Travailleurs, histoire des
L'histoire des travailleurs est l 'histoire des changements intervenus dans les conditions et les activités de l'ensemble des gens qui travaillent. Aujourd'hui, la plupart des Canadiens adultes gagnent leur vie en touchant des salaires et des traitements, et partagent donc les conditions de dépendance liée à l'emploi qui définissent la « classe ouvrière » . L 'histoire du Canada a généralement négligé le travailleur canadien et l'histoire des travailleurs malgré le fait que les Canadiens aient toujours travaillé. Jusqu 'à récemment, l'histoire de cette classe s 'intéressait surtout au syndicalisme ou au mouvement ouvrier (les syndicats sont des organisations créées par les travailleurs dans le but de renforcer leur position face aux employeurs et, parfois, aux gouvernements).
Bien que l'essor des organisations de travailleurs offre un point de départ commode pour aborder l 'histoire de la classe ouvrière, il faut se rappeler que, hier comme aujourd'hui, la plupart des travailleurs n 'étaient pas membres d'un syndicat; en 1996, seulement 33,9 p. 100 des salariés non agricoles du Canada sont syndiqués. Cependant, puisque les syndicats ont souvent poursuivi des objectifs à l 'avantage de tous les travailleurs, le mouvement syndical a maintenant une place établie dans la société canadienne.
Les travailleurs canadiens ont contribué de nombreuses façons au développement de la société canadienne, mais ce n'est que graduellement que nous incorporons à notre perception du passé du Canada l'histoire des travailleurs dans le contexte de leur famille, de leur collectivité et de leurs lieux de travail. Les historiens canadiens étudient souvent les diverses identités culturelles et régionales de leur pays, mais les conditions de vie de la classe ouvrière se révèlent être maintenant un des thèmes unificateurs de l'histoire canadienne (voir Travail).
Travail
La classe ouvrière se constitue dans le Canada anglais du XIXe siècle sous l'effet de l'expansion du capitalisme industriel dans l'Amérique du Nord britannique. À l'époque, beaucoup de Canadiens, pour assurer leur subsistance, sont fermiers, pêcheurs ou artisans indépendants, et toute leur famille participe à la production des biens (voir Histoire de l'enfance). L'écart croissant entre riches et pauvres à la campagne, l'essor des industries primaires (voir Utilisation des ressources), la construction de canaux et de chemins de fer, la croissance des villes et de l'industrie de fabrication, voilà autant de facteurs qui expliquent l'émergence d'une nouvelle main-d'oeuvre dont les relations avec les employeurs sont tributaires d'un marché du travail capitaliste où la participation des femmes et des enfants est moins grande qu'auparavant.
Les villes fermées (qui dépendent de la production d'une seule ressource, le charbon par exemple) apparaissent durant la période coloniale et fournissent aux compagnies un réservoir de main-d'oeuvre qualifiée tout en assurant aux travailleurs une certaine stabilité. Pour répondre aux actes de violence, les compagnies prennent diverses mesures pouvant aller de la fermeture du magasin général dont elles sont propriétaires au recours à la milice. Le travail domestique (servantes, ménagères, etc.) constitue alors le principal emploi salarié pour les femmes.
Le travail des enfants (voir Enfants au travail atteint son sommet vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle, et son ampleur est accrue par l'arrivée d'enfants immigrants envoyés de Grande-Bretagne par diverses sociétés d'aide à l'enfance. Les travailleurs sont souvent exploités de façon cruelle; leur sécurité d'emploi et l'aide qu'ils peuvent recevoir en cas de maladie, de blessures ou de décès sont pratiquement nulles.
Pendant la majeure partie du XIXe siècle, les syndicats sont habituellement de petites organisations locales et souvent illégaux. C'est ainsi qu'en 1816, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse interdit aux travailleurs de négocier de meilleurs horaires ou des hausses de salaire sous peine d'emprisonnement. Les travailleurs, qu'ils soient syndiqués ou non, ne protestent pas moins, et parfois violemment, contre leurs conditions de travail. Des grèves violentes et de grande ampleur éclatent dans les années 1840 sur les chantiers du canal Welland et du canal de Lachine. Malgré l'hostilité ambiante, des syndicats locaux sont solidement établis avant la fin des années 1850 dans beaucoup de centres urbains, surtout chez les ouvriers qualifiés comme les typographes, les fabricants de chaussures, les fondeurs, les tailleurs, les tonneliers et les boulangers.
Le mouvement ouvrier gagne en cohésion lorsque les syndicats créent des assemblées locales et nouent des liens avec les syndicats britanniques et américains des mêmes métiers. En 1872, les travailleurs des centres industriels de l'Ontario et de Montréal appuient massivement le Mouvement pour une journée de travail de neuf heures, qui cherche à ramener de 12 à 9 heures la journée de travail. Leurs meneurs sont James Ryan à Hamilton, John Hewitt à Toronto et James Black à Montréal. Les typographes de Toronto font la grève contre leur employeur George Brown, tandis qu'à Hamilton, 1500 travailleurs paradent dans les rues le 15 mai 1872.
Le Syndicat du Travail du Canada, au nom ambitieux, se constitue en 1873 et représente surtout les syndicats du Sud de l'Ontario. En 1883 lui succède le Congrès des Métiers et du Travail du Canada (CMT), qui servira longtemps de porte-parole aux travailleurs du pays. En Nouvelle-Écosse, la Provincial Worksmen's Association (1879) se fait le porte-parole des mineurs d'abord, puis d'autres travailleurs des Maritimes.
La plus importante organisation de l'époque est celle des Chevaliers du Travail, qui organise plus de 450 assemblées comptant plus de 20 000 membres partout au pays. Ils forment un syndicat industriel (voir Syndicalism Industriel) qui rassemble les travailleurs sans égard au métier, au sexe ou à la race (l'exclusion des Chinois est l'unique exception). Particulièrement forts en Ontario, au Québec et en Colombie-Britannique, les Chevaliers sont des partisans convaincus de la démocratie économique et sociale, et critiquent souvent la société capitaliste industrielle qui se développe. Parmi leurs dirigeants les plus illustres, citons Alexander Wythe Wright, Thomas Phillips Thompson et Daniel J. O'Donoghue.
Vers la fin du XIXe siècle, l'importance de la « question ouvrière » est reconnue. La grève des typographes de Toronto en 1872 amène le premier ministre du Canada, sir John A. Macdonald, à déposer la Loi des unions ouvrières, qui établit qu'il ne faut pas considérer les syndicats comme des conspirations illégales. Le rapport que publie en 1889 la Commission royale sur les relations entre le capital et le travail démontre les profondes répercussions de l'industrialisation au Canada, et les commissaires appuient fermement les syndicats comme mode valable d'organisation des travailleurs : « Lorsqu`un homme vend son travail, il doit en cela être sur un pied d'égalité avec celui qui l'achète. » Un autre signe de cette reconnaissance a lieu en 1894 lorsque le gouvernement fédéral institue la Fête du Travail, jour férié national fixé au premier lundi de septembre.
