Article

Crise d'Octobre

La crise d’Octobre fait référence à une série d’événements qui se sont déroulés au Québec à l’automne 1970. Cette crise est le point culminant d’une longue série d’attentats terroristes perpétrés par le Front de libération du Québec (FLQ), un mouvement indépendantiste militant, entre 1963 et 1970. Le 5 octobre 1970, le FLQ a kidnappé l’attaché commercial britannique James Cross à Montréal. Au cours des deux semaines suivantes, des membres du FLQ ont également kidnappé et assassiné le ministre de l’Immigration et du Travail du Québec, Pierre Laporte. Le premier ministre du Québec, Robert Bourassa et le maire de Montréal, Jean Drapeau, ont demandé l’aide du fédéral pour faire face à la crise. En réponse, le premier ministre Pierre Trudeau a déployé les forces armées et a invoqué la Loi sur les mesures de guerre, la seule occasion où elle a été appliquée en temps de paix dans l’histoire du Canada.

Soldat et enfant

Un soldat et un enfant, le 18 octobre 1970, pendant la Crise d'octobre.
(avec la permission des Bibliothèque et Archives Canada/PA-117477)


Contexte

Le FLQ est fondé en 1963, au cours d’une période de profonds changements politiques, sociaux et culturels au Québec. (Voir aussi Révolution tranquille; Nationalisme francophone au Québec). Les membres du FLQ (ou felquistes) sont influencés par des mouvements anticoloniaux et communistes dans d’autres parties du monde, notamment en Algérie et à Cuba. Les felquistes partagent la conviction que le Québec doit se libérer de la domination anglophone et du capitalisme par la lutte armée. Ils se donnent pour mission d’anéantir l’influence du colonialisme anglais en s’attaquant à ses symboles. Ils espèrent que les Québécois suivront leur exemple et se soulèveront contre l’oppresseur colonial.

Entre 1963 et 1970, les felquistes sont responsables de plus de 200 attentats à la bombe et de dizaines de vols qui font six morts. Dans leur mire: de nombreuses boîtes aux lettres à Westmount, un riche quartier anglophone de Montréal; plusieurs manèges militaires et installations des Forces armées canadiennes; le siège social de la Banque canadienne impériale de commerce (CIBC) à Montréal; une librairie du gouvernement fédéral; l’Université McGill; la résidence du maire de Montréal, Jean Drapeau; le ministère provincial du Travail; et le grand magasin Eaton’s au centre-ville de Montréal. En février 1969, un attentat à la bombe du FLQ à la Bourse de Montréal fait 27 blessés.

explosion-de-la-bourse-de-montreal

Une des actions les plus spectaculaires du Front de libération du Québec (FLQ) est l’explosion d’une bombe à la Bourse de Montréal en 1969. La Presse, 14 février 1969, p. 7.

(avec la permission de le Musée canadien de l'histoire)


En 1970, plus de 20 membres du FLQ sont emprisonnés pour ces actes de violence. Quatre felquistes sont condamnés à des peines de prison allant de 6 à 12 ans après avoir plaidé coupables d’homicide involontaire dans la mort d’un gardien de nuit dans un centre de recrutement des forces armées en avril 1963. Pierre Vallières, un ancien journaliste qui rejoint le FLQ en 1965, écrit son autobiographie controversée, Nègres blancs d’Amérique (1968), alors qu’il est emprisonné à New York pour ses activités liées au FLQ. Pierre-Paul Geoffroy, responsable de 31 attentats à la bombe dont l’explosion de la Bourse de Montréal, est condamné à 124peines d’emprisonnement à vie plus 25 ans; c’est, à l’époque, la plus longue peine de prison jamais prononcée dans le Commonwealth britannique.

Début de la crise

À l’automne 1969, le reste du mouvement du FLQ se scinde en deux cellules distinctes basées à Montréal. Le gang de la Rive-Sud, devenu la cellule Chénier, est dirigé par Paul Rose. Les autres membres sont son frère Jacques Rose, Bernard Lortie et Francis Simard. La cellule Libération, elle, est dirigée par Jacques Lanctôt. Les autres membres sont sa sœur Louise Lanctôt et son mari, Jacques Cossette-Trudel, ainsi que Marc Carbonneau, Nigel Barry Hamer et Yves Langlois.

