L'appellation « danse moderne », souvent utilisée de façon impropre, prête à confusion et exige quelques explications. Pour certains, danse moderne signifie simplement que ce n'est pas du ballet classique, c'est-à-dire qui ne prend pas racine dans un code académique de mouvements. Or, cet usage regroupe dans la même catégorie des genres ayant leurs propres caractéristiques, comme la danse postmoderne et la nouvelle danse. En fait, l'appellation danse moderne peut maintenant être utilisée comme terme historique et fait référence à un groupe particulier de chorégraphes et à une tradition de valeurs qu'ils ont établie en danse. De plus en plus, le terme est utilisé pour décrire une variété de styles qui se sont développés au début du XXe siècle en réaction au BALLET classique. Ses représentants considèrent le ballet classique comme étant un art dégénéré et moribond qui s'est éloigné des buts premiers de la danse pour ne devenir qu'une création de la bourgeoisie. De leur côté, les traditionalistes rétorquaient en appelant la danse moderne un « ballet aux pieds nus ». Ce débat servit d'inspiration au mouvement que l'on appelle maintenant danse moderne.
Les pionniers
Au mieux, la danse moderne a toujours été une façon maladroite de décrire ce qui est beaucoup plus un courant en danse qu'un style. Ce courant considère l'expression individuelle comme beaucoup plus importante que les formes rigides enseignées par l'académisme. La première vague de pionniers comprend l'illustre danseuse américaine Isadora Duncan. Selon elle, la danse moderne est un retour à la pureté et à la simplicité de la danse grecque ancienne. Une autre Américaine, Ruth St. Denis, adopte différents styles de danses exotiques et orientales. Avec le temps, quelques danseuses chorégraphes font leur apparition. Parmi celles-ci, citons Mary Wigman en Europe, Doris Humphrey et Martha Graham en Amérique du Nord. La créativité et les innovations de cette deuxième vague de danseuses seront une source d'inspiration.
Contrairement au ballet classique, la danse moderne n'a pas été à l'origine d'un code unique et conventionnel de mouvements. Les deux formes partagent toutefois un caractère sérieux, et d'autres caractéristiques communes émergeront au fil des ans. Les danseurs modernes abandonnent les pointes et s'exécutent surtout pieds nus. Leur but n'est pas de créer l'illusion de l'aisance et de la légèreté. Ils veulent plutôt faire de la danse une forme d'art indépendante et ne voient pas un lien incontournable entre celle-ci et la musique. En danse moderne, la représentation de l'humanité est plus directe, viscérale et terre-à-terre. À mesure que les danseurs gravitent autour d'un représentant particulier de la danse moderne, on les identifie comme disciples du style particulier de cette personne.
Innovateurs plus récents
Dans les années 40 et 50, ces mêmes disciples rompent avec le mouvement et deviennent la troisième vague de créateurs en danse moderne, notamment Merce Cunningham, José Limon et Paul Taylor. Toutefois, à l'exception de Cunningham, ils continuent de défendre les valeurs humanistes de leurs mentors. Dans les années 60, bien que ces derniers furent reconnus, une génération plus jeune se dégage, à la recherche de sa propre individualité, et crée le mouvement connu sous le nom de « danse postmoderne ». Ces rebelles explorent différentes formes de danse de façon plus méthodique, analytique et intellectuelle. Leurs efforts se font parallèlement à l'expérimentation qui a lieu dans les arts visuels et la musique, qualifiée parfois de minimaliste.
Par contre, les premières formes de danse moderne ont toujours des adeptes, bien qu'avec le temps, les chorégraphies soient considérées comme des formes historiques, comme c'est le cas pour le ballet. Dans les années 80, particulièrement en Europe, on voit apparaître un autre mouvement appelé « nouvelle danse ». L'accent est mis sur l'expression individuelle, et la théâtralité en est la caractéristique unificatrice. À la fin du XXe siècle, l'émotion générale qui se dégage de la nouvelle danse est l'angoisse existentielle.
Pendant ce temps, les divisions entre la danse classique et les formes de danse du XXe siècle s'atténuent grâce à un processus remarquablement fertile de croisement de pollinisation. Ainsi, les danseurs modernes commencent à reconnaître que la danse classique offre une formation de base solide pendant que les chorégraphes de ballet s'initient au pouvoir viscéral de la danse moderne. On parle alors de « ballet moderne ».