Le renforcement du capitalisme canadien au début du XXe siècle accélère la croissance de la classe ouvrière. Venus des campagnes ainsi que de Grande-Bretagne et d'Europe, des centaines de milliers de gens affluent vers les centres urbains et les chantiers des régions pionnières du pays (voir Hommes de chantiers). La plupart des travailleurs restent pauvres, devant peiner quotidiennement pour s'assurer de quoi manger, se vêtir et se loger. Dans les années 20, la plupart ne sont pas dans une meilleure situation financière que leurs prédécesseurs.
Il n'est donc pas étonnant que la majorité des grèves portent sur les salaires, mais elles servent aussi à protester contre les conditions de travail, des contremaîtres impopulaires et de nouveaux règlements ainsi qu'à défendre des collègues licenciés. Les travailleurs qualifiés craignent particulièrement que l'avènement de nouvelles machines et de nouvelles conceptions de la gestion d'entreprise ne les prive de certains aspects traditionnels de leur autorité sur les lieux de travail.
L'augmentation du nombre de leurs membres n'empêche pas l'apparition de dissensions entre les syndicats, ce qui réduit leur efficacité. Les plus agressifs sont les syndicats de métier, qui n'admettent habituellement que les travailleurs les plus qualifiés. Les syndicats industriels sont moins courants, même si certains, comme les Travailleurs unis de la mine (United Mine Workers), sont importants. La Fédération américaine du travail (American Federation of Labor, fondée en 1886, voir AFL-CIO) unifie les syndicats de métier américains et, par l'entremise de l'organisateur canadien John A. Flett, accrédite plus de 700 syndicats locaux au Canada entre 1898 et 1902; la plupart d'entre eux sont affiliés au Congrès des métiers et du travail (CMT). Lors des assemblées du CMT en 1902, les syndicats de métiers de la AFL votent l'exclusion de tous les syndicats canadiens, y compris les Chevaliers du travail, qui sont en conflit de juridiction avec les syndicats américains. Cette démarche creuse le fossé entre les syndicats au Canada.
Les attitudes des gouvernements n'aident pas non plus la cause des syndicats. Ceux-ci sont certes légaux, mais la loi leur accorde peu de droits. Les employeurs peuvent licencier à volonté les syndiqués, et la loi ne les oblige pas à reconnaître un syndicat choisi par leurs employés. En cas de grève, ces employeurs peuvent demander au gouvernement de faire intervenir l'armée et la milice pour rétablir l'ordre, ce qui se produit effectivement plus de 30 fois avant 1914 (voir, par exemple, la Grève des manutentionnaires de Fort William).
Avec la création du ministère du Travail en 1900, le gouvernement fédéral s'implique progressivement dans le règlement des conflits de travail. La Loi sur les enquêtes en matière des différends industriels (1907), conçue par William Lyon Mackenzie King, exige que certains groupes importants de travailleurs, tels que les mineurs et les cheminots, passent par une période de conciliation avant d'entamer une grève « légale » . Comme les employeurs restent libres d'ignorer les syndicats, de licencier des employés, d'embaucher des briseurs de grève et de quérir l'aide des militaires, les syndicats finissent par s'opposer à cette loi.
Une des étapes les plus marquantes du mouvement ouvrier d'avant 1914 est l'apparition du syndicalisme industriel révolutionnaire, un mouvement international prônant le rassemblement de tous les travailleurs en un seul organisme syndical en vue de renverser le système capitaliste et de redonner aux travailleurs le contrôle de la vie politique et économique. Les Industrial Workers of the World (IWW), association fondée en 1905 à Chicago, gagnent rapidement l'appui de travailleurs de l'Ouest du Canada, tels que les terrassiers, les pêcheurs, les bûcherons et les cheminots. En 1912, les « Wobblies » font la manchette partout au pays lors de la grève menée par 7000 cheminots immigrants maltraités contre le Canadian Nortern Railway dans le canyon du Fraser. Une série de facteurs, y compris son interdiction par le gouvernement, accélère la disparition de ce mouvement durant la guerre.
La Première Guerre mondiale exerce une influence profonde sur le mouvement ouvrier. Alors que les travailleurs portent le poids de l'effort de guerre au pays et versent leur sang sur les champs de bataille, beaucoup d'employeurs connaissent la prospérité. Les travailleurs sont exclus de la planification du temps de guerre et protestent contre la conscription et autres mesures de guerre. De nombreux travailleurs s'affilient pour la première fois aux syndicats, dont les effectifs se gonflent pour atteindre 378 000 personnes en 1919. Avec la fin de la guerre, les grèves se multiplient partout au pays; en 1919, on en compte plus de 400, dont la plupart sont en Ontario et au Québec.
Trois grèves générales sont aussi déclenchées cette année-là, soit à Amherst (Nouvelle-Écosse), à Toronto et à Winnipeg. L'arrestation des dirigeants de la grève de Winnipeg et la répression violente des grévistes montrent que dans le cas d'un conflit de travail de cette envergure, le gouvernement ne reste pas neutre (voir Grève générale de Winnipeg). C'est aussi en 1919 qu'est fondée à Calgary la One Big Union (OBU), syndicat radical né des cendres des IWW, qui ne tarde pas à revendiquer l'affiliation de 50 000 membres provenant des secteurs de la forêt, des mines, des transports et de la construction.
La création de la OBU et duParti Communiste du Canadan'empêchent pas le mouvement ouvrier de reculer durant les années 20, à l'exception des mineurs de charbon et des sidérurgistes de l'île du Cap-Breton qui, sous l'impulsion de James Bryson McLachlan, se rebellent à plusieurs reprises contre une des compagnies les plus importantes du pays (voir Grèves au Cap-Breton dans les années 20.).
Les années 30 marquent un tournant décisif pour les travailleurs. Le chômage constitue le principal problème de la décennie. Au plus fort de la Crise des années 30, plus d'un million de Canadiens sont sans travail, soit près de 25 p. 100. L'aide d'urgence s'avère inadéquate et est souvent dispensée dans des conditions humiliantes (voir Camps de secours pour les chômeurs, ). Les associations de chômeurs se battent contre les mises à pied et recueillent des appuis en faveur de l'assurance-chômage qui sera finalement instaurée en 1940.