Peu après 8 heures du matin le 5 octobre 1970, trois membres armés de la cellule Libération, dont un déguisé en livreur, kidnappent l’attaché commercial britannique James Cross à son domicile de Montréal. En échange de la libération de James Cross, la cellule formule sept demandes, dont la libération de 23 «prisonniers politiques» du FLQ, la diffusion et la publication du manifeste du FLQ, une somme de 500000$, et le passage en toute sécurité vers Cuba ou l’Algérie. Le gouvernement du Québec dispose de 24 heures pour se conformer. Il rejette l’ultimatum, mais se dit prêt à négocier.

James Cross retenu en captivité

L’attaché commercial britannique James Cross joue au solitaire près d’un mois après son enlèvement sur cette photo rendue publique par ses ravisseurs du FLQ début novembre 1970.

(avec la permission de Canadian Press)


Dans les jours qui suivent, la police met en état d’arrestation 30 personnes à la suite d’une série de raids menés à l’aube. Plusieurs journaux francophones publient le manifeste du FLQ, qui prend la forme d’une diatribe contre l’autorité établie qui a également été lue sur Radio-Canada. René Lévesque, chef du Parti Québécois, publie un article de journal implorant le FLQ de ne pas infliger de violence à James Cross ou à qui que ce soit d’autre. La cellule Libération fournit la preuve que James Cross est toujours en vie et reporte au 10 octobre à 18h le délai pour que ses demandes soient satisfaites.

Le 10 octobre, peu avant l’échéance de 18h, le ministre de la Justice du Québec, Jérôme Choquette, annonce que si James Cross est libéré, la cellule Libération se verra accorder un passage sans entraves hors du Canada. Toutefois, aucune de ses autres demandes ne sera satisfaite. Peu après l’échéance, deux membres masqués de la cellule Chénier enlèvent le ministre québécois Pierre Laporte alors qu’il joue sur la pelouse avec son neveu à Saint-Lambert. (Ils ont trouvé son adresse dans l’annuaire téléphonique).

Pierre Laporte (1921-1970)
Octobre 1968.fr.


La crise s’intensifie

Peu après l’enlèvement de Pierre Laporte, les élus du Québec inondent la police de demandes de protection. Le 11 octobre, la cellule Chénier publie un communiqué dans lequel elle menace de tuer Pierre Laporte si les sept demandes du FLQ ne sont pas satisfaites avant 22h. Elle publie également deux lettres écrites par Pierre Laporte, une à sa femme et l’autre au premier ministre Robert Bourassa. Peu avant 22h, Robert Bourassa annonce à la radio qu’il ne répondra pas aux exigences du FLQ, mais qu’il est ouvert à de nouvelles négociations. La cellule Chénier réagit en repoussant l’exécution de Pierre Laporte.

Le 12 octobre, le premier ministre Pierre Trudeau demande aux Forces armées canadiennes de déployer des soldats à Ottawa pour protéger des personnes et des lieux d’importance. Le lendemain, le journaliste de la CBC Tim Ralphe interroge Pierre Trudeau à l’entrée principale des bâtiments du Parlement. Tim Ralphe se dit préoccupé par la forte présence militaire dans la ville. Pierre Trudeau rétorque: «Il y a beaucoup d’âmes sensibles qui n’aiment pas voir des gens avec des casques et des fusils. Tout ce que je peux leur dire, c’est: allez-y, continuez à larmoyer. Il est plus important de maintenir l’ordre public dans la société que de se préoccuper des faibles.» Tim Ralphe demande à Pierre Trudeau jusqu’où exactement il est prêt à aller. La réponse du premier ministre: «Regardez-moi faire.» Pendant ce temps, Robert Demers, un haut fonctionnaire du Parti libéral du Québec, entame les négociations avec l’avocat du FLQ, Me Robert Lemieux.

Le 15 octobre, le gouvernement du Québec demande officiellement l’aide des forces armées pour venir en renfort à la police locale. En moins d’une heure, 1000 soldats sont déployés à des endroits stratégiques de Montréal. Robert Bourassa et le maire de Montréal, Jean Drapeau, demandent une aide fédérale supplémentaire. Cet après-midi-là, environ 3000 étudiants prennent part à un rassemblement de soutien au FLQ; ils implorent les gouvernements d’accéder aux demandes des terroristes. Plus tard en soirée, le gouvernement québécois annonce son intention de remettre cinq prisonniers du FLQ en liberté conditionnelle et de garantir aux deux cellules un passage sûr hors du Canada en échange du retour des otages.

