Éditorial

Glenn Gould, le génie solitaire

L'article suivant est un éditorial rédigé par le personnel de l'Encyclopédie canadienne. Ces articles ne sont pas généralement mis à jour.

Un élégant jeune homme se présente sur scène et jette un coup d'œil discret à l'auditoire. Il s'installe maladroitement sur un siège bancal écourté, se penche vers l'avant et étend les bras vers le clavier.

Dès les premières notes, il est transformé; la gargouille se fait ange. Il se balance en rythme et fredonne, fermant les yeux en signe d'extase, sa main libre dessinant dans les airs une sculpture musicale.

Accords et arpèges s'envolent sans effort de ses doigts et les notes brillent comme des perles, donnant vie à des voix intimes.

Seul chez lui ou, comme en ce jour de mai 1957, sur la scène du Conservatoire de Moscou, ​Glenn Gould joue avec le même mysticisme. Parce qu'il est le tout premier musicien occidental à être invité en Russie soviétique, quelques curieux sont venus l'entendre. À l'entracte, les spectateurs en délire répandent la nouvelle. Quand Gould revient sur scène, la salle est pleine à craquer.

Sviatoslav Richter, un jeune pianiste considéré par beaucoup comme le plus grand pianiste de l'époque, en reste ébahi. « Je pourrais jouer Bach aussi bien, confiera-t-il plus tard à un ami, mais il faudrait que je travaille très fort. C'est ça, le génie de Glenn Gould.» Le compositeur Dimitry Tolstoy déclare : « Gould est un extraterrestre. Il est tout simplement impossible pour un humain de jouer du piano comme ça! »

L'effet de Gould sur certaines des jeunes femmes qui l'ont vu est enivrant. L'une d'elles s'adresse à lui ainsi : « Bien-aimé maestro incomparable et charmant venu du monde merveilleux des contes de fées. Notre poète du piano. » Par son jeu, son répertoire axé sur Bach et les compositeurs modernes et ses démonstrations d'individualisme, Gould ouvre une nouvelle ère de liberté d'expression en Union soviétique et change le climat musical dans le monde entier.

Gould est l'un des musiciens les plus brillants et les plus complexes du XXe siècle. On le voit en répétition, en 1974 (photo de Walter Curtin, 1974/avec la permission des Archives nationales du Canada/PA-137052).

Gould ne sort pas d'un conte de fées; il est né à Toronto en 1932. Sa mère, Flora, est pianiste et chanteuse et entend cultiver le talent de son fils. Elle lui apprend à lire la musique avant les mots. Ses dons sont évidents : attaque parfaite, dextérité miraculeuse et troublante habileté à lire et à mémoriser la musique à vue. Que ce soit à cause de surprotection maternelle ou de la nature de son génie, il reste que Gould éprouve le besoin extrême d'éviter tout contact social. D'après lui, « pour l'humain, l'isolement est une composante indispensable du bonheur». À 19 ans, il quitte l'école et travaille avec acharnement à ses interprétations de Bach, dans la solitude du chalet familial au lac Simcoe.

L'année suivante, le 2 janvier 1955, il fait ses débuts américains à Washington. Paul Hume, critique renommé, écrit : « Glenn Gould est un pianiste doté de dons uniques pour le monde…Nous n'avons aucun pianiste de son talent, peu importe l'âge. » Après un seul autre concert « hors de ce monde » à New York, il signe un contrat avec Columbia Records. Les gens de chez Columbia se montrent pourtant très sceptiques quand il choisit les Variations Goldberg de Bach pour son premier album. À cette époque, l'œuvre est considérée comme obscure et injouable. Son interprétation vivante et enjouée lui vaut une célébrité mondiale.

Malgré l'effet profond que produit Gould sur ses auditoires, il déteste les concerts. La tension qu'ils lui imposent, ainsi que la pauvreté de son alimentation et l'abus de médicaments hypothèquent sa santé. Il quitte la scène en 1964 et devient le premier grand musicien à se consacrer exclusivement à l'enregistrement.

Au milieu de la quarantaine, il ne ressemble plus au jeune homme rayonnant qui a brisé bien des cœurs en Russie. Il paraît vieux et défait. Depuis sa disparition prématurée, le 4 octobre 1982 à l'âge de 50 ans, son génie, ses enregistrements, ses écrits, sa philosophie, sa psychologie et même sa pharmacie ont été l'objet d'intarissables spéculations.

Le jeu et la personne de Gould marquent profondément ceux qui l'entendent. Le musicologue Vladimir Tchinaev explique en ces mots ce qui le distingue de tous les autres pianistes : « C'est un solitaire. Il existe par lui-même. C'est ce qui lui attire de nombreux admirateurs, dont des marginaux comme lui, qui considèrent que le monde qui les entoure est moins important que l'état de l'âme. » Il était, comme il a lui-même décrit Jean-Sébastien Bach, « un exemple d'homme qui a enrichi son époque en n'y participant pas ».

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