Le chiac (ou chiak ou chiaque) est un type spécifique d’alternance discursive entre le français et l’anglais chez des bilingues profonds, locuteurs natifs du français acadien comme langue maternelle et de l’anglais canadien comme langue première ou seconde. Si le code discursif du chiac est précisément contraint et reconnaissable ethnoculturellement, il n’est pas possible de le considérer à proprement parler comme une langue ou un dialecte. Le chiac se manifeste principalement dans le sud-est de la province canadienne du Nouveau-Brunswick, notamment dans les régions de Moncton, Shediac, Dieppe et Memramcook. Le mot chiac vient d’ailleurs du mot Shediac.
Perceptions du chiac
Le chiac est assez difficile à circonscrire. De prime abord, les locuteurs témoignent volontiers de son existence comme hybride linguistique équilibré entre le français et l’anglais. Toutefois, ils se rétractent lorsqu’on leur demande de parler en chiac. Il y a une singulière difficulté à passer au chiac comme on passe, disons, au français ou à l’anglais. Ce phénomène semble tenir à des raisons procédant de problèmes spécifiques posés par la proximité linguistique. Comme le yiddish est proche de l'allemand, le chiac est une sorte de franglais si proche du français (plutôt que de l’anglais) qu'il est difficile de nettement le démarquer pour l'exemplifier. Ce problème revêt une dimension plus discursive que linguistique. Ainsi, s’il est suggéré à des francophones du monde de s'exprimer justement en franglais, tout le monde comprend clairement ce qui est demandé. Et pourtant, les réponses diffèrent passablement d’une partie à l’autre de la francophonie. Le Québécois, surtout s’il est un locuteur du joual, s'exclame sans hésiter : « La strappe de fan de mon truck est slaque ». Le Français va plutôt dans la direction de : « Notre playmec n'est plus sponsorisé par cette top-modèle because copyright ». Quant à l’Acadien, il opte sans doute plutôt pour : « J'ai du global warming dans la brain (Lisa LeBlanc) ». Force est alors d'observer qu'on ne fait pas un idiome homogène avec ces trois exemples et que franglais renvoie alors plutôt à un ensemble spécifique de comportements discursifs variables, non stabilisés. Le franglais n'est pas une langue ou même un dialecte. Or, il en est autant du chiac acadien. Son existence est incontestable, sauf que ce n’est pas une langue au sens banal ou ordinaire du terme.
Un phénomène linguistique et discursif
Pour décrire adéquatement le chiac, il faut partir du français du Nouveau-Brunswick. Le français parlé dans les régions de Moncton, Shediac, Dieppe et Memramcook est, comme partout dans la grande façade Atlantique, une variété de français nord-américain ayant de nombreuses caractéristiques d’isolat, tant archaïsantes qu’innovantes. De plus, la quasi-totalité des locuteurs francophones du sud-est du Nouveau-Brunswick est bilingue avec l’anglais canadien. On a donc affaire, dans le cas du chiac, à des locuteurs natifs d’un français régional minoritaire qui se définit comme les patois et dialectes en Europe par rapport aux langues nationales. En plus, l’interlecte, c’est-à-dire le mélange des langues, est omniprésent et très solidement codé chez les francophones acadiens.
Le chiac mobilise l’anglais et le français, de front, et en même temps (contrairement, par exemple, au joual qui, lui, incorpore des anglicismes francisés sans que la langue anglaise ne soit activée dans l’esprit du locuteur, la plupart du temps monolingue d’ailleurs). La question se pose alors de savoir si le chiac est intrinsèquement un idiome finalisé, une langue mixte fixe, un produit fini mélangé. Or l’observation attentive révèle que le conflit chiac/français, comme le conflit patois/français, semble se jouer en fait en zone francophone. Première brèche majeure à l’idée d’un interlecte parfaitement équilibré : tous les locuteurs du chiac sont nécessairement francophones de langue maternelle. Et les plus jeunes locuteurs du chiac ne passent pas fatalement à l’anglais dans la suite de leur cheminement de vie. Ils retournent souvent au français. Le chiac est donc un idiome, une pratique, un comportement (et un problème) de francophones. Et, plus sa dimension française se révèle, plus le chiac apparaît comme un interlecte discursif, un système du discours. Il n’est d’ailleurs pas vécu symétriquement par les deux cultures d’où sont issues les langues qu’il est censé hybrider. Les anglophones du Nouveau-Brunswick (qui, eux, ne sont pas bilingues) ne parlent pas chiac. Ils ne le comprennent pas non plus passivement et ne lui assignent pas une appellation spécifique. Ils l’appellent simplement frenglish. Cette désignation n’est pas moins vague que les autres désignations servant à ostraciser l’idée de langue mixte : franlof, spanglish, franglais ou italiese. Le français et l’anglais alternent ici dans la parole, de façon dynamique. Locuteur natif du chiac, il faut retourner au pays et s’en imprégner activement pour qu’il nous revienne, exactement comme dans le cas d’un accent régional ou encore d’un argot, technique ou confidentiel.