Une des protestations les plus spectaculaires est la marche sur Ottawa de 1935, dirigée par un ancien Wobbly, Arthur « Slim » Evans, un organisateur de l'Association nationale des travailleurs en chômage. La Crise vient de démontrer la nécessité pour les travailleurs de s'organiser, de sorte qu'en 1949, les syndicats comptent plus d'un million de membres. L'essor des organisations syndicales vient en bonne partie des nouvelles industries de production de masse dont les travailleurs n'intéressent pas les syndicats de métiers : caoutchouc, électricité, sidérurgie, automobile et emballage.
Dans nombre de ces industries, la Ligue pour l'unité ouvrière(1929-1936) d'obédience communiste a déjà fait un travail de pionnier en faveur du syndicalisme industriel. La grève d'Oshawa (du 8 au 23 août 1937), qui voit 4000 travailleurs affronter la General Motors, est l'une de celles qui contribuent le plus à asseoir le nouveau syndicalisme industriel au Canada. Beaucoup de ces nouveaux syndicats, reliés au Congrès des organisations industrielles des États-Unis (Congress of Industrial Organizations, CIO), sont exclus du CMT et forment alors le Congrès Canadien du Travail (CCT) en 1940.
Vers le début de la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement fédéral cherche à bâillonner les syndicats par des contrôles des prix et des restrictions au droit de grève (voir Commission des Prix et du Commerce en Temps de Guerre et Conseil National du Travail en Temps de Guerre), mais beaucoup de travailleurs refusent d'attendre la fin des hostilités pour obtenir de meilleurs salaires et la reconnaissance syndicale. Des grèves comme celle des ouvriers des mines d'or de Kirkland Lake en 1941 convainquent le gouvernement de changer de politique. En janvier 1944, le décret en conseil CP 1003, adopté d'urgence, protège le droit des travailleurs à se syndiquer et oblige les employeurs à reconnaître les syndicats choisis par leurs employés. Cette réforme longtemps attendue devient, après la guerre, la pierre angulaire des relations industrielles au Canada et s'exprime dans la Loi sur les relations industrielles et sur les enquêtes visant les différends du travail (1948) et dans des mesures législatives provinciales.
Au lendemain de la guerre, une vague de grèves balaie le pays. Les travailleurs font des gains importants en salaires et en heures de travail, et beaucoup de conventions collectives comportent des procédures de grief et des innovations comme les congés payés. Quelques grèves d'envergure nationale cherchent à contester les disparités régionales des salaires. La grève aux usines Ford de Windsor, en Ontario (du 12 septembre au 29 décembre 1945), commence par le débrayage de 17 000 travailleurs. Cette grève longue et acerbe donne lieu à la décision historique du juge Ivan C. Rand, qui accorde la retenue obligatoire des cotisations syndicales (voir Formule Rand; Grève de Windsor). Cette retenue contribue à assurer aux syndicats la sécurité financière, même si certains affichent leur crainte de voir s'installer ainsi la bureaucratie dans les syndicats.
Vers la fin de la guerre, les travailleurs sont plus politisés qu'autrefois. Le mouvement ouvrier apparaît sur la scène politique en 1872, lorsque le premier travailleur (Henry Buckingham Witton, de Hamilton) est élu au Parlement comme député conservateur, comme le sera aussi en 1888 A.T. Lépine, un dirigeant des Chevaliers du travail à Montréal. En 1874, le typographe d'Ottawa D.J. O'Donoghue est élu à l'Assemblée législative de l'Ontario comme candidat travailliste indépendant. Les candidats et les partis travaillistes obtiennent souvent l'appui des syndicats locaux. En 1900, Arthur W. Puttee, un des fondateurs du Parti Travailliste, et Ralph Smith , président du CMT, sont élus au Parlement. Le Parti Socialiste du Canada a l'appui des éléments radicaux et fait élire quelques députés en Alberta et en Colombie-Britannique. Durant la guerre, des politiques telles que la conscription encouragent les syndicats à intensifier leur activité politique aux paliers provincial et fédéral. Aux élections fédérales de 1921, des candidats travaillistes briguent les suffrages dans chacune des neuf provinces : Robert Boyd Russell, secrétaire général de la OBU, est défait, tout comme J.B. McLachlan, de l'île du Cap-Breton, mais J.S. Woodsworthde Winnipeg et William Irvinede Calgary sont élus.
Par suite de la catastrophe sociale engendrée par la Crise des années 30, les travailleurs sont davantage attirés vers une politique radicale ; ils accroissent leur appui au Parti communiste et fondent la Co-operative Commonwealth Federation(CCF). Durant les années 40, ce parti forme l'opposition officielle provinciale en Colombie-Britannique, en Ontario et en Nouvelle-Écosse. En 1944, la Saskatchewan élit un premier gouvernement CCF. Vers la fin de la décennie, le CCF et le Parti communiste comptent ensemble 50 000 membres.
Les nouveaux droits des travailleurs et l'avènement de l'état providence sont les deux conquêtes décisives des années 30 et 40, assurant aux classes laborieuses du Canada une protection contre les grands revers économiques. La position du mouvement ouvrier dans la société se renforce par la formation du Congrès du Travail du Canada (CTC, 1956), qui allie la Fédération américaine du travail (American Federation of Labor) et le Congrès Canadien du Travail tout en absorbant la OBU. Le CTC joue un rôle actif dans la création du Nouveau Parti Démocratiqueet l'apparition de centrales syndicales (Centrales Syndicales Nationales) rivales telles que la Confédération des Syndicats Canadiens1975) et la Fédération Canadienne du Travail (1982) ne l'empêche pas de continuer à représenter plus de 60 p. 100 des syndiqués.
En raison de la croissance continue de l'emploi dans le secteur public pendant cette période, un salarié sur cinq est à l'emploi de l'État dans les années 70. À l'exception de la Saskatchewan, qui accorde des droits syndicaux à ses employés en 1944, il faut attendre la grève nationale illégale des postiers (voir Grèves des poste) pour que les employés du secteur public obtiennent au milieu des années 60 des droits de négociation collective semblables à ceux des autres salariés. En 1996, trois des six syndicats les plus importants du Canada sont des Syndicats de le fonction publique, et leur essor renforce encore la prédominance au Canada des syndicats d'origine canadienne par rapport à ceux d'origine américaine. En effet, plus de 60 p. 100 des syndiqués appartiennent à des syndicats proprement canadiens. Plusieurs gros syndicats industriels, parmi lesquels les Travailleurs canadiens de l'automobile, renforcent cette tendance en se séparant de leurs homologues américains.
