Éditorial

L'eugénisme : la pseudo-science qui se cache derrière une conception grossière de l'hérédité

L'article suivant est un éditorial rédigé par le personnel de l'Encyclopédie canadienne. Ces articles ne sont pas généralement mis à jour.

Selon le mot célèbre de lord Acton, « Les grands hommes sont presque toujours de vilains individus. » S'il en est ainsi, pour pouvoir célébrer le mérite de grands Canadiens, il nous faudra tolérer l'imperfection. Le mouvement eugénique du début du XXe siècle met justement à l'épreuve notre tolérance à l'égard des idées de plusieurs de nos héros que l'on croyait parfaits.

C'est Francis Galton, le cousin de Charles Darwin, qui, en 1883, invente le terme eugénisme (issu de deux mots grecs qui, une fois réunis, signifient bien né) pour décrire le processus visant à améliorer ou à altérer « les caractéristiques raciales, aussi bien physiques que mentales, des futures générations ». Les eugénistes prônent la stérilisation et l'isolement des handicapés mentaux, en plus de préconiser l'adoption d'une législation matrimoniale les visant particulièrement. Le mouvement s'étend à presque toute la planète, incluant le Canada.

La pseudo-science qui se cache derrière l'eugénisme (aussi appelé l'eugénique) repose sur une conception grossière de l'hérédité, selon laquelle « les gens engendrent leurs semblables », ce qui sous-entend que « les faibles d'esprit » transmettent inévitablement leur pathologie à leur descendance. Le mouvement qui appuie sa propagande sur ce discours à saveur faussement biologique trouve néanmoins un de ses terreaux les plus fertiles au Canada, dans la crainte des protestants anglo-saxons, terrifiés à l'idée d'être « abâtardis » par l'arrivée de groupes d'immigrants dégénérés.

Au Canada, un des premiers défenseurs de l'eugénisme est le psychiatre Charles Kirk Clarke qui lance l'idée d'un lien entre « faiblesse d'esprit » et immigration, en considérant comme tarées les personnes originaires de l'Europe centrale ou de l'Europe de l'Est. Cependant, celle qui, plus que tout autre, persuadera les Canadiens de la nécessité de l'eugénisme est Helen MacMurchy, qui, en 1915, devient « inspectrice des faibles d'esprit » de l'Ontario. Elle amène le Conseil national des femmes à appuyer la stérilisation comme moyen d'empêcher les mères de « remplir les berceaux de bébés dégénérés ».

qui, en 1915, devient « inspectrice des faibles d'esprit » de l'Ontario (avec la permnission de l' University of Toronto Archives/A1973-0026/293/67).

Les suffragettes et les mouvements pour la tempérance jouent un rôle déterminant dans le mouvement eugéniste. C'est en Alberta qu'ils ont le plus d'influence. Emily Murphy, la première femme magistrat du Canada, y répand largement l'idée que les mauvais gènes constituent un danger. « Les aliénés, proclame-t-elle, n'ont pas de droit à la postérité. » La suffragette et députée libérale Nellie McClung est une autre partisane influente de la stérilisation. Sa campagne pour la stérilisation des « jeunes filles simples d'esprit » jouera un rôle de premier plan dans l'adoption d'une loi eugénique en Alberta. Une autre de celles qui font partie des Célèbres cinq (Famous Five), l'honorable Irene Parlby, alerte à plusieurs reprises le public quant à nombre croissant de personnes présentant une « déficience mentale ». Selon elle, la « seule et unique solution efficace » au problème est la stérilisation.

Malgré l'ardeur de ces appuis, le gouvernement du parti des Cultivateurs unis de l'Alberta hésite à adopter une loi sur la stérilisation. Le premier ministre John Brownlee est loin d'y être favorable. La United Farmers Women's Association de Camrose soumet une résolution déclarant que « la stérilisation constitue une violation grave et brutale des droits de la personne les plus élémentaires ». Il est difficile de trouver meilleure objection, même aujourd'hui.

Malgré tout, la Sexual Sterilization Act de l'Alberta, loi préconisant l'eugénisme, est adoptée le 7 mars 1928. Elle crée une commission de l'eugénique qui a le pouvoir d'autoriser la stérilisation sexuelle des individus. De 1929 à 1972, cet organisme approuve la stérilisation demandée dans 4725 des 4800 cas qui lui sont soumis; l'opération sera, en fait, pratiquée sur 2822 personnes. La Colombie-Britannique adopte une loi similaire en 1933, mais est beaucoup moins rigoureuse dans son application. Quoi qu'il en soit, les dossiers de la Colombie-Britannique ont été détruits.

La commission de l'eugénique de l'Alberta poursuit ses activités en vase clos. Ni la vague de dégoût provoquée par les révélations sur la politique hitlérienne visant à purifier la race allemande, ni les solides réfutations des idées eugénistes par des scientifiques renommés n'ont d'impact sur son fonctionnement; elle poursuit son travail avec l'entier appui du gouvernement du Crédit Social. Le nouveau gouvernement conservateur de Peter Lougheed abolira enfin la loi en 1972.

Un cas juridique célèbre mettra finalement en lumière les horreurs de l'eugénisme. Leilani Muir poursuit le gouvernement albertain pour l'avoir séquestrée à tort, stigmatisée en tant que faible d'esprit et stérilisée. Plutôt que d'offrir un règlement hors cour acceptable, le gouvernement Klein ordonne la tenue d'un procès complet qui se déroule en 1995. La juge Joanne B. Veit statue que la Province a stérilisé Mme Muir à tort et ordonne que lui soient payés des dommages-intérêts. « Les circonstances entourant la décision de stériliser Mme Muir dénotent la manifestation d'une attitude si cavalière et si méprisante... et cette décision fut prise dans une atmosphère si peu respectueuse de la dignité de Mme Muir que, autant le sens de la décence de la société que celui de la cour s'en trouvent offensés », écrit Mme Veit dans son jugement.

L'histoire de l'eugénisme est l'histoire de la faillibilité de l'être humain, de gens qui ont recours à des théories extrêmes, convaincus qu'ils sont parfaitement dans leur droit. Faisant appel à la science pour étayer leurs prétentions, ils ignorent pourtant le principe fondamental de la science véritable - toujours avoir à l'esprit que l'on peut se tromper. C'est notre propre tolérance qui nous fera déterminer si le mérite des héroïnes de la lutte pour l'égalité des femmes se trouve diminué ou non par leur défense d'une idée aussi répugnante que l'eugénisme. Or, notre opinion découle aussi de notre choix d'exiger ou non de nos héros qu'ils dépassent la mentalité de leur époque. La véritable héroïne dans cette histoire est Leilani Muir.

L'attrait historique de l'eugénisme a bien sûr diminué, mais le concept est loin d'être disparu, émergeant de la confusion que suscitent les implications morales du génie génétique et de la recherche sur les cellules souches. Il ramène cette inquiétante foi absolue dans des solutions collectives à des problèmes moraux d'ordre personnel.