Le 2 octobre 1758, le régime parlementaire canadien a vu le jour lorsque la première Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse s’est réunie à Halifax. Les 22 membres de l’Assemblée avaient été élus cet été-là à la suite de la participation au vote des hommes britanniques protestants de plus de 21 ans et propriétaires. À première vue, ce droit de vote peut, aujourd’hui, sembler remarquablement limité, mais, dans les faits, il était passablement libéral compte tenu de l’époque.
Il est important de réfléchir sur ce qui s’est fait en Nouvelle-Écosse il y a 250 ans et sur les leçons à tirer de cet événement historique, afin de surmonter les défis de la démocratie d’aujourd’hui.
L’histoire de la démocratie comprend trois points tournants majeurs, soit la démocratie directe, la démocratie représentative et la démocratie de masse. Les habitants des provinces maritimes, les Néo-Écossais tout particulièrement, ont joué un rôle de premier plan dans l’application de ces trois types de démocratie au Canada.
Démocratie directe
La démocratie directe ou participative est née à Athènes, environ 508 ans avant notre ère. À cette époque de royaumes et d’empires, l’idée athénienne, selon laquelle c’est aux citoyens ordinaires de décider des politiques plutôt qu’aux membres de l’élite, est peut-être l’innovation la plus révolutionnaire dans l’histoire du gouvernement. Les citoyens mâles d’Athènes, quelque 30 000 personnes sur une population d’environ 250 000 (femmes et esclaves n’ayant pas le droit de vote), avaient le droit d’assister à dix réunions par an où ils délibéraient de questions capitales comme la guerre et la paix. Rassemblés sur le Pnyx, une colline d’Athènes, les citoyens écoutaient, débattaient et décidaient de leur destin.
Formes de démocratie autochtone
Depuis ce temps, Athènes est devenue le modèle de démocratie participative où les citoyens, en tant qu’individus, jouent un rôle déterminant dans les affaires publiques. Mais le Canada actuel a aussi une tradition de gouvernement participatif, laquelle est enchâssée dans l’histoire des peuples autochtones. Aujourd’hui, il y a plus de 600 collectivités des Premières Nations au Canada et il ne faut pas faire de généralisations qui s’appliquent à toutes, mais les principes généraux et les procédures de la gouvernance autochtone font ressortir le consensus et la participation. La grande loi de paix (Kaianere'ko:wa) de la Confédération des Haudenosaunee, par exemple, est à la fois une Constitution politique et le fondement de la société haudenosaunee. Certains croient que l’origine de la Confédération remonte au XIIe siècle, mais il est certain qu’elle remonte au moins au milieu du XVIe siècle.
Dans l’est du Canada, plusieurs Premières Nations ont formé la Confédération des Abénakis, et les Mi’kmaq avaient un système de leadership sophistiqué à trois niveaux. Chaque village avait un chef et un conseil des sages; plusieurs villages se regroupaient en districts, présidés par un saqamaw (chef); ces sept districts formaient un grand conseil responsable de maintenir des relations avec d’autres nations et confédérations autochtones. Bien longtemps avant la colonisation par l’Europe, les peuples autochtones avaient élaboré des systèmes complexes de gouvernement et de relations internationales, et le principe fondamental de ce système – la prise de décision par consensus – garde toute sa pertinence, aujourd’hui (voir aussi Autonomie gouvernementale des Autochtones et Gouvernement territorial).
Démocratie représentative
Le modèle athénien ou autochtone de démocratie directe avait toutefois un défaut important : une fois le nombre maximum atteint, il devenait impossible de rassembler tous les citoyens sur une colline ou autour d’un feu de camp. Les Britanniques ont résolu ce problème avec une deuxième grande innovation : un Parlement représentatif. Les citoyens ne pouvaient pas y trancher les questions individuellement comme à Athènes, mais ils pouvaient élire des représentants pour le faire en leur nom (voir Gouvernement représentatif). L’assemblée des citoyens est devenue un parlement des représentants. En 1265, le Parlement que convoqua Simon de Montfort était composé de deux représentants de comtés et de deux électeurs de chaque bourg : un des rares exemples des premiers parlements représentatifs.
