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Expédition canadienne dans l'Arctique

L’Expédition canadienne dans l’Arctique (1913-1918) est la mission d’exploration de l’Arctique la plus importante, la plus dispendieuse et la plus scientifiquement poussée de l’histoire du Canada.
Expédition arctique canadienne
L'équipe de l'expédition Stefansson quittant Collinson Point, en Alaska, le 16 mars 1914 (avec la permission des Bibliothèque et Archives Canada/C-23659).

L’Expédition canadienne dans l’Arctique (1913-1918) est la mission d’exploration de l’Arctique la plus importante, la plus dispendieuse et la plus scientifiquement poussée de l’histoire du Canada. La mission, qui a employé bon nombre d’Iñupiat (Inuits de l’Alaska), d’Inuvaluits (Inuits de l’Arctique de l’Ouest) et d’Inuinnait (Inuits du cuivre), a permis d’affirmer la souveraineté du Canada dans l’archipel arctique canadien, de découvrir de nouvelles îles, de recartographier le Grand Nord et d’amasser une abondance de données scientifiques.

L’expédition, la première du genre financée par le gouvernement canadien, est considérée à la fois comme un grand accomplissement et un désastre, notamment à cause des décisions de son commandant, le controversé explorateur Vilhjalmur Stefansson. L’équipage compte plus de 100 personnes, dont le zoologue et commandant adjoint Rudolph Martin Anderson, l’anthropologue Diamond Jenness, et des douzaines de chasseurs, de guides et de couturières des Iñupiat, Inuvialuits et Inuinnait. En plus de ses activités de recherche scientifique et culturelle, l’expédition découvre les îles Lougheed, Borden, Meighen et Brock, des régions alors inconnues mêmes des Inuits. L’expédition permet au Canada de renforcer sa souveraineté sur l’Arctique, et donne à Vilhjalmur Stefansson une réputation double : pour ses partisans, il est un visionnaire de génie; pour ses détracteurs, il est un mythomane manipulateur.

Contexte

Jusqu’au début du XXe siècle, le gouvernement canadien n’a pas fait grand-chose pour clamer son autorité sur le Grand Nord, ni même pour explorer les îles arctiques que l’Angleterre lui a cédées, en 1880. Les activités clandestines des explorateurs et des baleiniers étrangers poussent toutefois Ottawa à augmenter sa présence sur l’archipel en créant un poste de commandement de la Police à cheval du Nord-Ouest (PCN-O) sur l’île Herschel, ainsi qu’une mission de surveillance extracôtière commandée par Joseph-Elzéar Bernier.

C’est à cette époque que l’anthropologue et chercheur d’origine canadienne Vilhjalmur Stefansson commence ses explorations du Nord avec deux missions financées par des fonds privés. La première est une expédition menée entre 1906 et 1908 par les explorateurs danois Ejnar Mikkelsen et américain Ernest de Koven Leffingwell, qui vise à trouver des territoires inexplorés dans la mer de Beaufort. Elle se solde par un échec. La deuxième, organisée par Vilhjalmur Stefansson avec l’aide de Rudolph Martin Anderson, permet d’effectuer des recherches ethnographiques et scientifiques sur le territoire compris entre Pointe Barrow, en Alaska, et le golfe du Couronnement. En 1913, Vilhjalmur Stefansson organise une autre expédition grâce au financement de plusieurs organisations américaines, dont le Muséum américain d’histoire naturelle et la National Geographic Society. Le montant dont il dispose, toutefois, ne lui convient pas. C’est pourquoi il demande le soutien du premier ministre Robert Borden et du gouvernement canadien.

Craignant que les voyages de Vilhjalmur Stefansson financés par les Américains mènent à la découverte de nouveaux territoires dans l’archipel arctique canadien, et sachant fort bien qu’une autre expédition américaine menée par Donald Baxter MacMillan était déjà prévue au nord de l’île d’Ellesmere, le premier ministre Robert Borden décide d’agir. De fait, il informe Vilhjalmur Stefansson que « Le gouvernement préfère assumer entièrement les coûts de l’expédition, puisque tout territoire encore inconnu dans les régions nordiques devrait être ajouté au territoire canadien. »

Planification et objectifs

L’expédition est placée sous la tutelle du ministère du Service naval et de la Commission géologique du Canada. Ses nouveaux objectifs, conséquemment, mettent l’accent sur l’exploration géographique tout autant que sur la recherche scientifique multidisciplinaire. L’expédition est donc séparée en deux sous-groupes : le Northern Party, un groupe plus petit et mené par Vilhjalmur Stefansson part à la recherche de nouveaux territoires dans la mer de Beaufort, et le Southern Party, une opération plus vaste, sous les ordres de Rudolph Martin Anderson, effectue des recherches scientifiques de tout genre dans les environs du golfe du Couronnement. Bien que Vilhjalmur Stefansson soit officiellement aux commandes de toute l’expédition, il n’en dirige que le Northern Party.

