Le 29 septembre 1826, le gouverneur du Canada, le comte de Dalhousie, retourne la première pelletée de terre de la plus basse écluse du canal Rideau. Un peu plus tard ce jour-là, les participants se retrouvent autour d'un somptueux dîner accompagné de nombreux toasts à la taverne Philemon Wright de Hull. L'une des plus grandes prouesses de l'ingénierie de l'époque est maintenant commencée.
Si, de nos jours, le canal Rideau s'avère une paisible voie de navigation pour les bateaux de plaisance, il n'a cependant pas été inspiré aux fins de loisirs. À l'origine, la construction du canal vise à protéger le Canada contre une éventuelle invasion américaine. Cette menace se concrétise durant la guerre de 1812, laquelle met en évidence la fragilité de la ligne de défense du fleuve Saint-Laurent face aux attaques venant du sud. Ainsi, en 1815, à la fin de la guerre, les envoyés du génie royal entament l'exploration d'une voie traversant les lacs Rideau, mais le projet est reporté par la bureaucratie britannique jusqu'en 1826, date à laquelle le duc de Wellington devient premier ministre et met le projet de l'avant.
Il se peut que Wellington ait lui-même choisi l'homme remarquable qui devait relever l'un des plus grands défis jamais lancé à un ingénieur. Le lieutenant-colonel John By, des envoyés du génie royal, s'était auparavant distingué au sein des forces armées de Wellington durant la Guerre péninsulaire (1808-1814).
Le seul fait de délimiter le tracé proposé sur la carte s'avère un défi en soi, et les géomètres s'estiment chanceux de survivre à cette tâche. Ce travail pénible est presque entièrement fait à la main. Pieds nus, les hommes creusent le sol à l'aide de pioches et de pelles et transportent le déblai dans des brouettes. Pour faire sauter les roches, ils doivent creuser des trous avec des burins et les remplir avec de la poudre.
Bien que faire sauter et abattre les arbres constituent un exercice périlleux, c'est la malaria, davantage associée aux tropiques, qui pose le plus grand danger pour les travailleurs.
Le canal Rideau, construit pour relier la rivière des Outaouais au lac Ontario, à Kingston, est l'un des plus gigantesques travaux d'ingénierie effectués dans le nouveau Canada (aquarelle réalisée par W.H. Bartlett, avec la permission des Archives nationales du Canada/C-367). |
Les hommes l'appellent la «fièvre des marécages». La maladie se développe dans les endroits humides et dépourvus d'hygiène. Combien d'hommes périrent? Nul ne le sait, mais ils sont si nombreux à tomber malades durant l'été 1828 que les travaux sont suspendus pendant des semaines. C'est à Cranberry Marsh que les conditions sont les pires : l'air nauséabond dégage une odeur de «charogne». Le colonel By, lui-même terrassé par la fièvre, échappe de justesse à la mort.
La main-d'œuvre locale étant insuffisante, le colonel By doit faire venir quelque 2000 ouvriers d'Irlande. La plupart s'établiront ensuite dans la vallée d'Ottawa, lui insufflant ainsi le caractère irlandais encore présent de nos jours. Les travailleurs touchent à peine deux shillings par jour.
Une fois terminée, la voie de navigation compte 47 écluses en béton et 52 barrages. Le colonel By fait preuve d'un talent exceptionnel pour l'innovation avec ces barrages construits pour créer des lacs à eaux mortes de profondeur navigable au-dessus d'eux. De tout l'ouvrage, le barrage de Hog's Back, près d'Ottawa, présente le plus grand défi technique. D'ailleurs, le premier entrepreneur renonce, déclarant les travaux irréalisables. Les Sappers prennent la relève et achèvent l'ouvrage, mais une embâcle l'emporte le 3 avril 1829. Un deuxième barrage est détruit le printemps suivant, mais le colonel By jure qu'il le reconstruira encore et encore jusqu'à ce qu'il tienne, même s'il doit utiliser des pièces d'une demi-couronne.
De petites équipes de charpentiers construisent les portes d'écluse pour quelque 100 livres, une somme aujourd'hui ridicule, mais raisonnable en comparaison des salaires des travailleurs : les mieux rémunérés touchent 7 shillings par jour et les ouvriers non spécialisés, aussi peu que deux shillings.
Les travaux s'achèvent à l'hiver 1831-1832. Le 24 mai 1832, le colonel By embarque sa famille et quelques-uns de ses officiers de Kingston à bord d'un petit bateau rebaptisé le Rideau, traverse le canal en passant par Smith Falls et, le 29, effectue une entrée triomphale dans les écluses de Byton, la future capitale du Canada, ainsi nommée à son honneur.
Dans son pays, le colonel By n'a droit à aucun honneur. Au contraire, il est humilié sur la place publique en raison des sommes considérables que le projet a englouties, et personne ne se porte à sa défense. C'est un homme brisé, dans un état de santé pitoyable, qui retourne en Angleterre à la fin de 1832. Il meurt trois ans plus tard. Les citoyens du Canada le tiennent toutefois en haute estime. Au cours d'un dîner en son honneur à Montréal, l'orateur loue la façon dont le colonel By a surmonté les énormes difficultés auxquelles il a été confronté ainsi que son «courage moral et son esprit inébranlable».