Influences culturelles
Les changements sociaux, la fin du colonialisme, la migration des peuples de différentes races et la lente érosion du concept de hiérarchie raciale internationale contribuent à aviver l'intérêt pour des styles de mouvements provenant de cultures non européennes : l'Inde, la Malaisie, l'Afrique, les Caraïbes et les autochtones de l'Amérique du Nord. Ce qui était autrefois considéré comme « ethnique » fait maintenant partie d'un grand courant comportant plusieurs facettes. Des personnes de différentes cultures explorent réciproquement leurs styles de danse. Les chorégraphes tirent avantage des possibilités de cette tendance et créent des oeuvres appelées parfois « danse fusion ».
Intégration à d'autres formes culturelles
Les chorégraphes de toutes cultures se rendent compte que les distinctions traditionnelles entre la musique, le théâtre, l'opéra, le film, la vidéo, l'art visuel, l'architecture, la sculpture et la littérature sont en soi artificielles, arbitraires et inutilement restrictives. Leur réaction donne lieu à une période d'expérimentation parfois déconcertante, mais pour le moins stimulante. Par exemple, dans les années 70, la chorégraphe canadienne Holly Small explore les façons d'intégrer les musiciens en tant que personnages en mouvement dans la chorégraphie. À Montréal, Jean-Pierre PERREAULT explore les façons d'intégrer la danse à l'environnement architectural. À Toronto et maintenant à Vancouver, Conrad Alexandrowicz utilise texte et danse comme partenaires égaux dans ses manifestations théâtrales dont on ne peut dire s'il s'agit d'une danse ou d'un drame. Dans Painters and the Dance, en collaboration avec Graham Coughtry, la chorégraphe torontoise Patricia BEATTY tente d'éliminer la distinction entre la danse à l'avant-scène et le décor à l'arrière-plan. Les danseurs deviennent ainsi partie intégrante d'une animation en art visuel.
Influence européenne au Canada
Au moment où la danse théâtrale professionnelle est établie au Canada, la révolution en danse moderne a déjà atteint un haut niveau de maturité. Comme ce fut le cas pour le ballet, les Canadiens se servent des influences extérieures comme guides et sources d'inspiration. Dans le cas de la danse moderne, l'inspiration est d'abord européenne et provient des enseignements de l'Autrichien Émile Jaques-Dalcroze et du Hongrois Rudolf von Laban. Si Jaques-Dalcroze considère que la sensibilité musicale peut être stimulée en faisant du rythme un mouvement corporel, von Laban perçoit la danse comme une forme d'art qui enrichit et ennoblit l'homme.
Elizabeth Leese est la première de plusieurs Européens à fuir les bouleversements politiques de l'Europe et à introduire le sérieux de ces démarches à la danse au Canada. En 1939, Leese entre au service de la compagnie de ballet de Boris VOLKOFF de Toronto et, au début de 1940, elle déménage à Montréal où elle ouvre sa propre école. En 1944, Ruth Sorel fonde également une école à Montréal. Elle a étudié et dansé avec Mary Wigman (élève de Jaques-Dalcroze et de von Laban et figure dominante de la danse moderne en Europe). Leese et Sorel jouent toutes deux un rôle important dans les premières années du Festival de ballet canadien (1948-1954), qui réunit danseurs et chorégraphes de tous les coins du pays. Elles créent à Montréal un climat stimulant dans lequel peut évoluer une deuxième génération de danseurs.
Plus de 20 ans après l'arrivée de Leese et de Sorel à Montréal, Jeanne RENAUD et Peter Boneham, un ex-danseur de ballet, fondent LE GROUPE DE LA PLACE ROYALE. Le Groupe, établi à Ottawa depuis 1977, conserve une approche très intellectuelle de la danse moderne. La tradition européenne subsiste toujours à Montréal dans les oeuvres des chorégraphes Paul-André FORTIER et Marie CHOUINARD. De son côté, Jean-Pierre Perreault, ancien codirecteur artistique du Groupe, utilise la danse pour explorer de façon innovatrice la forme et l'espace.
L'influence européenne domine également les débuts de la danse moderne à Toronto. Ses principaux artisans sont Bianca Rogge et Yone Kvietys, deux réfugiés de l'Europe de l'Est. De concert avec Nancy Lima Dent, élève de Leese, ils organisent les premiers festivals de danse moderne au pays (1960-1962). Parmi les élèves de Rogge se trouve Judy JARVIS, qui ira étudier en Allemagne avec Wigman. À son retour, elle fonde la Judy Jarvis Dance and Theatre Company qui, au cours des années 70, présente une vision dénudée et tragique de l'existence, vision qui d'ailleurs empreint l'oeuvre de Mary Wigman. Même si la compagnie n'existe plus, Jarvis continue d'enseigner et demeure une source d'inspiration jusqu'à sa mort en 1986.