Le chiac exemplifie deux grands types de proximité linguistique. D’abord, une proximité sociolinguistique : deux langues de stature internationale, mais au prestige local inégal se font face et coexistent depuis au moins la moitié du XVIIIe siècle. Les seuls bilingues de l’équation, les francophones acadiens, poussent l’interlecte jusqu’au degré de l’intimité grammaticale des marques, quoique l’alternance lexicale et phrastique tendent à prédominer. Ensuite, une proximité linguistique : le dialecte français formant le gros de l’idiome chiac est en fait ce qu’on appelle un collatéral du français, un isolat vernaculaire (c’est-à-dire une langue isolée au sein d’une famille de langues et qui ne peut pas être associée à d’autres langues pour former une sous-famille) datant du début du XVIIe siècle et perpétué, avancé mais aussi marginalisé chez des locuteurs ayant vécu l’aventure de la standardisation dans une langue (première ou seconde) non maternelle, l’anglais. Mélanger aléatoirement le français et l’anglais ne suffit absolument pas pour obtenir du chiac (les Ontarois et les Fransaskois mélangent aussi ces deux langues sans que le chiac en résulte). Ceci dit, si le chiac est un type de discours tout à fait spécifique, codé, socialement démarqué, il n’en demeure pas moins que, lorsque les locuteurs fournissent des exemples rituels lexicaux ou phonétiques typiquement chiacs, ceux-ci sont massivement franco-acadiens (« mon houme, une ligne de hard, faudrait qu’j’irions… »), ou alors ils incorporent l’anglais dans le français acadien (« vas sorter car, step mon houme, j’te bet que t’es pas game... »), mais ils ne seront jamais strictement en langue anglaise.
Il y a donc ici une inversion entre les faits et l’idée qu’on en a. L’idée que les locuteurs se font du chiac fait primer la proximité sociolinguistique (avec l’anglais). Ils perçoivent le chiac comme un franglais. Dans les faits, une description linguistique plus approfondie révèle la proximité linguistique avec le français. Le chiac est un vieux collatéral du français parlé par des locuteurs en situation d’alternance de code, c’est-à-dire des bilingues chez qui les deux langues parlées sont alors discursivement activées. Ce phénomène est dénommé par un glottonyme spécifique (comme joual ou yiddish) plutôt qu’un logonyme en mot-valise (comme franglais, franlof, frenglish, spanglish ou italiese) mais cela ne doit pas faire illusion. Le chiac est un mouvement général d’alternance discursive des codes chez un bilingue profond, francophone au départ, dont on ne tire finalement une spécificité « dure » qu’en puisant dans les particularités grammaticales et phonétiques du français acadien de souche, qui assure sa configuration de base.
Légitimité ethnoculturelle du chiac
Le chiac est donc explicitement assumé par ses locuteurs comme un idiome de groupe, un code parlé par nous. Il est de ce fait associé à des enjeux sensibles de prestige linguistique au Nouveau-Brunswick. La proximité sociolinguistique de la langue anglaise a un impact direct d’insécurisation linguistique sur les locuteurs du chiac. Et il se manifeste aussi une prudente méfiance populaire envers le français. L’opposition chiac/français est conscientisée comme un marqueur social et générationnel et le chiac fait l’objet d’une attention démarcative explicite au sein de la culture locale. Le purisme français est perçu comme un élitisme, une French Finesse inadéquate, un dédain vieillot et dépassé face à un fond populaire ambiant, nécessairement, lui, d’origine anglophone. Ainsi, à Moncton, Shediac, Dieppe et Memramcook, le chiac est omniprésent et parler français enfreint ouvertement la norme des rues. La culture locale familière souhaite pouvoir mélanger les deux langues librement, mobiliser le double héritage à sa guise, sans se faire dicter des normes. L’anglais « pur » est ce qu’on parle inévitablement. Le français « pur » est ce que certains croient qu’on devrait parler. Le chiac, lui, est « impur » mais libre. Il est un objet de fierté et de connivence collective. Comme les locuteurs du chiac sont fondamentalement des francophones, ce conflit de prestige suscite souvent des déchirements, surtout quand les locuteurs du chiac optent avec le temps pour l’approfondissement d’un français plus normé. La question de l’assimilation linguistique est sous-jacente à toute la problématique symbolique du chiac. De façon intéressante, les débats croissants concernant l’impact du chiac sur le français en Acadie contemporaine inquiètent surtout les non-locuteurs ou anciens locuteurs du chiac. Les locuteurs actifs du chiac, eux, sentent parfaitement sa dimension discursive, fugitive, évanescente, localisée (dans le temps et dans l’espace) et le caractère illusoire de la menace qu’il ferait peser sur « leur » français.
Rayonnement artistique et culturel
La question du prestige et de la légitimité culturelle du chiac s’enrichit désormais du fait que de nombreux artistes acadiens le mobilisent de plus en plus, en toute liberté, dans leurs œuvres. La série animée et la bande dessinée Acadieman de Dano LeBlanc mettent en vedette «le First Superhero acadien ». Des écrivains acadiens exemplifient le chiac ou en traitent dans leurs œuvres. On pense notamment à France Daigle (Pour sûr, 2011) et à Gérard LeBlanc (Éloge du Chiac, 1995). Des groupes musicaux et des chanteurs et chanteuses acadiens populaires, comme Zéro Degré Celsius, Radio Radio, les Hay Babies, Marie-Jo Thério et Lisa LeBlanc, chantent des ballades, du blues, du soul, du country et du rap incorporant le chiac (voir Musique de l’Acadie). L’impact culturel d’une figure du Trash Folk comme la banjoïste, guitariste et auteure-compositrice-interprète Lisa LeBlanc permet presque de la considérer comme la Michel Tremblay du chiac, alors que le gros de ses textes est en fait écrit dans un solide français acadien de souche, largement exempt d’anglicismes.
Toute cette effervescence artistique établit sans ambivalence le chiac comme objet culturel à part entière. Cela contribue largement à atténuer l’insécurité linguistique de plusieurs de ses locuteurs et observateurs extérieurs et à rendre plus serein le débat sur la spécificité dialectale, rhétorique et discursive de cet objet ethnoculturel hautement original, de plus en plus reconnu et étudié dans la Francophonie mondiale.