L'augmentation du nombre de femmes au travail représente un autre changement important. Vers 1996, le taux de participation des femmes dans la population active dépasse les 59 p. 100. Les femmes forment 45 p. 100 de la population active et plus de 40 p. 100 des effectifs syndicaux. Ce changement se traduit par la plus grande place que prennent les dirigeantes syndicales et par l'attention portée aux questions des congés de maternité, de la garde des enfants, du harcèlement sexuel et de la rémunération égale pour un travail de valeur égale.
Malgré les conquêtes du mouvement syndical, les sources de conflits de travail n'ont pas disparu. Des employeurs résolus sont en mesure de s'opposer aux syndicats en embauchant des briseurs de grève et en refusant de signer une première convention collective. Les travailleurs n'ont pas plus d'influence directe qu'autrefois sur les décisons d'investissement dont dépend la répartition de l'activité économique dans le pays. Les conventions collectives attachent certes plus d'importance aux questions de santé, de sécurité et de changements technologiques, mais le droit des employeurs de gérer leurs biens l'emporte toujours sur le droit de regard que réclament les travailleurs sur les conditions et la finalité de leur travail.
Les gouvernements interviennent souvent de manière à restreindre les droits des syndicats. il leur arrive, comme dans le cas de la grève des bûcherons de Terre-Neuve de 1959, de mettre certains syndicats hors la loi. Depuis les années 60 et 70, ils imposent de plus en plus souvent des règlements par voie législative, surtout lorsqu'ils sont en conflit avec leurs propres employés. Malgré les politiques de l'État providence, beaucoup de travailleurs continuent de souffrir de l'insécurité économique et de la pauvreté.
Le marché du travail capitaliste ne réussit pas à garantir le plein emploi aux travailleurs canadiens, de sorte que depuis les années 80, les statistiques en comptent régulièrement plus d'un million en chômage. C'est surtout dans les régions moins développées, comme les Maritimes, que beaucoup de travailleurs ne disposent que d'un travail à temps partiel ou saisonnier, ce qui en fait un réservoir de main-d'oeuvre pour l'économie du pays. La plupart des travailleurs d'aujourd'hui ont plus de sécurité que leurs prédécesseurs du XIXe siècle, mais beaucoup sont menacés de nos jours par la mondialisation de l'économie et les nouvelles stratégies des employeurs cherchant à réduire leurs frais de personnel.
DAVID FRANK
Québec
Comme peu de travaux sont consacrés à l'histoire de la classe ouvrière au Québec, nous limitons notre historique à une seule facette de son expression, le syndicalisme. Avant l'industrialisation (environ 1870-1880), la plupart des entreprises opèrent sous un mode artisanal. En 1851, elles ne sont que 37 à compter plus de 25 travailleurs. Les concentrations les plus importantes de salariés se retrouvent dans les scieries (voir Histoire du commerce du bois, la construction et les travaux de terrassement des canaux et des chemins de fer.
Les premiers syndicats qui apparaissent au début du XIXe siècle parmi certains groupes d'ouvriers de métier sont faibles, sans lien entre eux et éphémères. Mais à trois reprises, les syndicats montréalais tentent de se regrouper en association plus large : en 1834, pour obtenir la journée maximale de travail de 10 heures ; en 1867, pour former la Grande Association ; et enfin, en 1872, pour obtenir la journée de 9 heures. Toutefois, ces associations ne survivent que quelques mois, et peu de syndicats passent à travers la crise économique de 1873. À l'époque, les travailleurs se manifestent aussi collectivement en faisant grève (on en compte 137, de 1815 à 1880) et en mettant sur pied des sociétés de secours mutuels (voir Mouvement coopératif)qui versent des prestations en cas de maladie ou de décès. Ces premières organisations, syndicales et autres, marquent le développement d'une conscience collective chez les travailleurs, désireux de se protéger contre l'insécurité de la vie urbaine et de civiliser le marché capitaliste du travail qui les traite comme une marchandise.
L'activité manufacturière dépasse les échanges commerciaux extérieurs vers 1880 et les gouvernements deviennent alors acquis aux objectifs de la bourgeoisie industrielle. La population de Montréal double de 1871 à 1891 et la ville devient la capitale financière et industrielle du Canada. À cette période, le syndicalisme rejoint un nombre croissant de travailleurs grâce aux syndicats internationaux et aux Chevaliers du Travail, deux organisations venant des États-Unis. Les syndicats internationaux qui se développent parmi les travailleurs de métier apportent le système de la négociation collective selon lequel les salaires, les conditions de travail et l'apprentissage sont négociés avec l'employeur et confirmés dans une convention collective. Pour les Chevaliers, l'amélioration du sort économique des travailleurs par la négociation collective est secondaire ; ils recherchent plutôt une réforme en profondeur de la société industrielle, espérant abolir le salariat et miser sur un système de production basé sur les coopératives et la petite entreprise.
Les Chevaliers contribuent pour beaucoup à la formation des conseils centraux de Montréal (1886) et de Québec (1891) qui ont pour rôle d'acheminer les réclamations des syndicats vers les conseils de ville. À partir de 1886, ils participent aussi aux activités du Congrès des métiers et du travail du Canada qui joue un rôle de lobby auprès du gouvernement fédéral et du gouvernement du Québec afin de promouvoir des lois favorables aux travailleurs. Pour la période qui va de 1886 à 1930, ces instances donnant une voix aux travailleurs sur le plan politique réclament, entre autres, des gouvernements des réformes électorales, l'enseignement gratuit et obligatoire, des programmes sociaux comme les pensions de vieillesse et l'assurance-chômage de même que la nationalisation des entreprises de services publics. Ces revendications témoignent d'un projet de société qu'on caractériserait de nos jours de social-démocrate, visant à réformer et non à abolir le système capitaliste.
Les unions internationales connaissent une croissance rapide au début du siècle et éliminent les Chevaliers du travail. Elles comptent plus 100 syndicats en 1902 avec un effectif d'environ 6000 membres. Leur emprise sur le syndicalisme québécois est contestée d'abord par des syndicats nationaux qui refusent tout lien avec les syndicats américains et qui espèrent édifier un véritable syndicalisme canadien. Mais ils ne se développent guère, ayant du mal à se répandre à l'extérieur du Québec. La plus grande menace pour les syndicats internationaux provient de syndicats catholiques mis sur pied, à partir de 1907, par des membres du clergé qui lui reprochent de pratiquer un syndicalisme de confrontation et de diffuser des idées « socialistes et anticléricales » . Ces syndicats nés dans divers diocèses du Québec forment une centrale syndicale en 1921 (Confédération des travailleurs catholiques du Canada) et commencent alors à transformer leur pratique syndicale pour l'orienter vers la négociation de bonnes conventions collectives de travail. Cependant, même avec l'appui clérical, ils ne réussissent pas à attirer plus du quart des syndiqués au Québec, la majorité restant fidèle aux syndicats internationaux (voir Doctrine sociale de l'église Catholique ; Confédération des Syndicats Nationaux).
