas raffinés : une entrée, suivie du plat principal, du fromage, pour finir par le dessert. Les mêmes considérations peuvent s’appliquer à la cuisine italienne, indienne, japonaise, ou plus récemment thaï, vietnamienne et éthiopienne.
Ceci dit, même si la « cuisine française » en tant que telle peut être un concept abstrait du fait de la diversité régionale, cet aspect est encore plus important au Canada. En parlant de la difficulté de définir la cuisine canadienne, Jennifer Cockrall-King observe « qu’il n’existe pas de définition unique de la cuisine canadienne. Elle commence avec les ingrédients qui y poussent et les plats traditionnels issus de l’histoire et de la culture des régions. Chaque chef réinterprète ces éléments en fonction de sa vision très personnelle du pays, de la nourriture et des gens qui l’entourent ». C’est pourquoi il est si difficile pour les pays vastes géographiquement, où la population est hétérogène, de définir ce qu’est une cuisine nationale. Contrairement à la France, le Canada s’étend d’ouest en est du Pacifique à l’Atlantique, et du nord au sud de la toundra aux Prairies. En ce qui a trait à la population, le Canada, originairement peuplé d’Autochtones, a connu des vagues d’immigration successives. Dans son ouvrage The Omnivore’s Dilemma, Michael Pollan affirme que les « Américains n’ont jamais bénéficié d’une tradition culinaire solide, durable et homogène ». Cette situation est encore plus prononcée au Canada, qui est considéré comme une mosaïque culturelle, comparativement aux États-Unis, qui sont plutôt vus comme un creuset de civilisations. Ceci étant dit, ce n’est pas parce qu’il est difficile de la définir que la cuisine canadienne n’existe pas. Au contraire, le régionalisme, le multiculturalisme et l’hétérogénéité peuvent être considérés comme des qualités intrinsèques de la cuisine nationale canadienne.
Origine de la tartelette au beurre
La tartelette au beurre est un exemple de spécialité canadienne. D’après le Collins English Dictionary, elle compte parmi les rares pâtisseries ayant une origine typiquement canadienne. Il s’agit d’une tartelette généralement composée d’une pâte feuilletée, remplie d’un mélange de beurre, de sucre, de sirop et d’œuf, et cuite au four jusqu’à ce que l’intérieur soit presque figé et que le dessus soit croustillant. La première recette est publiée en 1900 dans The Women’s Auxiliary of the Royal Victoria Hospital Cookbook. Son origine remonterait cependant beaucoup plus loin, très probablement aux Filles du roi, ces quelque 800 jeunes femmes envoyées de France au Québec entre 1663 et 1673 à des fins de colonisation. Ayant emporté avec elles leurs recettes européennes, ces jeunes femmes sont forcées de les adapter en fonction des ingrédients disponibles. La tarte au sucre, un fond de tarte rempli d’un mélange de farine, de beurre, de sel, de vanille et de crème, est considérée comme l’ancêtre de la tartelette au beurre.
Depuis lors, les tartelettes au beurre sont devenues emblématiques de la cuisine canadienne, particulièrement en Ontario, où il existe un circuit de visite sans guide de la tartelette au beurre dans Kawarthas Northumberland, disponible à l’année, et offrant plus de 50 arrêts, ainsi qu’un concours annuel de la meilleure tartelette au beurre. Une affiche de l’exposition de Bibliothèque et Archives Canada de 2005, Bon appétit! Les livres de cuisine canadiens à l’honneur, pare la tartelette au beurre de toutes les qualités du patrimoine canadien :
Oubliez le castor, la superbe feuille d’érable, le majestueux et obsédant huard; pendant toutes ces années, le pays a complètement ignoré ce qui a fait notre identité en tant que nation : la tartelette au beurre. La croûte délicate qui borde le centre riche et crémeux est comme les océans qui soutiennent nos ressources naturelles, ainsi que les personnes et les animaux qui y vivent. Les variantes et les tailles de tartelettes coexistent, tout comme cohabitent en harmonie les nombreuses variétés de cultures de notre beau pays. Les Américains ont leurs symboles et leurs proverbes, leurs aigles et leurs tartes aux pommes, leurs bombes et leurs vedettes de cinéma. Nous avons la tartelette au beurre. Créée et préparée dans ce pays incroyable qui est le nôtre pour nous rappeler constamment combien nous suscitons l’envie et combien on nous aime.