La phase de planification se révèle particulièrement difficile pour Vilhjalmur Stefansson et Rudolph Martin Anderson, donnant naissance à des tensions qui se répercutent sur tout l’équipage. Rudolph Martin Anderson n’est pas le seul que Vilhjalmur Stefansson fait grincer des dents : d’autres membres de l’expédition contestent en effet ses compétences administratives et organisationnelles, et remettent en cause la sûreté de l’expédition. Robert Bartlett, un explorateur de l’Arctique aguerri, craint entre autres que le navire-mère de l’expédition qu’il commande, le Karluk, soit trop fragile pour les eaux glacées de la région. En 1921, Vilhjalmur Stefansson répond aux critiques en faisant référence à la Première Guerre mondiale : « Je n’ai jamais su comprendre ceux qui chantent les louanges des millions d’hommes qui sont tombés durant la lutte pour le progrès politique, mais qui, d’une même voix, condamnent le sacrifice d’une douzaine de vies au nom du progrès scientifique. L’avancement de la science est l’avancement de la vérité, et “la vérité vous affranchira”. »

Robert A. Bartlett
En 1913, Bartlett commande le « Karluk », bâtiment ravitailleur de l’expédition canadienne dans l’Arctique. Photo de Lomen Brothers.

Disparition du Karluk

En juin 1913, l’expédition met les voiles vers l’Alaska à bord du Karluk, jusqu’alors amarré à Victoria, en Colombie-Britannique. À Nome, en Alaska, l’expédition fait l’acquisition de deux autres goélettes, l’Alaska et le Mary Sachs. Le Southern Party embarque dans les deux goélettes et entame son voyage vers l’est, jusqu’à ce que l’aggravation de l’état des glaces le force à hiverner à Collinson Point, en Alaska.

Entre-temps, le 13 août, le Northern Party et le Karluk sont faits prisonniers par la glace, à quelque 362 kilomètres au nord de Pointe Barrow. Le 20 septembre, Vilhjalmur Stefansson recrute cinq compagnons et part chasser le caribou. C’est la dernière fois qu’ils verront le Karluk. Deux jours après son départ, le Karluk est poussé par les blizzards vers la Sibérie. Il dérive jusqu’à environ 97 km au nord-est de l’île Wrangel. Le 11 janvier 1914, les glaces crèvent la coque du navire. Si les 25 membres de l’équipage et du personnel de l’expédition survivent au naufrage, ils se retrouvent néanmoins au beau milieu de nulle part, sur la mer glacée. Peu après, quatre hommes périssent en tentant de rejoindre l’Alaska, tandis que quatre autres meurent avant d’atteindre l’île voisine, Herald. Les autres membres du Northern Party atteignent la terre ferme et relativement sécuritaire de l’île Wrangel, où ils établissent un campement.

Pour sauver l’équipage, Robert Bartlett et un chasseur inuit alaskain nommé Kataktovik entreprennent une dangereuse marche sur la glace qui sépare la côte russe et celle de l’Alaska. À destination, ils dépêchent une mission de sauvetage. Sur l’île Wrangel, l’équipage du Karluk doit composer avec des conditions plus qu’hostiles et une faim grandissante. Deux d’entre eux perdent la vie des suites d’une néphrite (une inflammation des reins), et un autre meurt d’une blessure par balle, qui pourrait être aussi bien être le fruit d’un accident, d’un meurtre ou d’un suicide. William Laird McKinlay, un des survivants qui a rejoint l’armée britannique peu de temps après son sauvetage, affirme que « Rien, ni les horreurs du front ouest, ni les décombres d’Arras, ni même l’enfer qu’a été Ypres et la boue de la Flandre précédant Passchendaele, ne pourra effacer les souvenirs que j’ai de cette année passée dans l’Arctique. » Le 7 septembre 1914, Olaf Swenson, un aventurier et commerçant de fourrure américain, sauve les naufragés à bord de sa goélette, le King and Winge.