En 1931, les syndicats comptent environ 72 000 membres, ce qui représente 10 p. 100 des travailleurs salariés, un pourcentage similaire à celui de l'Ontario. Ce sont surtout des cheminots, des ouvriers de la construction et des travailleurs de métier dans l'industrie manufacturière. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le syndicalisme se répand parmi les travailleurs semi-qualifiés et non qualifiés dans les industries de production de masse comme le textile et la métallurgie. Les syndicats catholiques organisent une portion de ces travailleurs, mais ce sont surtout les syndicats internationaux affiliés à la centrale américaine CIO qui font les gains les plus importants. L'organisation de ces travailleurs provoque une hausse importante du niveau de syndicalisation qui atteint 20,7 p. 100 en 1941 et 26,5 p. 100 en 1951. Pendant la guerre, la tâche d'organisation est facilitée à cause de la rareté de la main-d'oeuvre et de l'adoption de la Loi des relations ouvrières, en 1944. Inspirées du Wagner Act américain, les principes de cette loi, qui protège et favorise le droit des travailleurs à la négociation collective, sont encore de nos jours à la base du système de relations du travail.
Pendant les années 50, les centrales syndicales deviennent un foyer d'opposition au conservatisme du gouvernementDuplessis, combattant les lois pour restreindre les droits syndicaux et réclamant un plus grand interventionnisme de l'État dans le domaine social. Leur lutte pave la voie à l'avènement de la révolution tranquille. Au cours des années 50, les syndicats internationaux représentent 50 p. 100 de l'effectif syndical contre 30 p. 100 pour les syndicats catholiques dont la centrale modifie son nom en 1960 pour celui de Confédération des syndicats nationaux (CSN).
Au milieu des années 60, le visage du syndicalisme change avec l'organisation massive des travailleurs des secteurs public et parapublic (fonctionnaires, enseignants, employés d'hôpitaux, etc.), bien décidés à relever leurs salaires et leurs déplorables conditions de travail. À la suite de grèves illégales en 1963 et 1964, ils obtiennent le droit de négociation et de grève, un moyen de pression qu'ils ne se priveront pas d'utiliser au cours des années 70. Leur organisation est largement responsable de la hausse du niveau de syndicalisation de 30,5 p. 100 à 37,6 p. 100 entre 1961 et 1971, un des taux les plus élevés parmi les provinces canadiennes.
Leur présence et le climat de changement social découlant de la Révolution tranquille provoquent une radicalisation du mouvement syndical dans les années 70. Le Québec devient la province la plus fertile en grève et les trois principales centrales syndicales québécoises (CSN, FTQ, CEQ) développent une vive critique du système capitaliste à partir de l'idée de lutte de classes. Des affrontements majeurs ont lieu parmi les employés des secteurs public et parapublic qui négocient conjointement en front commun leur contrat de travail avec le gouvernement à partir de 1972. La stratégie de front commun permet un meilleur rapport de force des syndicats et un relèvement significatif de leurs conditions de travail.
Les syndicats ressentent durement la récession économique de 1981-1982 et le taux de chômage élevé qui perdure durant les années 80 et 90. Les centrales modifient alors leur discours, abandonnant leur condamnation globale du système capitaliste et faisant la promotion de la concertation avec le patronat pour créer de l'emploi. Le niveau de grève chute fortement au cours de cette période et le militantisme des syndicats du secteur public et parapublic s'effrite sous le coup de lois répressives. Néanmoins, le niveau de syndicalisation reste élevé au Québec pendant cette période, s'établissant à environ 40 p. 100 (37,4 p. 100 en 1997). Enfin, le nationalisme des trois principales centrales évolue depuis la fin des années 60 vers un appui à l'indépendance politique du Québec. C'est évident après l'échec de l'accord du lac Meech en 1989 alors qu'elles deviennent la principale force sociale derrière le « Oui » au référendum de 1995 (voir Référendum du Québec --1995).
JACQUES ROUILLARD
Historiographie
Les écrits de chaque période au sujet de l'histoire du mouvement ouvrier au Canada reflètent les préoccupations spécifiques suscitées par les luttes concrètes de leur temps. Dans le Canada du XIXe et du début du XXe siècle, les travailleurs ne sont pas un sujet de choix des études savantes. Certes, des commmissions royales fournissent une documentation abondante sur la condition des travailleurs et leurs efforts en vue de s'organiser, et quelques rares défenseurs de la classe ouvrière publient leur évaluation des progrès des travailleurs canadiens en tant que force sociale et politique. Cependant, si l'on se préoccupe de ces travailleurs, c'est de façon pragmatique et avec des objectifs explicitement politiques, et lorsque l'État commande des études à leur sujet, comme celle que réalise R.H. Coats en 1915 sur le coût de la vie, elles portent directement sur leurs besoins immédiats tels qu'ils sont perçus.
Entre 1929 et 1945 en Grande-Bretagne et aux États-Unis, l'histoire du travail s'oriente vers l'étude de l'activité politique, de la croissance et de la consolidation des syndicats, de la conquête progressive des droits à la négociation collective et de l'amélioration des salaires et des conditions de travail. Au Canada, les personnes associées à l'émergence d'un nouveau milieu social-démocrate ont des préoccupations similaires et préconisent la propriété publique, l'intervention de l'État et la préservation des libertés civiles.
À la tête de ce groupe de socialistes modérés se trouve l'historien Frank Hawkins Underhill, auquel se joignent des sociologues, des économistes et des chercheurs des universités McGill et de Toronto, notamment Francis Reginald Scott, Eugene Alfred Forsey et Stuart Jamieson. Forsey publiera en 1982 Trade Unions in Canada 1812-1902, qui offre une importante vue d'ensemble du développement du syndicalisme canadien au XIXe siècle, tandis que Jamieson publiera en 1968 Times of Trouble, une monographie commandée par le gouvernement sur les grèves de la période de 1900 à 1966. Dans les années 30 et 40 cependant, ces personnages jouent un rôle plus politique en appuyant la League For Social Reconstruction et en prêtant leur concours à la Co-operative Commonwealth Federation (CCF).