Comment préparer une tartelette au beurre
« La tartelette au beurre est un dessert riche et très sucré », explique Courtney Ralph, chef pâtissière chez Belbin’s Grocery au centre-ville de St. John’s, à Terre-Neuve-et-Labrador. « Les desserts du Canada sont très différents de la plupart des desserts européens, qui peuvent contenir beaucoup de beurre, mais qui ne sont pas forcément très sucrés. Là-bas, vous auriez une pâte feuilletée avec une crème légèrement sucrée, au lieu du sucre et glaçage. »
Pour ses tartelettes au beurre, Courtney Ralph aime faire une belle pâte feuilletée toute simple. La mettre dans des moules à tartelettes ou dans un moule à muffins. Ramollir le beurre, soit en le laissant à la température de la pièce toute la nuit, soit dans le four avec la lumière allumée. À l’aide d’une cuillère en bois, mélanger le beurre avec le sucre brun, le sel et le sirop de maïs. Bien mélanger jusqu’à ce le sucre soit dissous et le beurre en crème. Ajouter l’œuf et la vanille, puis bien mélanger. Faire tremper les raisins secs pour les réhydrater. Quels que soient les fruits secs utilisés, les faire tremper dans l’eau tiède 30 minutes pour les réhydrater. Répartir le mélange et les raisins de manière égale sur les abaisses de pâte et cuire à 200 °C (400 °F) pendant 15 minutes environ, jusqu’à ce que le dessus soit doré et bouillonne légèrement.
« Lorsque vous les mangez, les tartelettes doivent être encore un peu liquides; ça coule sur le menton », explique-t-elle. « C’est comme ça qu’elles sont à leur meilleur. »
Elle aime ajouter une touche terre-neuvienne en surmontant le tout d’une cuillerée de crème épaisse Fussell’s. La crème en boîte Fussell’s, à ne pas confondre avec le lait évaporé ou le lait concentré, importé d’Europe, est particulièrement populaire à Terre-Neuve. La plupart des Terre-Neuviens adorent en ajouter une cuillerée à leurs desserts.
Les ingrédients des tartelettes au beurre sont souvent les mêmes. La différence réside généralement dans la préparation, qui donne différentes textures. Si vous utilisez un beurre fouetté dans la recette, vous obtenez une texture plus ferme, résultat qui peut être également obtenu par une cuisson plus longue. Les discussions autour de ce qui fait une bonne tartelette au beurre tournent souvent autour de la texture : plus liquide ou plus ferme. Même les fruits secs peuvent être sujets à controverse pour les puristes. Les recettes originales ne nécessitaient pas de raisins secs, ou raisins de Corinthe, qui peuvent aussi être utilisés. Le fait d’ajouter des noix nous éloigne davantage, à n’en pas douter. À ce stade, nous nous aventurons sur le territoire de la tarte aux pacanes, qui est plutôt considérée comme américaine. Une variante populaire, spécialement appréciée au Québec, consiste à utiliser du sirop d’érable au lieu du sirop de maïs.
Les quelques variables qui peuvent entrer en ligne de compte dans la fabrication de la tartelette au beurre révèlent la disparité d’une cuisine nationale. En outre, la volonté de fixer des limites (fruits secs-oui / noix-non) a à voir avec les difficultés que le Canada rencontre vis-à-vis de sa cuisine nationale, en essayant à la fois de se démarquer de son héritage colonial et de l’emprise de son puissant voisin du sud. Néanmoins, il ne faut pas avoir peur d’une part d’improvisation régionale. L’équilibre est fragile entre rester fidèle à l’esprit de la tartelette au beurre et se montrer trop strict ou réducteur. Après tout, à l’origine – et cela s’applique à la cuisine canadienne dans son ensemble –, il a fallu adapter la recette à son nouveau milieu.
Recette
Ingrédients pour 16 portions, en suivant les instructions de Courtney Ralph ci-dessus :
1/2 tasse de raisins secs
1/4 de tasse de beurre mou
1/4 de tasse de cassonade bien tassée
1 pincée de sel
1/2 tasse de sirop de maïs
1 œuf, légèrement battu
1/2 c. à thé d’extrait de vanille