Southern Party

Au moment où les passagers du Karluk échouent sur l’île Wrangel, les membres du Southern Party sont à passer l’hiver à Collinson Point, où ils apprennent à chasser et à voyager sur la terre ferme. Grâce au travail des topographes John Ruggles Cox et Kenneth Chipman, du géologue J. J. O’Neil et d’Inuits comme Roxy Memoganna, l’expédition cartographie toute la côte de la frontière internationale jusqu’aux rives est et ouest du delta de la rivière Mackenzie.

À l’été de 1914, le Southern Party arrive enfin au détroit de Dolphin-et-Union et établit son quartier général dans le havre Bernard. Aidé de chasseurs, de guides et de couturières inuits, dont Kohoktok et sa femme, Munnigorina, le chasseur Ayrunna et l’interprète Patsy Klengenberg (le fils de l’union entre un commerçant et trappeur renommé et sa femme, une Inuite de l’Alaska), le groupe commence à se disperser dans la région. En février 1915, Rudolf Martin Anderson, l’anthropologue Diamond Jenness et le biologiste marin Frits Johansen explorent le cours inférieur de la rivière Coppermine, guidés par Adam Ovayuak, Ambrose Agnavigak et Ikey Bolt, tandis que Diamond Jenness visite un vaste village de neige construit sur la glace par les Inuinnait près de l’île de Berens. L’anthropologue part également vivre quelques mois avec un groupe d’Inuits sur l’île Victoria, où il est adopté par Ikpukkuaq et Higilaq.

Au début du printemps 1915, le Southern Party entreprend son périple vers l’inlet Bathurst, qu’il cartographie et étudie longuement. Les scientifiques continueront leur exploration de la région, entourant le golfe du Couronnement jusqu’en 1916, effectuant de fait de vastes études de terrain dans des domaines variés comme la botanique, la géologie, la géographie, l’océanographie et la zoologie. Diamond Jenness s’attarde longuement à la culture et à la langue des Inuinnait, enregistrant même certaines de leurs chansons et de leurs traditions orales.

À l’été 1916, le groupe repart vers Victoria, les cales pleines de nouvelles données scientifiques. Le pays, alors concentré sur la Première Guerre mondiale, leur réserve un accueil sans flaflas.

Northern Party

Après avoir quitté le Karluk, en 1913, Vilhjalmur Stefansson passe le plus clair de l’hiver suivant sur la côte alaskaine à essayer de trouver un nouvel équipage, d’obtenir des vivres et de l’équipement et de faire l’acquisition d’une nouvelle goélette. En mars 1914, il rejoint Rudolph Martin Anderson et le Southern Party à Collinson Point pour leur annoncer son intention d’utiliser le Mary Sachs et une partie de leurs provisions et de leur équipement pour son exploration. Rudolph Martin Anderson accuse alors Vilhjalmur Stefansson de saboter son expédition au profit d’une errance sans but dans les eaux glacées de la mer de Beaufort. Ce dernier rétorque que seules son exploration et la découverte de nouveaux territoires feront de l’expédition une initiative respectable et fructueuse aux yeux du gouvernement et du peuple canadiens.

Peu après, Vilhjalmur Stefansson et deux volontaires, Storker T. Storkerson et Ole Andreasen, effectuent un voyage en traîneau de 3 mois et quelque 800 km sur la mer de Beaufort jusqu’à l’île Banks, où ils sont ravitaillés par le Mary Sachs. Pendant trois ans, Vilhjalmur Stefansson, soutenu par un petit groupe majoritairement inuit, vit sur l’archipel, établissant de petits campements d’hiver sur l’île Banks et sur la côte sud de l’île Melville. Il explore la côte nord-est encore inconnue de l’île Victoria et, en 1915, découvre les îles Brock et Borden (maintenant île Mackenzie King). L’année suivante, il découvre également les îles Lougheed et Meighen.