On a souvent l'impression que les intellectuels partisans dusocialismeconsidèrent les travailleurs comme les bénéficiaires passifs des réformes sociales qu'ils cherchent à instaurer. Les tenants de la pensée sociale-démocrate accordent au travail sa place dans le discours théorique et définissent le caractère des études consacrées à la classe ouvrière. Ils voient dans le mouvent ouvrier une des forces dont ils peuvent attendre un appui, mais ils ne sont pas foncièrement intéressés aux travailleurs en tant que classe sociale. Leur étude du monde du travail s'intéresse donc aux syndicats et aux activités politiques des travailleurs tout en vantant le leadership pertinent et humain du CCF et les réformes qu'il est le seul à pouvoir offrir.
Après 1945, l'histoire du travail commence d'abord à s'écrire dans les universités canadiennes. Elle apparaît souvent, surtout chez les historiens professionnels, de façon incidente à l'étude d'autres sujets. Dans un article paru en 1943 dans la Canadian Historical Review sous le titre « George Brown, Sir John Macdonald, and the "Workingman" » , Donald Grant Creighton montre comment l'intérêt porté à de grands personnages politiques peut déboucher sur l'histoire jamais écrite du monde du travail. L'ouvrage de D.C. Master, The Winnipeg General Strike (1950), se pésente comme une partie d'une grande étude à faire sur le crédit social en Alberta. J.I. Cooper publie « The Social Structure of Montreal in the 1850s » dans le rapport annuel (1956) de la Société Historique du Canada ; il s'agit d'un premier pas dans la recherche sur la vie quotidienne des travailleurs.
La plupart des études consacrées aux travailleurs canadiens ne sont pas l'oeuvre d'historiens. Le politicologue Bernard Ostry écrit sur les rapports entre travail et politique dans les années 1870 et 1880. Les travaux les plus novateurs viennent de l'économiste et historien de l'économie H.C. Pentland (Labour and Capital in Canada (1650-1860), 1981), dont les études contestent les idées reçues, et du critique littéraire Frank Watt. Ils affirment que par leurs luttes concrètes et leurs attaques dans la presse contre les monopoles et la corruption politique, les travailleurs ont formulé une critique fondamentale de la société canadienne du XIXe et du début du XXe siècle, et cela bien avant le soulèvement de Winnipeg et l'apparition du mouvement Social Gospel et du CCF.
De telles études ont probablement moins de poids dans les milieux universitaires que parmi les sympathisants du Parti communiste qui s'intéressent à l'histoire, comme Bill Bennett et Stanley Ryerson, auteurs d'histoires sur les débuts du Canada et les travailleurs canadiens. Dans les cercles établis des historiens professionnels, Kenneth McNaught exerce une influence beaucoup plus forte : issu du mouvement social-démocrate des années 40, il acquiert de l'influence moins par ses écrits, assez peu nombreux en matière d'histoire du travail, que par le nombre de ses étudiants diplômés qui donneront ses lettres de crédit à l'histoire du travail dans les années 70.
Dans ses travaux, McNaught souligne l'importance du leadership dans la vie des travailleurs canadiens et adopte l'approche institutionnelle de l'économiste du travail Harold Logan. Ce dernier s'était consacré à partir des années 20 à l'enseignement de l'économie du travail et à l'écriture sur ce suje, et avait publié la première vue d'ensemble convenable sur la montée du syndicalisme au Canada, intitulée Trade Unions in Canada (1948). Ses écrits des années 30 et 40 mettaient en lumière les luttes intestines au sein du mouvement ouvrier canadien entre les partisans du CCF et les tenants du Parti communiste.
Les arguments de Logan contre le communisme et les affrontements sur le terrain pendant cette période donnent des orientations précises à la pensée des intellectuels sociaux-démocrates : par exemple, l'antimarxisme (identifié à l'opposition au Parti communiste stalinien) fera dorénavant à tout jamais partie de leur optique du monde du travail au Canada. Leur horizon semble se borner à l'étude des institutions, des réformes sociales et de la bonne façon de diriger le mouvement progressiste et les travailleurs eux-mêmes. Un modèle du genre est l'ouvrage de McNaught, A Prophet in Politics (1959), qui est une biographie de James Shaver Woodsworth, le père de la social-démocratie au Canada et une figure centrale de l'histoire du radicalisme.
En 1965, Stanley Mealing publie dans la Canadian Historical Review un article sur le concept de classe sociale dans l'interprétation de l'histoire du Canada (« The Concept of Social Class in the Interpretation of Canadian History »). Il conclut que peu de travaux d'historiens ont porté sur la vie des travailleurs et qu'en s'intéressant à la notion de classe, on ne modifierait pas de façon très marquée le modèle d'interprétation de notre histoire. Bientôt apparaissent d'importantes études sur le Parti communiste, le CCF-NPD, le radicalisme des débuts et l'orientation politique générale du mouvement ouvrier.
Au début des années 70 sont et seront publiées des études portant sur des faits importants pour la classe ouvrière, tels que l'essor du Congrès des organisations industrielles (CIO), l'affermissement de la Fédération américaine du travail (AFL) avant 1914, le mouvement ouvrier radical de l'Ouest et la grève générale de Winnipeg. Viennent ensuite des recherches sur la One Big Union, la réponse des gouvernements au radicalisme des immigrants et les conditions de vie et de travail à Montréal au début du XXe siècle.
Parmi les principaux auteurs de ces nombreuses d'études sur les travailleurs, citons Irving Abella, David Bercuson, Robert Babcock, Ross McCormack et Donald Avery. Leurs travaux, ajoutés aux études menées sur le mouvement ouvrier par des spécialistes en sciences sociales comme Paul Phillips, Martin Robin, Leo Zakuta, Gad Horowitz et Walter Young ainsi que par les historiens Desmond Morton et Gerald Caplan, font de l'histoire du travail un domaine reconnu de la recherche historique professionnelle. Leurs études sur l'histoire du travail subissent, probablement inconsciemment, l'influence des préoccupations sociales-démocrates des années 40 : question du leadership, événements marquants, situations exigeant des réformes, idéologie et évolution de certaines catégories de syndicats. Des cours sur l'histoire du travail se donnent pour la première fois, la Société historique du Canada crée un comité spécialisé et une revue, Le Travailleur/Labour, est lancée en 1976. En 1980, Desmond Morton et Terry Copp publient Working People, une histoire illustrée des travailleurs canadiens. Un nombre croissant d'histoires des syndicats destinées au grand public paraissent dans les années 70 et 80.
Après 1975 apparaît un nouveau groupe d'historiens qui s'inspirent moins de la social-démocratie des années 40 et davantage duMARXISMEde la fin des années 60 et du début des années 70. Ils sont tout d'abord frappés par l'importance générale de la théorie et étudient une série de débats internes du marxisme occidental après 1917, afin de comprendre la nature de la structure des classes et la situation de dépendance de la classe ouvrière dans les sociétés capitalistes.
