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La crosse : du jeu du Créateur au sport moderne

La crosse, le « jeu du Créateur », est connue dans les Premières Nations en Amérique du Nord sous plusieurs noms, dont baggataway (algonquin), kabocha-toli (choctaw) et tewaarathon (mohawk).
Champions de crosse
Champions canadiens de crosse de 1869 appartenant \u00e0 la nation des Kanien'keh\u00e1:ka (Mohawks) de Kahnaw\u00e0:ke. Avec la permission de Biblioth\u00e8que et Archives Canada/C-001959.

La crosse, le « jeu du Créateur », est connue dans les Premières Nations en Amérique du Nord sous plusieurs noms, dont baggataway (algonquin), kabocha-toli (choctaw) et tewaarathon (mohawk). Pour les peuples autochtones, il s’agit d’un jeu à vocation spirituelle et ses rituels constituent un élément important du récit de la création, particulièrement chez les Haudenosaunee (Iroquois).

Le nom « crosse » est d’origine française. Le jeu est mentionné sous ce nom pour la première fois dans les années 1630 dans les relations des missionnaires français vivant parmi les Huron-Wendat. Certains croient que le jeu a été nommé ainsi parce que le bâton ressemble à la crosse d’un évêque, mais d’autres chercheurs notent qu’à l’époque les Français utilisaient l’expression « jouer à la crosse » pour désigner un jeu pratiqué avec un bâton courbé et une balle. Quelle qu’en soit l’origine, ce nom marque le début de l’évolution d’un jeu à vocation spirituelle vers un sport moderne.

Les observateurs européens sont fascinés par certaines caractéristiques du jeu qui s’apparentent à la guerre. Parfois, des milliers de participants s’affrontent sur un terrain s’étendant sur plusieurs kilomètres, et pendant plusieurs jours. Aux yeux des Européens, le tout apparaît comme une grande mêlée chaotique.

Cependant, beaucoup d’Européens n’ont pas compris que le jeu a une importante fonction spirituelle, sociale et politique. Les guerriers jeûnent, se purifient et s’exercent afin de rendre leur corps et leur esprit présentables devant le Créateur, car ultimement, le jeu est pratiqué « pour le divertissement du Créateur ». C’est un jeu médicinal, souvent utilisé pour guérir des membres de la communauté ou pour résoudre des différends portant, par exemple, sur l’attribution des territoires de chasse.

Quand s’accroissent les contacts avec les Européens, les nouveaux arrivants découvrent le jeu. On s’y intéresse particulièrement à Montréal au 19e siècle. En 1834, un groupe d’hommes d’affaires organise des matchs amicaux à la piste de course de Ville Saint-Pierre entre sept équipes de joueurs de Kahnawake et Akwesasne. Ce sont les premières parties « urbaines », sur terrain clos; traditionnellement, le jeu se pratique en vastes groupes, dans les champs et les forêts des terrains de jeux ancestraux. Sous l’influence européenne, un jeu médicinal commence à se transformer en sport.

Des sportifs de Montréal se munissent aussi de balles et de bâtons pour tester leurs habiletés, suivant l’exemple de leurs voisins mohawk. Un citoyen est particulièrement fasciné par le jeu. Pendant son adolescence, William George Beers a passé beaucoup de temps chez les Mohawks de Kahnawake, qui vivent de l’autre côté du fleuve Saint-Laurent, juste au sud de Montréal. En août 1860, il participe à une « grande démonstration de jeux indiens » organisée en l’honneur de la visite du prince de Galles. L’événement comprend un match entre deux équipes autochtones, suivi d’un autre entre une équipe autochtone et une équipe de Canadiens anglais locaux. William Beers est gardien de but pour l’équipe de Montréal. Un mois plus tard, il publie une brochure établissant les règles fondamentales, le nombre de joueurs et la taille du terrain, qui représente un important jalon de la modernisation du sport.

William Beers est un homme passionné et curieux, qui deviendra un des meilleurs dentistes au Canada. Il est aussi un ardent nationaliste. Pendant la guerre de Sécession, il forme une compagnie des Victoria Rifles Volunteers en prévision d’un conflit entre les États-Unis et le Royaume-Uni, après l’affaire du Trent, en 1861. La compagnie est recrutée principalement dans les clubs de crosse Montreal et Beaver.

Vers l’époque de la Confédération, William Beers pense que le nouveau Dominion du Canada devrait posséder un jeu qui lui soit propre, un jeu originaire du sol canadien, plutôt qu’un sport britannique comme le cricket.

Quel jeu pourrait convenir mieux que la crosse? Selon la tradition, le bâton de crosse est fait de caryer, un bois sacré, et de peau de cerf ou de marmotte, et les balles sont façonnées dans le bois ou en peau de cerf. L’équipement du jeu provient directement de la flore et de la faune du Canada. Le jeu lui-même semble avoir surgi de ses terres.

William Beers et ses contemporains sont aussi inspirés par l’idée du « bon sauvage », un cliché romantique qui présente les peuples autochtones comme non corrompus par la modernité. Ils espèrent qu’en adoptant et en réglementant cet ancien jeu autochtone, qui exige force physique et virilité, ils pourront créer une nation vigoureuse de Canadiens à la mesure de la vie dans le Nord.