L'influence américaine au Canada
Yone Kvietys, personnage moins haut en couleur que Rogge, enseigne à Donald Himes, Susan Macpherson et David EARLE. On peut donc le considérer comme un fondateur indirect du TORONTO DANCE THEATRE. Malgré ce lien, le Toronto Dance Theatre marque en fait les débuts au Canada de la danse moderne américaine orientée vers l'expression plus personnelle en attachant moins d'importance à la formation formelle. Rachel Browne, danseuse soliste du ROYAL WINNIPEG BALLET jusqu'en 1964, fonde, au début des années 70, les WINNIPEG'S CONTEMPORARY DANCERS, dont le répertoire de danse moderne comprend des oeuvres de Browne et d'autres chorégraphes canadiens et américains. Cette compagnie contribue à l'évolution de la carrière des chorégraphes indépendantes Anna Blewchamp et Judith MARCUSE, toutes deux de formation classique et moderne. La formation de Blewchamp auprès de Martha Graham se reflète dans plusieurs de ses chorégraphies, dont Arrival of all Time est un exemple notoire. Le style de Marcuse est plus éclectique, et, jusqu'au milieu des années 90, ses chorégraphies sont présentées par sa propre compagnie, la Judith Marcuse Dance Company (anciennement la Dance Repertory Company of Canada).
L'influence de Graham joue un rôle important dans la fondation du Toronto Dance Theatre, puisque les trois membres fondateurs (Patricia Beatty, Peter RANDAZZO et David Earle) ont tous été formés à la technique Graham. De leur côté, Paula Ross et Anna Wyman présentent, à Vancouver, des formes plus individuelles de danse moderne. Les activités de la compagnie fondée par Ross à la fin des années 60 ont été suspendues en 1987, mais sa vision de la danse hautement personnelle, émotionnelle et basée sur des valeurs humaines a eu un effet marquant. Sa formation en danse classique et en danse-spectacle lui permet d'expérimenter librement avec divers styles modernes de mouvements. En 1997, elle tente de remettre sa compagnie sur pied. Quant à elle, Wyman se tourne vers la danse moderne après une brillante carrière professionnelle de ballerine. Établie au Canada en 1967, elle ne tarde pas à présenter des chorégraphies où les groupes de danseurs passent librement d'un style de mouvement à l'autre. Toutefois, sa compagnie s'effondre en 1990.
Au début des années 70, la création d'un département de danse à l'U. York a un effet stimulant important sur la danse moderne au Canada. Malgré sa formation en danse classique, Grant STRATE, fondateur du département, a toujours voulu expérimenter et innover en matière de danse. Visionnaire et source d'inspiration, Strate attire d'éminents artistes au département et encourage la venue d'artistes américains connus de la danse moderne (souvent pour la première fois au Canada) afin de donner des représentations ou des cours.
En un certain sens, on peut dire que 40 ans d'histoire de la danse américaine sont condensés en moins de dix ans à Toronto. La danse moderne canadienne s'enrichit d'une nouvelle génération de danseurs et de chorégraphes représentés par les nouveaux diplômés d'York. Dès 1974, Marcie Radler et Andrea Smith, étudiantes de cette université, fondent DANCEMAKERS, une compagnie de danse moderne au répertoire éclectique qui réunit jeunes et anciens chorégraphes. L'influence américaine se fait surtout sentir à Toronto, bien qu'elle touche aussi d'autres grandes villes. La Torontoise Jennifer MASCALL, qui avait participé aux expériences en danse postmoderne du New-Yorkais Douglas Dunn, guidera son intérêt pour l'improvisation vers Vancouver. C'est aussi dans cette ville qu'Iris Garland, de l'U. Simon Fraser, fait découvrir à ses élèves les oeuvres de divers chorégraphes modernistes américains et que, à une plus petite échelle, Helen Goodwin fait de même à l'U. de la Colombie-Britannique. La tradition Graham est introduite au Dancers Studio West de Calgary par Elaine Bowman, anciennement du Toronto Dance Theatre. À Edmonton, Brian Webb, qui a étudié longtemps avec Erick Hawkins, premier partenaire de danse de Graham, fait de même, alors qu'à Halifax, Jeanne Robinson dirige, jusqu'en 1987, le Nova Dance Theatre.
Au milieu des années 70, Danny GROSSMAN, qui, sous le nom de Danny Williams, est l'un des chefs de file de la célèbre Paul Taylor Dance Company de New York, vient s'établir au Canada pour travailler comme chorégraphe. En 1977, il fonde le Danny Grossman Dance Theatre, qui devient rapidement l'une des compagnies de danse moderne les plus populaires et les plus actives au pays.