Durant ses explorations nordiques, Vilhjalmur Stefansson espère prouver qu’il est possible pour une expédition de subsister des ressources de la terre et de la mer. S’il arrive à survivre pendant aussi longtemps, toutefois, c’est grâce au travail acharné des chasseurs et des couturières inuits qui l’accompagnent, notamment Alingnak et sa femme, Guninanna. Les guides Emiu et Natkusiak, quant à eux, s’avèrent d’une aide précieuse pendant les féroces tempêtes de neige et lorsque des blessures graves touchent le groupe. D’ailleurs, même si Vilhjalmur Stefansson proclame l’autosuffisance de ses pratiques, force est d’admettre que la faim tenaille souvent son groupe et que l’état de santé général ne cesse de s’appauvrir.

Malgré des ordres du gouvernement l’invitant à rentrer au bercail, Vilhjalmur Stefansson choisit de rester plus longtemps dans l’Arctique. En mars 1917, un petit groupe s’aventure sur les glaces de mer au nord de l’île Borden et atteint même le 80e parallèle nord (la plus haute latitude atteinte par l’expédition) avant que le scorbut le force à rebrousser chemin. Avant qu’il commence son voyage vers l’Alaska, à l’été 1917, il a prévu un autre voyage dans la mer de Beaufort. Lorsqu’il tombe malade, au début de 1918, toutefois, c’est plutôt Storker T. Storkerson qui complétera les cinq derniers mois d’exploration du Northern Party.

À l’automne 1918, après s’être remis de sa maladie, Vilhjalmur Stefansson revient enfin dans le sud. Là, il réalise que l’expédition a été largement ignorée, à cause de la Première Guerre mondiale qui fait rage. Même si l’initiative a permis de faire une foule de découvertes scientifiques et géographiques, elle a également pris la vie de 17 hommes : 11 après le naufrage du Karluk, 4 durant les voyages du Northern Party et 2 encore durant ceux du Southern Party. Le budget de l’expédition, originalement de 75 000 $, a débordé à plus de 559 972 $ à la fin de l’aventure.

Une guerre des mots éclate bientôt entre Vilhjalmur Stefansson et d’autres membres de l’expédition, Rudolph Martin Anderson en tête. Ces derniers affirment en effet que leur commandant était peu fiable, vaniteux et motivé par son seul profit. Vilhjalmur Stefansson, quant à lui, accuse le Southern Party d’insubordination et le critique sévèrement dans son livre à succès, The Friendly Arctic.

Vilhjalmur Stefansson promeut l’idée que le Canada ne peut espérer garder l’Arctique en ne faisant que la colorier en rouge sur ses cartes. Il milite pour l’occupation du Grand Nord, et pousse le gouvernement canadien à revendiquer le territoire à l’extérieur de l’archipel, notamment l’île Wrangel. Vilhjalmur Stefansson voit l’Arctique comme une « Méditerranée polaire amicale », dépeignant la région comme le centre du monde et la clé d’un futur prospère pour le Canada. Malgré la popularité de ses idées, l’explorateur ne mènera plus jamais d’expédition dans l’Arctique.

Impact

Bien peu d’expéditions ont eu un impact aussi majeur pour l’histoire canadienne dans l’Arctique que l’expédition de Vilhjalmur Stefansson et Rudolph Martin Anderson. À l’échelle locale, l’expédition permet aux produits européens, à une économie basée sur les salaires, ainsi qu’au gouvernement canadien de rejoindre certains groupes inuits pour la première fois. Elle introduit également dans ces groupes de nouvelles technologies, comme les aiguilles à coudre, les allumettes et les fusils. À l’échelle nationale et internationale, l’expédition constitue certainement l’expression la plus significative de la souveraineté du Canada dans l’Arctique. L’expédition mène à la découverte de milliers de kilomètres carrés de terres et d’océans, et compte les dernières grandes découvertes terriennes de l’archipel arctique canadien. Grâce à elle, de grands pans de la carte de l’Arctique, de la côte alaskaine jusqu’au inlet Barthurst, sont redessinés, corrigeant ce faisant certaines des plus flagrantes erreurs des anciens travaux cartographiques. Lors de ses périples sur la glace, le Northern Party effectue un suivi bathymétrique de l’océan, et esquisse le plateau continental du Canada, de l’Alaska jusqu’à l’île du Prince-Patrick. Le Southern Party, quant à lui, récolte des milliers d’échantillons géologiques, de spécimens biologiques et d’artéfacts culturels, prend un nombre impressionnant de photographies, enregistre plus de 50 minutes de séquences vidéo et cumule pour 14 volumes de données scientifiques. Encore aujourd’hui, ces données sur l’Arctique de l’Ouest sont utilisées par les chercheurs.