Loi sur les mesures de guerre et assassinat de Pierre Laporte

Le 16 octobre, à la demande du premier ministre du Québec, Robert Bourassa, du gouvernement municipal de Montréal et du service de police de Montréal, le gouvernement fédéral invoque la Loi sur les mesures de guerre pour faire face à l’état d’«insurrection appréhendée» au Québec. En vertu des règlements d’urgence, le FLQ est déclaré hors-la-loi et l’adhésion à l’organisation devient un acte criminel. Les libertés civiles normales sont suspendues, et les arrestations et détentions sont autorisées sans inculpation. Le chef du Parti progressiste-conservateur Robert Stanfield, l’ancien premier ministre John Diefenbaker et le chef du NPD Tommy Douglas expriment tous des avis divergents à la Chambre des communes. Tommy Douglas, un défenseur de longue date des libertés civiles (voir la Charte des droits de la Saskatchewan), compare ce geste à l’utilisation «d’une massue pour casser une arachide». René Lévesque et l’éditeur du journal Le Devoir, Claude Ryan, condamnent eux aussi cette décision. Cependant, les sondages d’opinion publique laissent entendre qu’une nette majorité est favorable à l’invocation de la Loi.

Dans les 48 heures suivant l’invocation par Pierre Trudeau de la Loi sur les mesures de guerre, plus de 250 personnes sont mises en état d’arrestation. Le 17 octobre, à 22h50, le corps de Pierre Laporte est retrouvé dans le coffre d’une voiture abandonnée non loin de l’aéroport de Saint-Hubert. Une autopsie révélera plus tard qu’il a été étranglé.

Chasse à l’homme

Le 18 octobre, des mandats d’arrêt sont délivrés contre Marc Carbonneau et Paul Rose. Ils sont recherchés en relation avec l’enlèvement et le meurtre de Pierre Laporte. La police émet cinq jours plus tard des mandats supplémentaires contre les autres membres de la cellule Chénier, soit Jacques Rose, Bernard Lortie et Francis Simard. Le 20 octobre, le nombre de raids menés par la police en vertu de la Loi sur les mesures de guerre s’élève à 1628.

Le 26 octobre, un appel de Barbara Cross, la femme de James Cross, au FLQ est diffusé par la station de radio CKLM. «À ceux qui détiennent mon mari, déclare-t-elle, je tiens à exprimer ma confiance que, comme il est victime des circonstances, il sera bien traité. Je les supplie de le libérer sans plus tarder». Entre-temps, le ministre de la Justice du Québec annonce que les membres de l’Union québécoise des libertés civiles seront autorisés à rendre visite aux personnes détenues en vertu de la Loi sur les mesures de guerre.

Le 2 novembre, le gouvernement fédéral et le gouvernement du Québec offrent conjointement une récompense de 150000$ pour toute information menant à l’arrestation des ravisseurs. Le 6 novembre, la police fait une descente dans un appartement de Côte-des-Neiges, menant à l’arrestation de Bernard Lortie. Cependant, les autres membres de la cellule Chénier, cachés derrière un faux mur dans un placard, s’éclipsent dès le lendemain.

Libération de James Cross

Le 13 novembre, des accusations sont portées contre 46 personnes détenues en vertu de la Loi sur les mesures de guerre. Le 21 novembre, une lettre de James Cross datée du 15 novembre est reçue par les autorités, confirmant qu’il est toujours en vie.

Jacques Cossette-Trudel et son épouse Louise Lanctôt sont arrêtés par la police de Montréal le 2 décembre. Le lendemain, la police négocie la libération de James Cross en échange du passage sans entraves de tous les membres de la cellule Libération, y compris Jacques Cossette-Trudel, Louise Lanctôt et leur fille en bas âge, vers Cuba. Après avoir été détenu dans une chambre d’un appartement de Montréal-Nord pendant 59 jours, James Cross, mis à part une perte de poids de 10kg, est en bonne santé. Il n’a pas été blessé et décrit ses ravisseurs comme courtois.

Fin de la crise

Paul Rose, Jacques Rose et Francis Simard sont arrêtés dans une ferme au sud-est de Montréal le 28 décembre. Avec Bernard Lortie, ils sont accusés de l’enlèvement et du meurtre de Pierre Laporte le 5 janvier 1971. Paul Rose est condamné à la prison à vie pour enlèvement et meurtre; Francis Simard est condamné à la prison à vie pour meurtre; Bernard Lortie est condamné à 20 ans de prison pour enlèvement; enfin, Jacques Rose est acquitté de son accusation pour enlèvement et meurtre, mais est condamné à 8 ans de prison pour complicité après le fait dans l’enlèvement de Pierre Laporte.