Approches personnelles
Dans les années 80, une nouvelle génération de chorégraphes s'inspire d'une grande variété de styles et d'influences pour créer une approche personnelle. Les différences traditionnelles entre la danse classique et la danse moderne s'estompent à mesure que danseurs et chorégraphes partagent leurs idées et tentent d'apprendre les uns des autres. Les compagnies de ballet classique comme le BALLET NATIONAL DU CANADA et les Grands Ballets Canadiens invitent divers chorégraphes en danse moderne à travailler avec eux : Christopher HOUSE, Linda Rabin, Édouard LOCK et Ginette LAURIN collaborent avec les Grands Ballets, tandis que Danny Grossman, David Earle et Robert DESROSIERS le font avec le Ballet national. Par ailleurs, James KUDELKA, de formation classique, mais intéressé par le mouvement contemporain, crée des chorégraphies pour le Toronto Dance Theatre et Dancemakers.
Comme dans d'autres pays, le milieu de la danse moderne au Canada est plutôt informe et agité. Les compagnies naissent et meurent, et les chorégraphes et les danseurs travaillent souvent de façon indépendante. Le 15 Dance Lab de Toronto, fondé en 1972 par Lawrence et Miriam Adams, ex-danseurs du Ballet national, offre une tribune à ces artistes indépendants. Des endroits semblables sont créés dans tout le pays afin d'offrir un réseau de salles peu coûteuses à un nombre grandissant de chorégraphes et de danseurs indépendants. Parmi les organismes offrant ce genre de salles, citons les deux plus importants, le Danceworks de Toronto et Tangente de Montréal. Chaque été, Toronto accueille le Festival annuel des artistes de danse indépendants, événement d'importance où des chorégraphes de tout le Canada ou d'ailleurs peuvent présenter leurs oeuvres.
À la fin des années 70, Montréal est un centre d'expérimentation en danse moderne, suivant ainsi les traces du Groupe de la Place Royale et du Groupe Nouvelle Aire. Les chorégraphes Daniel Léveillé, Ginette Laurin et Édouard Lock suscitent l'intérêt du public. Lock fonde sa propre compagnie, La La La Human Steps, qui présente son style dégingandé, décontracté et d'influence punk. Au cours des années 80, les chorégraphes montréalais, traditionnellement d'orientation européenne, s'intéressent de plus en plus à l'expression hautement personnelle et théâtrale de la nouvelle danse. Les chorégraphes de nouvelle danse créent souvent une pièce unique qui dure environ une heure et partent en tournée jusqu'à ce qu'il soit temps d'en produire une nouvelle. Ainsi, ils ne montent pas un répertoire au sens traditionnel. Les chorégraphes québécois, en particulier, sont maintenant reconnus dans le circuit de danse européen, et Montréal accueille périodiquement d'importants festivals internationaux de nouvelle danse durant lesquels des chorégraphes canadiens et étrangers présentent leurs oeuvres.
Accès plus facile et variété d'expression
D'accès plus facile, la danse moderne au Canada touche maintenant un plus grand public. Le Robert Desrosiers Dance Theatre, qui offre une interprétation spectaculaire de la vision théâtrale surréaliste de Desrosiers, illustre bien combien l'accent est mis sur la valeur du spectacle et sur le désir de divertir. À la fin des années 80, sous la direction artistique de Tedd Robinson, assisté de Murray Darroch, les Winnipeg's Contemporary Dancers adoptent graduellement un style théâtral flamboyant et fantaisiste. Le directeur Tom Stroud semble grandement influencé par les valeurs de la nouvelle danse européenne.
À Vancouver, Karen JAMIESON, qui, en tant que Karen Rimmer, a joué un rôle clé dans la compagnie expérimentale Terminal City Dance, a su créer des chorégraphies chargées d'émotion. Afin de trouver de nouvelles façons d'intégrer la musique à la danse, un grand nombre de créateurs explorent d'autres médias que le mouvement. Jusqu'à sa fermeture en 1990, la Toronto Independent Dance Enterprise utilise souvent l'improvisation créatrice qui allie techniques de théâtre, texte oral et mouvement. Plusieurs chorégraphes en danse expérimentale tirent profit des nouvelles technologies de pointe en intégrant des vidéos à l'intérieur de leurs oeuvres et « font danser » les musiciens directement au coeur de la scène, devenant ainsi presque des danseurs. La grande variété d'approches adoptées par les chorégraphes canadiens et leur désir de toujours explorer de nouveaux territoires illustrent bien la vitalité de leur art et le développement de formes d'expression distinctes et personnelles. Si à ses débuts, la danse moderne canadienne dépendait grandement de sources d'inspiration extérieures, elle présente maintenant plusieurs facettes et a su trouver une identité qui lui est propre.