L’affaire Plamondon, qui s’est déroulée de 1910 à 1914, est une affaire juridique marquante. C’est probablement la première tentative de lutte contre l’antisémitisme devant les tribunaux au Canada. Deux résidents juifs de la ville de Québec, Louis Lazarovitch et Benjamin Ortenberg, ont intenté une poursuite en diffamation contre Jacques‑Édouard Plamondon. Ce dernier avait prononcé une conférence à caractère antisémite, ce qui a provoqué une vague de violence antisémite à l’endroit de la petite communauté juive de la ville de Québec. Les événements se sont produits au cours d’une période de fort antisémitisme, souvent nationaliste, au Québec.
Antisémitisme au début du 20e siècle au Québec
Vers le début du 20e siècle, le Québec connaît une période de montée de l’antisémitisme. C’est aussi le cas en France et aux États-Unis. Au Québec, une élite clérico-nationaliste suscite des attitudes antisémites, possiblement en réaction à l’immigration des Juifs. Elle critique la présence de personnes juives dans les espaces publics. Des prêtres catholiques répandent aussi régulièrement de fausses informations antisémites. Certains mettent leurs paroissiens en garde contre la location de logements à des Juifs. L’antisémitisme prend souvent la forme de violences physiques, d’attaques dans les médias et de conférences publiques, entre autres insultes et discriminations mesquines.
Conférence prononcée par Jacques‑Édouard Plamondon
Le 30 mars 1910, un notaire respecté de la ville de Québec, Jacques‑Édouard Plamondon, prononce une conférence devant un groupe de jeunes catholiques au collège des Frères des écoles chrétiennes. L’école est située près de la petite communauté juive de la ville, dans la paroisse Saint‑Roch. À l’époque, entre 60 et 75 familles juives vivent à Québec. La plupart d’entre elles sont d’origine roumaine et viennent de s’installer dans la ville.
La conférence du notaire s’inspire de textes antisémites publiés en France dans la seconde moitié du 19e siècle. Dans son discours, Jacques‑Édouard Plamondon décrit les Juifs comme des êtres moralement dépravés et parasites, ainsi que comme une menace pour les chrétiens. Il affirme que « le Juif, par ses croyances et par ses actes, est l’ennemi de notre foi, de notre vie, de notre honneur et de nos biens ». Une bonne part de l’allocution dénonce des passages du Talmud, reflétant des stéréotypes antisémites courants. Il reproche en outre à la communauté juive de ne pas se plier à l’observance du sabbat catholique (le dimanche, par opposition au samedi, qui correspond au sabbat juif). Il exhorte son auditoire à boycotter les commerces juifs. Sa conférence paraît ensuite dans La Libre Parole, une publication sous forme de brochure dont il est lui-même rédacteur et cofondateur.
Une grande partie de la communauté juive de Québec a fui les pogroms et les persécutions en Europe de l’Est. La communauté connaît bien les allégations et les stéréotypes haineux de Jacques‑Édouard Plamondon.
Selon certains historiens, la haine du notaire Plamondon à l’égard de la communauté juive de la ville aurait commencé par une vendetta personnelle contre l’homme d’affaires juif David Liebling. Le cousin de Jacques-Édouard Plamondon, ayant pris du retard dans ses paiements hypothécaires sur une propriété de la rue Saint-Joseph, qui lui servait de bureau, a dû déménager son entreprise après la saisie de la propriété par David Liebling.
Conséquences de la conférence de Jacques‑Édouard Plamondon
Après la conférence, des jeunes insultent la population juive de la ville de Québec en reprenant les accusations de Jacques‑Édouard Plamondon. Pendant ce temps, le contenu de la conférence fait l’objet de débats dans les journaux locaux. Parmi les autres incidents, on compte des coups, des jets de pierres et du harcèlement verbal. Certains cassent les vitres de maisons et de commerces appartenant à des Juifs, et de la synagogue. Les membres de communauté juive ont peur de quitter leur maison. Plusieurs jeunes hommes sont arrêtés pour avoir commis des actes de violence.
Par exemple, une douzaine de jeunes agressent David Ortenberg, qu’ils prennent pour un rabbin. Bien qu’il trouve refuge dans sa propre maison, celle-ci est bombardée de pierres. Il s’enfuit et se fait à nouveau assaillir et battre, la foule tentant de lui arracher la barbe. Dans un autre incident, le jeune fils de Louis Lazarovitch reçoit un coup de pied au ventre alors qu’il joue dans la rue pendant cette vague de violence antisémite.
Il convient de noter que Louis Lazarovitch (aussi orthographié Lazarovitz) est un marchand résidant à Québec depuis 1888. Il est également président de la congrégation Baïs Israël. Avant la conférence, il demande au chef de la police d’intervenir afin d’empêcher la conférence, mais personne n’agit. Il retient donc les services d’un sténographe pour qu’il assiste à la conférence et en saisisse le texte.