C’est cette institution qui a été transplantée en Nouvelle-Écosse, en 1758. Tout comme en Grande-Bretagne, le débat en Nouvelle-Écosse a bientôt porté sur la façon de transformer une assemblée représentative en un gouvernement responsable. Le rôle premier du Parlement en Grande-Bretagne était d’assurer que le monarque allait entendre les voix du peuple, car c’était lui qui exerçait les pouvoirs exécutifs (voir Couronne). La Grande-Bretagne avait une constitution mixte composée d’une Chambre des communes dont les membres étaient élus, d’une Chambre des lords et d’un monarque. Et c’est une constitution mixte qui a été établie en Nouvelle-Écosse et dans les autres colonies de l’Amérique du Nord britannique. Le gouverneur nommé gouvernait avec l’aide d’un Conseil exécutif dont les membres étaient nommés et d’une Assemblée législative dont les membres étaient élus. L’Assemblée avait le pouvoir d’adopter des lois et de retenir les approvisionnements, mais c’est le gouverneur qui régnait sur le pouvoir colonial; il était responsable devant le gouvernement impérial de Grande-Bretagne.
Cependant, tandis que la Nouvelle-Écosse inaugurait son Assemblée législative, le Parlement britannique, de son côté, était à élaborer un gouvernement dépendant des votes d’une majorité des membres de la Chambre des communes (voir Pouvoir gouvernemental). Le roi George III de Grande-Bretagne est passé à l’histoire autant pour avoir cédé le pouvoir à contrecœur aux partis représentés au Parlement que pour avoir été vaincu dans la Révolution américaine. Dans les années 1780, le roi fut forcé d’accepter un gouvernement qu’il détestait (la Coalition Fox-North) parce qu’il disposait d’une majorité à la Chambre des communes et que le poste de premier ministre en vint à l’emporter sur le pouvoir du monarque.
Le débat britannique sur le gouvernement responsable a aussi eu lieu au Canada, et tout d’abord en Nouvelle-Écosse. Les Néo-Écossais ont commencé à demander que les membres du Conseil exécutif, le précurseur du Cabinet, soient responsables devant l’Assemblée élue et non devant le gouverneur nommé. En 1836, par exemple, Joseph Howe, chef du mouvement réformiste (les libéraux d’alors), a fait ressortir que « tout ce que nous demandons, c’est ce qui existe [en Grande-Bretagne] : un système responsable devant le peuple » (voir Joseph Howe et la presse de la Nouvelle-Écosse).
En 1847, les réformistes de la Nouvelle-Écosse remportèrent une élection et, en janvier 1848, quand le gouvernement conservateur fut renversé par un vote de censure à l’Assemblée législative, le lieutenant-gouverneur, sir John Harvey, fit appel à un réformiste, James Boyle Uniacke, pour diriger le nouveau gouvernement. « La Nouvelle-Écosse, écrit W.S. MacNutt, est ainsi devenue la première province de l’Amérique du Nord britannique où le système de gouvernement responsable fut accepté et entériné. »
Démocratie de masse et droit de vote
Si la démocratie directe a été le premier tournant et si la démocratie représentative et le gouvernement responsable ont constitué le deuxième tournant, on peut dire que la démocratie de masse a été le troisième jalon dans l’évolution de la démocratie. Si le peuple devait choisir ses représentants, qui constituait le peuple?
En 1758, en Nouvelle-Écosse, la réponse était : les hommes protestants de plus de 21 ans qui avaient le statut de propriétaire. Mais la Nouvelle-Écosse commença assez rapidement à élargir le droit de vote et dépassa bientôt la Grande-Bretagne dans la détermination des limites de la citoyenneté. En 1789, l’Assemblée de la Nouvelle-Écosse abolit les restrictions religieuses touchant le droit de vote (lequel n’a été accordé aux catholiques de la Grande-Bretagne qu’en 1829). En 1854, la Nouvelle-Écosse adopte un suffrage plus large pour les hommes, augmentant du coup le nombre d’électeurs de 50 %, une première en Amérique du Nord. Le Nouveau-Brunswick innova aussi en introduisant le scrutin secret en 1855; au Canada, cette réforme ne fut adoptée qu’en 1874. C’était pourtant une mesure essentielle pour réduire la violence en temps d’élection. Avec le scrutin public, les bandes pouvaient intimider bloquer violemment leurs opposants. Robert Baldwin, le grand réformiste du Haut-Canada, fut forcé de fuir la foule et des voyous de l’Ordre d’Orange aux suffrages. Avant la Confédération, la violence en temps d’élection fit 20 morts, mais le scrutin secret et le vote à dates simultanées (par opposition à dates échelonnées) mirent fin au règne de la terreur électorale (voir Élections).