Ensuite, plusieurs d'entre eux trouvent leur inspiration dans les travaux d'auteurs britanniques et américains (E.P. Thompson, Eric Hobsbawm, David Montgomery et Herbert Gutman) publiés dans les années 60, qui marquent une rupture par rapport aux histoires antérieures du travail. Enfin, l'émergence de l'histoire des femmes leur fournit une troisième influence, complémentaire, qui les oblige à tenir compte du processus par lequel la main-d'oeuvre se reproduit dans la famille et se socialise dans une relation particulière avec les structures d'autorité et de travail.
En général, les auteurs qui élaborent l'histoire du travail au début des années 80 sont unis par le projet commun d'écrire l'histoire sociale des travailleurs. Cette histoire garde certes un intérêt primordial pour les institutions, les activités politiques et les conditions matérielles de vie des travailleurs, mais déborde sur des aspects encore inexplorés de leur vécu, à savoir la vie familiale, les loisirs, les associations communautaires, ainsi que les méthodes de travail et les formes de domination exercées par les patrons, qui influencent autant l'évolution des syndicats que la vie des travailleurs non syndiqués.
L'ensemble de ces travaux s'intéressent à l'histoire des travailleurs abordée en fonction de la place qu'occupent les classes sociales dans la société canadienne. La classe y est perçue comme une relation réciproque bien qu'inégale entre ceux qui vendent leur travail et ceux qui l'achètent. Certaines études privilégient les aspects structurels et en grande partie impersonnels de cette expérience des rapports de classe (la taille des familles de travailleurs, le nombre de travailleurs qu'on trouve dans certains secteurs du marché du travail, les niveaux de salaire et les taux de chômage), alors que d'autres mettent en lumière les activités culturelles des travailleurs et les batailles qu'ils mènent dans leur lieu de travail ou leur collectivité. Enfin, ce groupe d'historiens est dans l'ensemble moins disposé à rejeter à prime abord le radicalisme qui caractérise les activistes du syndicalisme communiste et socialiste.
Certains ouvrages publiés par cette génération d'historiens tentent d`explorer en détail le vécu de la classe ouvrière. Citons Labouring Children (1980) de Joy Parr, qui examine les expériences de travail des enfants immigrants pauvres ; A Culture of Conflict (1979) de Bryan Palmer, qui porte sur les travailleurs qualifiés de Hamilton à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ; Toronto Workers Respond to Industrial Capitalism 1867-1892 (1980) de Gregory Kealey, qui est une étude semblable sur les travailleurs de Toronto, et Dreaming of What Might Be (1982) où Kealey et Palmer retracent l'histoire des Chevaliers du travail en Ontario de 1880 à 1900.
Quantité d'articles et de thèses de maîtrise et de doctorat traitent de sujets jamais encore abordés par l'histoire du travail : les formes rituelles de résistance, les modes de transmission héréditaire du métier de cordonnier, le rôle de l'économie familiale à Montréal dans les années 1870 et 1880, les émeutes des premiers ouvriers de construction des canaux, l'importance du cycle de vie chez les employés des filatures de Québec de 1910 à 1950, les effets de la mécanisation et de la baisse de la spécialisation chez les métallurgistes au cours de la Première Guerre mondiale, les conditions de vie dans les villes de mineurs du charbon ou l'influence de l'alphabétisation, du logement, des tavernes et de la tradition orale chez certains groupes de travailleurs. Alors que les historiens favorables aux approches institutionnelles traditionnelles considèrent que cette nouvelle insistance sur la culture se fait au détriment de l'aspect politique, telle n'est pas l'intention des auteurs qui s'inspirent de l'histoire sociale. Ils pensent au contraire que la culture ouvrière, si imprécise qu'en soit la perception au départ, est en symbiose étroite avec d'autres domaines vitaux de la vie ouvrière tels que les syndicats et la politique parlementaire.
Grâce à l'approfondissement de ces nouveaux sujets par un nombre croissant d'étudiants des cycles avancés et d'historiens professionnels, l'histoire du travail de la fin des années 80 et du début des années 90 renouvelle l'étude des thèmes classiques et trace de nouveaux chemins. Les recherches statistiques détaillées qui retracent les principales vagues de conflits de travail vont de pair avec l'étude de l'histoire des mouvements ouvriers dans de nombreuses zones urbaines. Citons Bushworkers and Bosses (1987) de Ian Radforth, qui s'intéresse aux bûcherons et aux changements technologiques dans le Nord de l'Ontario, The New Day Recalled (1988), où Veronica Strong-Boag retrace la vie des femmes entre les deux guerres, et l'étude que fait Craig Heron des sidérurgistes dans Working in Steel (1988). Ces ouvrages comblent d'importants vides dans l`historiographie, tout comme le font les recherches sur les mineurs partout au Canada, les études sur les travailleurs des camps de secours de la Crise des années 30 et de nombreux articles et monographies consacrés aux gens de métier. Tous ces travaux contribuent à l'histoire de la croissance du syndicalisme et des changements économiques, en particulier sous l'aspect de l'évolution de l`organisation du travail en milieu de travail. Les recherches sur certains dilemmes auxquels font face les travailleurs immigrants (Européens de l'Est, Italiens et Juifs notamment) nous font également mieux comprendre les univers socio-culturels de ces travailleurs. Citons à ce sujet les études de Franca Iacovetta, Such Hardworking People (1992), et de Ruth Frager, Sweatshop Strife(1992).
Une partie importante de cette « nouvelle » histoire des travailleurs s'en prend aux stéréotypes régionaux qui sont si constants dans les études antérieures. C'est ainsi que les recherches consacrées aux activités des socialistes, syndicalistes et communistes du Centre du Canada et de la région de l'Atlantique remettent en question le « caractère exceptionnel de l'Ouest » voulant que les travailleurs de l'Ouest du pays soient plus radicaux que leurs collègues de l'Est. Les ouvrages récents de Marc Leier, Red Flags and Red Tape (1995), et de Robert McDonald, Making Vancouver (1996), contestent de leur côté l'étendue et la nature du radicalisme dans l'Ouest et soulignent plutôt la diversité des convictions politiques chez les gens de métier qualifiés des centres urbains et chez les ouvriers non spécialisés des villes fermées axées sur l'exploitation des ressources. Bref, nous en savons maintenant beaucoup plus sur la variété des tendances politiques des travailleurs et sur le rôle central des désaccords entre conservateurs et radicaux dans la dynamique des mouvements ouvriers.