Procès et résultat
Avant d’intenter sa poursuite, le fils de David Ortenberg, Benjamin, écrit à Jacques‑Édouard Plamondon. Il lui réclame 500 $ à titre de dédommagement et le met en demeure de prouver la vérité des accusations proférées dans son discours. Il lui lance un ultimatum : publier une rétractation ou faire face à un procès. Jacques‑Édouard Plamondon ne répond pas.
Le 27 avril 1910, Louis Lazarovitch et Benjamin Ortenberg intentent des poursuites judiciaires contre Jacques‑Édouard Plamondon et son imprimeur, René Leduc. Les deux demandeurs reçoivent une aide financière de la communauté juive de Montréal. Ils obtiennent aussi les services juridiques des avocats Samuel William Jacobs et Louis Fitch. En mai 1913, ils comparaissent devant le juge Albert Malouin de la Cour supérieure de la province de Québec.
Louis Lazarovitch et Benjamin Ortenberg demandent réparation pour les préjudices qu’ils prétendent avoir subis à la suite de l’appel du notaire Plamondon au boycottage des commerces juifs. Ils évaluent leurs pertes à plus de 6000 dollars, soit l’équivalent d’environ 160 000 dollars en 2024. Les demandeurs réclament une indemnisation de 500 dollars. Cette somme modique est probablement due au fait que, selon eux, une réclamation plus importante aurait entraîné un procès devant jury, qu’ils s’attendaient à perdre.
Benjamin Ortenberg avance deux arguments. Premièrement, les allégations de Jacques‑Édouard Plamondon au sujet des Juifs et du Talmud sont catégoriquement fausses. Deuxièmement, son entreprise a souffert de la conférence du notaire. Benjamin Ortenberg soutient que Jacques‑Édouard Plamondon avait l’intention de lui nuire et de nuire à son entreprise, de même qu’au reste de la communauté juive de la ville de Québec.
Le rabbin Herman Abramowitz vient témoigner pour décrire les dangers posés par les tirades antisémites. Il établit un parallèle entre les propos de Jacques‑Édouard Plamondon et les troubles vécus par les Juifs en Europe.
Benjamin Ortenberg déclare aussi connaître personnellement le notaire. Pourtant, Jacques-Édouard Plamondon réfute cette affirmation et déclare ne pas le connaître, pas plus que Louis Lazarovitch. Il soutient plutôt que sa conférence fait référence à tous les Juifs et non pas spécifiquement à la communauté juive de Québec.
Le 22 octobre 1913, le juge Malouin déboute les demandeurs, se rangeant du côté de l’argument de Jacques‑Édouard Plamondon selon lequel il parlait des Juifs en général. Pour cette raison, le juge refuse d’examiner les autres aspects de l’affaire. Cette décision correspond à la jurisprudence de l’époque, qui stipule qu’une personne doit démontrer que le discours s’adresse spécifiquement à elle pour qu’on le considère comme calomnieux. Benjamin Ortenberg porte aussitôt le jugement en appel.
En appel, l’affaire est entendue par le juge en chef du Québec, Horace Archambeault, et quatre juges. Ils reconnaissent le droit d’action pour diffamation aux membres d’une collectivité lorsque celle-ci est peu nombreuse, la diffamation pouvant alors atteindre personnellement les membres d’un tel groupe. Jacques‑Édouard Plamondon et René Leduc sont condamnés à payer des frais de justice et des amendes de 50 et 25 dollars respectivement. La décision de la cour confirme les prétentions de Benjamin Ortenberg et de Louis Lazarovitch.
Conséquences et héritage
Immédiatement après l’affaire, la population juive décroît à Québec, qui est alors la seule grande ville canadienne à connaître un recul de sa population juive. La Libre Parole, le journal dans lequel Jacques‑Édouard Plamondon publie ses écrits antisémites, cesse de paraître quelques mois avant le début du premier procès.
Pendant ce temps, les ambitions politiques de René Leduc s’effondrent au milieu d’une série de scandales. Quatre ans après la décision de l’appel, Jacques-Édouard Plamondon est reconnu coupable de détournement de fonds. Devant le choix entre plaider l’aliénation mentale ou aller en prison, il a choisi de suivre les conseils des prêtres qui le défendent. Il passe plusieurs années dans un asile.
Bien que Benjamin Ortenberg et Louis Lazarovitch gagnent leur cause, cela n’entraîne pas l’adoption de lois contre les discours haineux ni d’autres décisions contre l’antisémitisme au Canada. L’affaire montre à quel point le discours haineux et les préjugés raciaux sont enracinés dans la société canadienne. Elle montre également qu’il faut déployer des efforts considérables pour obtenir des jugements, même modestes, contre l’antisémitisme. Cela dit, un précédent important est établi. On peut riposter en utilisant le système juridique et gagner. L’affaire Plamondon fournit une base juridique pour riposter.
La question de l’antisémitisme au Québec demeure un sujet de polémique, même près d’un siècle plus tard. En 1990, la thèse de doctorat de la chercheuse Esther Delisle sur l’antisémitisme au Québec avant la Deuxième Guerre mondiale provoque un scandale majeur. (Voir Controverse Delisle-Richler.)