Droit de vote des femmes
Régies par le Code civil et non par la common law, les femmes dans le Bas-Canada (Québec) propriétaires purent voter au même titre que les hommes en 1791. Même s’il est prouvé que les femmes ont occasionnellement voté en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick, pendant quelque temps, le Québec fut chef de file en matière d’égalité hommes-femmes. Cependant, l’Acte d’Union – par lequel s’unissaient le Haut-Canada et le Bas-Canada – interdisait expressément aux femmes de voter en 1849, mettant fin au droit de vote des femmes au Québec pendant plus de 90 ans. Cependant, la plupart des femmes durent attendre jusqu’en 1918 avant d’être reconnues comme des citoyennes ayant le droit de voter aux élections fédérales. Les femmes asiatiques et autochtones, quant à elles, ne purent voter qu’en 1948 et en 1960, respectivement. La Nouvelle-Écosse accorda le droit de vote aux femmes aux élections provinciales en 1918 (voir Droit de vote des femmes au Canada).
Héritage
Les trois tournants que sont la démocratie directe, la démocratie représentative et la démocratie de masse continuent, aujourd’hui, d’être pour nous des enjeux. Nombre de citoyens désirent pouvoir influer directement sur la politique au lieu de plaider leur cause auprès d’un bureaucrate ou de rendre visite au bureau de circonscription d’un député. Certains suggèrent que le scrutin par Internet pourrait être une façon de reproduire au Canada la démocratie directe du Pnyx à Athènes. Mais combien de citoyens s’engageraient dans ce processus par apport aux groupes d’intérêts spéciaux? La tradition du consensus autochtone demande aussi de longues discussions et un apprentissage réciproque. Or, combien de citoyens ont le temps de s’engager aussi intensivement? Des comités de citoyens choisis au hasard pourraient être la réponse. Ils ont déjà été utilisés pour conseiller les gouvernements en matière de systèmes électoraux et, au Royaume-Uni, ils ont été utilisés dans des domaines comme l’aménagement urbain. Mais une telle innovation démocratique repose sur des bénévoles prêts à consacrer leurs fins de semaine à discuter de politique.
L’institution représentative qu’est le Parlement a aussi grand besoin de réformes. Les disputes partisanes ont réduit la période de questions en cirque d’émission-vérité et bon nombre de députés trouvent qu’ils ont peu d’influence sur l’exécutif (voir Procédure parlementaire). À l’origine, en 1265, le Parlement visait alors à restreindre le pouvoir de l’exécutif. Il est tout aussi nécessaire, aujourd’hui, d’instaurer un partage équilibré des pouvoirs entre le premier ministre et le Parlement que ce le fut jadis par rapport au pouvoir du roi.
Importance
La démocratie de masse du Canada perd de sa masse. À l’occasion des premières élections en Nouvelle-Écosse, en juillet 1758, le comté de Lunenburg comptait 70 électeurs admissibles, dont 58 ont élu 2 députés parmi une liste électorale de 7 candidats. Ceci reflète un taux de participation au scrutin de 82 % (voir Comportement électoral). Le taux de participation au scrutin aux élections fédérales dans la première décennie du XXIe siècle était d’environ 60 % et selon Élections Canada, le taux de participation le plus faible est celui des jeunes électeurs (de 18 à 24 ans), à environ 40 % en moyenne comparativement à environ 74 %, chez les électeurs de 65 à 74 ans.
Nous savons que la participation est liée à la confiance qu’ont les gens en leur connaissance d’un sujet. Le désastreux déclin de l’enseignement de l’histoire du Canada dans nos écoles est peut-être un facteur qui contribue au faible pourcentage de participation des jeunes aux élections. Quand on ne connaît pas les origines du Parlement, pourquoi voter pour un député?
La démocratie est perpétuellement en mouvement. Les enjeux changent, les perceptions évoluent. La démocratie canadienne a grand besoin d’un remodelage majeur : la participation électorale est médiocre, la responsabilisation du Parlement décline et les citoyens sont frustrés de ne pas pouvoir prendre part aux décisions qui influent sur leur vie (voir Réforme électorale). Nous devons retenir l’optimisme de Joseph Howe, le plus célèbre réformiste de la Nouvelle-Écosse. En 1851, il déclara aux électeurs néo-écossais que, même après la mise en place du gouvernement responsable, le programme réformiste n’était pas, pour autant, réalisé. Joseph Howe a écrit : « Un cœur noble bat maintenant sous les côtes géantes de l’Amérique du Nord. Prenez garde de ne pas diminuer ses saines pulsations par apathie ou indifférence. »