Williams Beers milite pour que la crosse devienne le sport national du Canada, et joue un rôle majeur dans la formation de la National Lacrosse Association en septembre 1867, deux mois seulement après la Confédération. Pour cette raison, beaucoup considèrent que l’histoire moderne de la crosse commence en 1867.

Montreal Lacrosse Club, 1867
Si la crosse n'est pas officiellement le jeu national du Canada, \u00e0 la fin du XIXe si\u00e8cle, sa popularité est telle qu'il est de fait le jeu national (avec la permission des Archives photographiques Notman/29,210-i)

Cette année-là, un contingent de joueurs se rend en Angleterre pour faire connaître le jeu. Ce groupe est composé de joueurs amateurs du Montreal Lacrosse Club et de 16 joueurs rémunérés de Kahnawake. La tournée, dirigée par le capitaine W.B. Johnson, est mal organisée et ne connaît qu’un succès mitigé.

Williams Beers joue un rôle plus important dans les voyages suivants, en 1876 et 1883, qui suscitent beaucoup d’intérêt outremer. Le but des tournées est de promouvoir la crosse et, particulièrement en 1883, l’immigration au Canada. Comme en 1867, elles incluent une équipe de joueurs autochtones rémunérés, une attraction de premier plan pour le public britannique curieux. Pendant la tournée de 1876, l’équipe de Kahnawake porte un uniforme rayé rouge et blanc, des casquettes bleues décorées d’ouvrages ornementaux en perles, et deux ou trois plumes rouges. Par contraste, l’équipe de Montréal porte des uniformes de couleur unie blancs, gris et brun foncé. Les comptes rendus insistent sur les différences entre l’apparence et le style de jeu des deux équipes : l’équipe « scientifique » de Montréal, et le style individualiste des joueurs de Kahnawake. Entre les matchs, les joueurs autochtones organisent des courses de raquette, des simulations de danses guerrières et des pow-wow. Ce portrait de la culture autochtone est délibérément stéréotypé. D’un point de vue purement commercial, ces représentations sont populaires auprès du public britannique et contribuent à attirer les foules. L’équipe de Montréal remporte des trois quarts des matchs, ce qui laisse croire à une mise en scène, une « représentation symbolique de la conquête britannique du Nouveau Monde », selon l’historien Donald Fisher.

La tournée de 1883 est semblable, avec une équipe de Kahnawake affrontant une équipe de Blancs composée de membres des clubs de crosse de Montréal et Toronto. Les équipes traversent le Royaume-Uni, jouant 62 parties dans 41 villes d’Écosse, d’Irlande, du pays de Galles et d’Angleterre en seulement deux mois. Comme dans les tournées précédentes, en plus de présenter le jeu, les participants partagent les chants, les danses et les rythmes de tambour de la culture autochtone. Pendant ces événements, des centaines de milliers de brochures faisant la promotion de l’immigration sont distribuées dans les communautés locales.

La crosse se répand aussi aux États-Unis à la fin du 19e siècle. Les immigrants canadiens créent des clubs dans des endroits comme New York et Boston, tandis que des joueurs autochtones font des tournées dans plusieurs villes américaines. La crosse devient un passe-temps populaire parmi l’élite du nord-est des États-Unis, qui la pratique dans les universités et les clubs privés.

Au 20e siècle, la crosse est devenue très différente du « jeu du Créateur » de l’époque pré-coloniale. « Mais, écrit Donald Fisher, cet acte d’appropriation culturelle ne se ramène pas à une équation à somme nulle. Bien que les clubs de Blancs ont fini par dominer la scène du jeu et que les règles établies par eux ont transformé la manière de le jouer, [les joueurs autochtones] ne sont pas disparus du jeu […] Les athlètes [haudenosaunee] ont plutôt appris la nouvelle version du jeu, même s’ils n’ont jamais oublié comment leurs ancêtres le pratiquaient. »

En 2017, au moment de commémorer le 150e anniversaire de la crosse moderne, ce sport est pratiqué dans le monde entier. La crosse masculine internationale est dominée par trois puissantes équipes : les États-Unis, le Canada et les Iroquois Nationals, la seule équipe autochtone autorisée à participer aux compétitions internationales. Une des meilleures équipes au monde, les Nationals honorent l’histoire et la signification du « jeu du Créateur » :

Avant chaque partie, les joueurs se remémorent les motifs de leur participation. Nous jouons à la crosse pour le plaisir de NOTRE CRÉATEUR. Nous ne devons pas jouer à la crosse pour l’argent, la célébrité ou le gain personnel; quand nous prenons la crosse dans nos mains, nous devons rester humbles et sages.

Certains joueurs demandent à l’esprit d’un animal de les guider afin d’avoir l’œil de l’aigle et l’agilité du chevreuil. Il y a souvent une bénédiction où le tabac sacré est jeté dans le feu afin que la fumée s’élève, portant le message jusqu’à la terre du créateur […]

De nos jours, quand les Haudenosaunee voient jouer leurs jeunes, les gens de l’assistance ressentent la fierté des origines d’un si grand jeu.