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Éditorial : L’art et la Grande Guerre

L'article suivant est un éditorial rédigé par le personnel de l'Encyclopédie canadienne. Ces articles ne sont pas généralement mis à jour.

La peinture canadienne du 19e siècle tend vers les scènes pastorales. Elle dépeint les scènes idylliques de la vie rurale et représente le pays comme un merveilleux jardin d’Éden. Le peintre canadien Homer Watson crée des images sereines et baignées dans une lumière dorée qui sont influencées par les maitres américains Frederic Edwin Church et Albert Bierstadt. Son tableau On the Mohawk River (1878; Sur la rivière Mohawk), par exemple, représente une rivière paresseuse qui se faufile entre les grands arbres qui la surplombent; en arrière-plan se dresse une montagne baignée de lumière. Dans le monde d’Homer Watson, la nature est paisible, rassurante, et peut-être même sacrée.

A. Y. Jackson, Maisons d’Ypres, 1917

Au tout début, les paysages de Tom Thomson et des peintres qui deviennent connus sous le nom du Groupe des Sept, soit Franklin Carmichael, Lawren Harris, A. Y. Jackson, Franz Johnston, J. E. H. MacDonald et Frederick Varley, se démarquent. Travaillant à partir d’esquisses réalisées pendant leurs longs séjours dans la baie Georgienne et dans le nord de l’Ontario, ces artistes sont en quête d’un langage pictural qui reflète l’expérience canadienne. Ils dépeignent le paysage canadien comme étant intensément physique et souvent volatile. Il est soumis à la neige, au vent et au feu, et n’est pas toujours accueillant pour les gens. Ces peintres sont profondément conscients de l’impact que les humains ont sur le monde naturel.

Cette prise de conscience devient plus profonde et plus tragique pour ceux qui ont vécu la guerre de tranchées au cours de la Première Guerre mondiale.

Y. Jackson et Frederick Varley sont les deux artistes du Groupe des Sept dont les œuvres sont les plus affectées par leurs expériences pendant la Grande Guerre. Initialement, A. Y. Jackson méprise le chauvinisme qui entoure les armées des jeunes hommes qui partent à la guerre. Mais en juin 1915, il se joint au 60e bataillon d’infanterie des Victoria Rifles of Canada, quelques semaines à peine après les attaques dévastatrices au gaz des Allemands lors de la deuxième bataille d’Ypres. A. Y. Jackson est éventuellement envoyé en France. Il participe à la bataille du mont Sorrel, un conflit qui fait plus de 8000 victimes canadiennes. A. Y. