« Cinq!? Il y en a cinq? Mon Dieu! Qu'est-ce je vais donc pouvoir faire de cinq bébés? », s'exclame Oliva Dionne le 28 mai 1934, alors que sa femme, Elzire, vient de mettre au monde des quintuplées. Quand elle se rend compte que sa famille vient de passer de 7 à 12 personnes, Elzire, atterrée, peut seulement souffler « Sainte Marie! ». Oliva ne sait vraiment pas comment il va réussir à nourrir toute cette grande famille au beau milieu de la Crise. Bien sûr, il ne peut encore deviner ce qu'il adviendra de ses cinq filles.
La naissance des quintuplées, Émilie, Annette, Marie, Cécile et Yvonne, dépasse la compréhension de tous et tient du miracle. Les naissances multiples, presque banales aujourd'hui, sont un phénomène pratiquement inconnu dans les années 1930. La survie des quintuplées est assurément étonnante. Les circonstances extraordinaires de leur naissance fait de l'ombre à l'existence même de ces bébés.
À leur naissance, on ne s'attend pas à ce qu'ils survivent plus de quelques heures. Le Dr Allan Roy Dafoe, qui arrive pendant la troisième naissance, donne des directives très simples : les tenir au chaud, leur donner de l'eau au compte-gouttes, les baigner dans de l'huile d'olive et les laisser seuls. Ce dernier conseil est sûrement le plus sensé; il évite ainsi aux nouveau-nés le stress d'une manipulation excessive.
Or, voyant que les quintuplées vivent plus longtemps que ne s'y attendait le médecin, ce dernier, aidé de son équipe d'infirmières et d'assistants, prend la direction de la maisonnée en tenant les parents à l'écart. Dans son journal intime, l'infirmière Yvonne Leroux écrit : « Cinq petits bouts prématurés, décharnés, rachitiques, affamés - couchés à cinq dans un panier de boucher - calés entre des couvertures, emmaillotés dans des tissus à chemises et à draps [...] vaisselle décente, pas de moustiquaires, pas de portes, pas de propreté, puis des mouches le jour et des maringouins la nuit. Des voisins qui veulent aider mais qui finissent par être encombrants. »
Les quintuplées Dionne, de gauche à drote, Yvonne, Marie, Annette, Cécile, et Émilie (avec la permission des Archives d'Ontario/C9-6). |
Comme les bébés ne se contentent pas de survivre, mais prennent des forces, Oliva se demande de plus en plus comment il fera pour nourrir ses enfants. Cette préoccupation prend le pas sur toutes les autres.
La nouvelle des naissances multiples a mis la presse en ébullition. Dafoe, qui a réussi de justesse ses études de médecine et s'est inspiré du bon sens pour dispenser les soins, y est idéalisé comme modèle du médecin de campagne. Oliva, hostile envers les journalistes, y est diabolisé et présenté comme un opportuniste sans cœur. Elzire, femme aimante dont le seul désir est d'élever ses enfants, y est dépeinte comme une paysanne ignorante.
Ivan Spear, qui travaille pour le compte de l'Exposition universelle de Chicago, entrevoit le potentiel commercial de ces petits miracles. L'exposition, jusqu'ici un fiasco monumental, a besoin d'une nouveauté qui plaira aux familles. Encore sous le choc, Oliva rencontre Spear le 31 mai. Ils signent un contrat accordant à Oliva 100 $ sur le champ et une garantie de 250 $ par semaine jusqu'à la fin de l'année. Durant cette période, les bébés seront « exposés », et ce, en échange « des droits exclusifs sur toute image représentant les cinq filles, les photos de presse et les films, ainsi que sur tous les contrats de publicité qui pourraient être obtenus pour ou avec les enfants. » Il semble que Dafoe aurait dit à Oliva d'en tirer ce qu'il pouvait, vu que de toute façon les bébés avaient peu de chances de vivre bien longtemps.
L'annonce de l'« exposition vivante » de Spear fait les manchettes dans toute l'Amérique du Nord et suscite une multitude de contre-propositions. Le gouvernement de l'Ontario intervient au nom du roi qui, en dernier ressort, est responsable du bien-être de chacun de ses sujets. Le 27 juillet, les journaux de Toronto racontent que le procureur général Arthur Roebuck va user de son autorité pour résilier le contrat qui permet une telle exploitation et s'assurer que les bébés ne seront pas « escroqués par un spectacle de vaudeville ».
L'Ontario vote la Dionne Quintuplets Guardianship Act (loi sur la tutelle des quintuplées Dionne) pour protéger les fillettes et « assurer leur développement, leur éducation et leur bien-être » parce qu'« elles sont les seules quintuplés vivants connus et, en tant que tels, elles présentent un intérêt particulier pour les peuples du Canada et du monde ». Le gouvernement « protège » les petites filles en les installant confortablement à Quintland (au « pays des quintuplées »), une pouponnière spéciale où elles seront élevées à l'écart de leur famille, soignées non pas par leur mère mais par des infirmières dirigées par Dafoe, et où le public pourra les voir moyennant le prix d'entrée. Apparemment, personne ne relève l'ironie du fait que la « protection » des quintuplées contre l'exploitation à Chicago a permis de mieux les y soumettre en Ontario.
Les quintuplées Dionne deviennent un phénomène de marketing et une attraction touristique. Leur image sert à vendre n'importe quoi, des automobiles aux tomates en conserve. Les publicités du lait Carnation proclament que les bébés « croissent et se développent à merveille, grâce à lui. » En réalité, les bébés refusent de le boire... Pendant que les fillettes jouent dans leur chambre à Quintland, des touristes les regardent, s'émerveillent et... dépensent leur argent.
Dafoe touche 200 $ par mois, alors que leur père, qui siège à contrecœur au conseil de tutelle, en reçoit 100. Oliva entame une bataille qui durera neuf ans pour reprendre au gouvernement la tutelle de ses filles, qui génèrent des revenus considérables pour la province. Quand elles seront finalement rendues à leur famille, elles auront été vues par trois millions de personnes et seront devenues la plus importante attraction touristique du pays. Elles auront rapporté 500 millions de dollars au trésor provincial.