Grande Noirceur | l'Encyclopédie Canadienne

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Grande Noirceur

La période dite de la Grande Noirceur au Québec recoupe les 19 années au pouvoir (1936–1939, 1944–1959) du premier ministre Maurice Duplessis. Son nom tire ses origines des souffrances ressenties par la génération qui a vécu au cours de cette période. Cependant, certains critiquent les excès auxquels a donné lieu le mythe de la Grande Noirceur et son usage dans la création d’un consensus populaire autour de la Révolution tranquille.

Maurice Duplessis, 1952

(Bibliothèque et Archives Canada/3215193)

Les racines d’un mythe

Plusieurs jeunes, qui ont grandi au Québec entre les années 1930 et 1950, disent « avoir vécu dans un monde triste, empreint de morosité et de peur du péché ». Pour eux, la culpabilité, la solitude et l’angoisse sont le quotidien des Canadiens français de cette époque. La vie sociale est prétendument dominée par l’Église et le catholicisme qui établissent les normes et les valeurs de tous. Les idées modernes et libérales sont réprimées en faveur d’un conservatisme social appuyé par l’Église et l’Union nationale de Maurice Duplessis. De plus, le régime Duplessis est vu comme régressif et corrompu en matière de gouvernance et de développement. Certains accusent Maurice Duplessis de vendre les ressources et les ouvriers du Québec au profit des grands industrialistes. Ces critiques sont le fondement du mythe de la « Grande Noirceur ».

Avec le décès de Maurice Duplessis en 1959 et l’élection des Libéraux en juin 1960, nombreux sont ceux qui souhaitent rompre avec l’autorité cléricale, le ruralisme et le « bossisme » — processus qui banalise les privilèges, la corruption et le clientélisme — de Maurice Duplessis. L’opposition devient un projet formalisé de réforme contre les vérités catholiques et l’autorité cléricale au profit d’une démocratisation politique, culturelle, sociale et économique. Ce mouvement a pour but de favoriser la justice sociale par le développement de l’État providence et l’accroissement de la participation citoyenne à la vie publique.

Déjà dès les années 1930, des sociologues et des théologiens venus de France et des États-Unis décrivent un Québec sans vie intellectuelle et caractérisent la société canadienne-française de « folk society », une société traditionnelle n’ayant que partiellement intégré la modernité. En étudiant les difficultés de modernisation du Québec, ils ont une influence importante sur la naissance de la sociologie, de la science politique et des sciences historiques au Québec. Le discours des « retards et empêchements » domine donc l’interprétation de l’histoire du Québec. En essayant de comprendre le changement social, plusieurs intellectuels essaient de légitimer, parfois involontairement, une part du mythe de la Grande Noirceur. En 1961, Léon Dion parle déjà d’un « ancien régime » pour qualifier l’époque duplessiste. Les excès, le manque de compassion et la résistance au monde moderne de Maurice Duplessis appellent à une « révolution » pour s’extraire du statu quo.

La question de la mémoire historique est particulièrement importante et elle explique en partie les différentes interprétations de cette période. Malgré cela, le mythe de la Grande Noirceur comme étant une période profondément régressive continue à colorer l’interprétation historique des Québécois.

La vérité derrière le mythe

Le mythe de la Grande Noirceur manque de nuances par rapport aux retards politiques, religieux et économiques – pourtant réels – dont souffrent les Canadiens français durant la période de Maurice Duplessis.

En 1921, moins de la moitié des Canadiens français au Québec résident dans une ville de mille habitants, contre deux tiers des Ontariens. (Voir aussi Ontario.) Les cultures ouvrière et urbaine ressemblent à plusieurs égards à celles d’autres villes nord-américaines. Certes, entre 1939 et 1943, la masse salariale des emplois industriels double en taille au Québec. Or, la production manufacturière, en 1950, ne représente toujours que 55 % de celui de l’Ontario. De plus, entre 1926 et 1958, le revenu personnel stagne à environ 72 % de celui de l’Ontario. L’écart entre le Québec et le reste de l’Amérique du Nord est réel, mais pas aussi considérable que le prétend le mythe de la Grande Noirceur.

Si le clergé appuie l’Union nationale en 1936, c’est surtout parce que le programme de l’Union nationale s’inspire des enseignements du Pape. Cependant, l’Église entretient également des rapports avec des candidats de tous les partis. D’abord mû par une soif de pouvoir, Maurice Duplessis ne semble pas « éveiller de sympathie particulière parmi les prêtres », qui ont chacun des idées sur la manière de régler les problèmes de l’heure. Ainsi, le clergé ne privilégie pas nécessairement l’Union nationale par rapport aux autres partis politiques. (Voir aussi Système de partis ; Ultramontanisme.)

Dans sa rhétorique politique, Maurice Duplessis représente le cultivateur comme ayant « le bon sens, la stabilité et le patriotisme » sans lequel il n’y aurait « pas de progrès possible au Québec ». (Voir aussi Agriculture au Canada.) Mais toutes proportions gardées, les dépenses des gouvernements fédéral et provincial augmentent à un rythme similaire dans la plupart des secteurs. En éducation, notamment, les dépenses publiques au Québec passent en éducation de 4,6 millions à 181 millions entre 1944 et 1959. Pendant son règne, le gouvernement Duplessis construit 4 000 écoles pour que les enfants prennent le chemin de l’école en plus grand nombre. Au niveau de l’enseignement supérieur, on atteint un sommet de 24 000 étudiants en 1955–1956, puis 75 000 en 1966–1967. Il faudra attendre les années 1980 et 1990 pour que la différence entre le Québec et l’Ontario s’amoindrisse.

Maurice Duplessis et l’Église apportent aussi leurs contributions au développement intellectuel du Québec. Certains attribuent à Maurice Duplessis d’avoir consolidé, avec l’Église, un sentiment nationaliste à la source du néonationalisme des années 1960. Les voix qui s’élèvent contre le dogmatisme et pour la démocratisation proviennent souvent de religieux et de laïcs pratiquants. On en trouve des exemples importants, dont Les Insolences du frère Untel (1960), du frère mariste Jean-Paul Desbiens, qui dénonce le manque de liberté et de rigueur dans l’instruction au Québec. Et malgré les critiques du cléricalisme, on ne cherche généralement pas à tout séculariser. La majorité souhaite « convertir la pensée chrétienne » afin d’entrer de manière inédite dans la modernité.

La Grande Noirceur n’est pas non plus une période de stagnation culturelle. De nombreuses institutions culturelles, comme le théâtre du Rideau vert (1948) et les Éditions de l’Homme (1958), ont vu le jour en pleine Grande Noirceur.


Constat de la période duplessiste et de la Révolution tranquille

Selon Martin Meunier, le Québec a plutôt connu une modernisation « lente mais effective » de son économie, ses valeurs et son identité. Le mythe de la Grande Noirceur exagère l’idée d’une stagnation du Québec en matière de développement. La Révolution tranquille peut ainsi être vue comme le résultat d’un long processus auquel l’Église catholique contribue pour faire évoluer le Québec d’une société traditionnelle à une société moderne. Pour sa part, le déclin de l’influence de la religion catholique dans la culture québécoise survient bien plus tard dans les dernières décennies du 20e siècle. L’abandon constant et progressif de la pratique de la messe et des sacrements s’effectue depuis le tournant du millénaire.