Ce débat a souvent pour thème les interprétations divergentes de la vague de grèves générales de 1919 et de la One Big Union. C'est ainsi que de nombreux ouvrages, articles et thèses reviennent sur d'anciens travaux d'auteurs comme McNaught et Bercuson. Des essais comme ceux de James Naylor, The New Democracy (1991), et de Larry Peterson dans la revue Le Travail/Labour (1984), « Revolutionary Socialism and the Industrial Unrest in the Era of the Winnipeg General Strike » , cherchent à tenir compte à la fois des particularités locales, des tendances nationales et de la politique internationale. L'ouvrage collectif consacré aux activités militantes de la classe ouvrière en 1919, qui paraît sous la direction de Craig Heron, promet de prolonger ce débat encore longtemps.
Les désaccords sur l'interprétation de l'histoire des travailleurs ne se limitent pas aux questions de culture et de radicalisme, puisqu'ils s'étendent aux relations du mouvement ouvrier avec l'État. En général, les historiens de tendance sociale-démocrate considèrent comme des faits positifs l'avènement de l'État providence réformiste et la législation garantissant les droits de négociation collective, alors que les marxistes et d'autres tels que Bob Russell dans l'ouvrage Back to Work? (1990) et Jeremy Webber dans « The Malaise of Compulsory Conciliation » (Character of Class Struggle, 1985) ont des critiques à formuler, soulignant comment la légalité industrielle limite les résultats que les syndicats pourraient obtenir en amenant leurs luttes sur un terrain où les forces conjointes des gouvernements et des employeurs l'emporteront toujours sur les travailleurs.
Les chercheurs de cette dernière tendance analysent les mécanismes de coercition présents dans la structure de l'État canadien, en disséquant l'espionnage d'État policier durant la Première Guerre mondiale et le recours à GRC et aux mesures de déportation pour briser les grèves et expulser les socialistes. L'emploi de ces méthodes s'intensifie pendant la guerre froide lors des purges anticommunistes qui frappent nombre de syndicats industriels. Les divers paliers de gouvernement au Canada sont rarement des arbitres impartiaux des relations industrielles ; tout au long de l'histoire, ils ont tendance à intervenir dans les conflits de travail de manière à renforcer les droits des capitalistes, comme l'ont fait les lois sur le salaire minimum, sur les accidents de travail et sur d'autres aspects du droit du travail, qui ont eu un impact complexe et souvent paradoxal. Les conflits au sein de l'État ont également leur importance ; c'est le cas, comme l'observe Gillian Creese dans son article « Exclusion or Solidarity? » paru en 1988 dans BC Studies, du pouvoir exercé par le gouvernement fédéral sur la politique d'immigration, que contestent à maintes reprises les politiciens provinciaux et municipaux et les syndicalistes conservateurs de race blanche qui cherchent à empêcher l'immigration de travailleurs, notamment asiatiques, perçus comme étant de race inférieure. Ces conflits ont contribué au maintien d'une classe ouvrière segmentée en fonction de la race, comme le montre en détail l'ouvrage Cheap Wage Labour (1996) d'Alicia Muszynski.
Le domaine le plus productif de la nouvelle recherche est celui de la tradition sexiste du monde du travail, qui se penche sur le rôle du « genre » ou des rapports sociaux de sexe dans l'histoire. En effet, beaucoup de grandes questions de l'histoire ancienne ou récente de la classe ouvrière sont maintenant passées au crible d'une relecture féministe qui conteste l'optique masculine des écrits sur le passé du Canada. Les expériences vécues par les ouvrières de la confection et par les employées des compagnies de téléphone et des fabricants d'automobiles mettent en lumière l'évolution historique de la division sexuelle du travail ainsi que les luttes contre le sexisme des patrons et des syndicalistes masculins. Plutôt que d'y voir un phénomène naturel, les féministes analysent la place occupée par les femmes dans la structure d'emploi comme le produit de conflits engendrés par des idées sexistes sur les comportements qui conviennent aux hommes et aux femmes. En particulier, le principe du salaire familial, qui repose sur l'idée que les maris sont les soutiens de famille naturels qui doivent pourvoir aux besoins de leurs épouses occupées aux tâches ménagères, a pendant longtemps réduit fortement la capacité des femmes à obtenir des emplois bien rémunérés. Les femmes ne travaillaient pas non plus pour se faire de l'argent de poche, mais par nécessité économique la plupart du temps, cherchant ainsi à subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles, contrairement à l'idéal du salaire familial.
Dans la même veine, les activités des femmes radicales sont retracées par Linda Kealey, dans le chapitre « No Special Protection - No Sympathy » de Class, Community and the Labour Movement (1989), et Janice Newton, dans The Feminist Challenge to the Canadian Left (1995), deux études relatives aux socialistes de la période précédant la révolte des travailleurs en 1919, ainsi que par Joan Sangster, dont l'étude Dreams of Equality (1989) compare les femmes dans le parti communiste et dans le CCF. Tous ces travaux soulignent les relations souvent conflictuelles entre féminisme et socialisme. Hors du monde du travail, l'étude de Bettina Bradbury intitulée Working Families (1993 ; trad. Familles ouvrières à Montréal, 1995) révèle l'importance de la famille à la fois comme ressource lors des conflits de travail et comme lieu d'affrontements sur des questions de droits et de responsabilités économiques.
Des historiens comme Steven Maynard et Mark Rosenfeld s'intéressent à l'identité sexuelle des hommes au travail en montrant comment les divisions de classe et les notions de solidarité et de compétence s'expriment souvent dans des termes qui reflètent la perception populaire de la masculinité. Dans son livre « The Gender of Breadwinners » (1990), qui porte sur les travailleurs et les travailleuses de deux petites villes de l'Ontario, Joy Parr a le mérite de tenter une synthèse de bon nombre de ces tendances historiographiques, notamment en examinant l'importance des identités masculine et féminine dans le vécu de ces personnes au travail et à la maison.
En terminant, il vaut la peine de noter que dans l'ouvrage collectif Contemporary Approaches to Canadian History (1987), publié sous la direction de Carl Berger, l'histoire des travailleurs est le seul domaine de recherche où Berger s'est cru obligé de présenter deux courants historiographiques opposés, dont l'un reflète l'approche institutionnelle plus ancienne, et l'autre les efforts plus récents d'enracinement de cette histoire dans les processus plus vastes de la formation des classes. En 1996, la revue BC Studies publie un essai critique de Mark Leier avec des réponses de Robert McDonald, de Bryan Palmer et de Veronica Strong-Boag; le tout donne lieu à des échanges stimulants sur l'orientation des études consacrées aux travailleurs. Cette question fait l'objet d'une vue d'ensemble dans la deuxième édition du livre de Palmer, Working-Class Experience (1992). Depuis ses débuts et encore aujourd'hui, l'histoire du travail au Canada est un sujet controversé.