Tous les membres de la cellule Libération, autorisés à sortir du Canada en toute sécurité en échange de la libération de James Cross, rentrent finalement au Canada. Jacques Cossette-Trudel et son épouse Louise Lanctôt sont condamnés à deux ans de prison le 7 août 1979, pour ensuite être libérés sur parole en avril de l’année suivante. Jacques Lanctôt revient au pays en janvier 1979. En plus des accusations d’enlèvement dans le cas de James Cross, il est également accusé de complot en vue d’enlever l’attaché commercial israélien Moshe Golem. Nigel Barry Hamer est condamné à 12 mois de prison le 21 mai 1981. Marc Carbonneau est condamné à 20 mois de prison et trois ans de probation le 23 mars 1982. Yves Langlois, dernier membre de la cellule Libération à rentrer d’exil, est condamné à deux ans de prison. Il est libéré sur parole le 27 mai 1983.

Loi sur les mesures de guerre et abus des droits civils

La réponse fédérale aux enlèvements fait l’objet d’une controverse intense. Les sondages d’opinion indiquent qu’une majorité de Canadiens soutiennent l’action du Cabinet fédéral. Toutefois, l’invocation de la Loi sur les mesures de guerre est critiquée comme excessive par les nationalistes québécois et par les défenseurs des libertés civiles dans tout le pays. Au total, 497 personnes sont arrêtées en vertu de la Loi sur les mesures de guerre et de la Loi sur l’ordre public; cette dernière remplace la Loi sur les mesures de guerre le 1er décembre et demeure en vigueur jusqu’au 30 avril 1971. Un nombre de 435 personnes sont libérées et 62 sont inculpées (dont 32 qui sont détenues sans possibilité de libération sous caution). Au printemps 1971, le gouvernement du Québec annonce son intention de verser jusqu’à 30000$ en compensation à une centaine de personnes injustement détenues.

Après la crise, le cabinet fédéral donne des instructions ambiguës au service de sécurité de la GRC. Des actes douteux tels que les effractions, les vols et la surveillance électronique sont autorisés, le tout sans mandat. Ces tactiques sont par la suite condamnées comme illégales par la Commission McDonald au niveau fédéral et par la Commission Keable au Québec, qui publient toutes deux leurs rapports en 1981. La Commission McDonald exige la création d’un nouvel organisme de sécurité civile, distinct de la GRC, ce qui conduit à la création du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) en 1984.

En 1988, la Loi sur les mesures de guerre est abrogée et remplacée par la Loi sur les mesures d’urgence. Elle crée des pouvoirs plus limités et plus spécifiques pour le gouvernement afin de faire face aux situations d’urgence en matière de sécurité. En vertu de la Loi sur les mesures d’urgence, les décrets et règlements du Cabinet doivent être examinés par le Parlement et sont soumis à la Charte canadienne des droits et libertés ainsi qu’à la Déclaration canadienne des droits.

Culture populaire

Pierre Vallières publie en 1977 L’Exécution de Pierre Laporte. L’ouvrage se concentre sur les actions menées par la police et les responsables gouvernementaux qui, selon l’auteur, ont contribué à la mort du politicien. L’autobiographie de Francis Simard, Pour en finir avec octobre, paraît en 1987.

L’Office national du film sort deux documentaires acclamés sur la crise en 1973: Les événements d’octobre 1970 et Reaction: A Portrait of a Society in Crisis, tous deux réalisés par Robin Spry. Michel Brault est le seul Canadien à remporter le prix du meilleur réalisateur au Festival de Cannes avec Les Ordres (1974). Basé sur les expériences de 50 personnes détenues pendant la crise, il est largement considéré comme l’un des meilleurs films canadiens jamais réalisés.

Pierre Falardeau, nationaliste québécois convaincu, suscite la controverse en 1994 avec son long métrage Octobre. Adapté de l’autobiographie de Francis Simard, le film dresse un portrait favorable des membres de la cellule Chénier, ainsi que de l’enlèvement et de l’assassinat de Pierre Laporte. En 2000, la CBC diffuse Black October (2000), un documentaire de deux heures sur la crise, avec des entrevues de Pierre Trudeau et James Cross. En 2006, la chaîne diffuse October 1970, une mini-série en huit épisodes avec R.H. Thomson dans le rôle de James Cross et Denis Bernard dans celui de Pierre Laporte. En 2010, à l’occasion du 40e anniversaire de la crise, Radio-Canada présente un documentaire radio sur la crise et ses ramifications. Il comporte une entrevue avec le neveu de Pierre Laporte, Claude Laporte, témoin de l’enlèvement de son oncle.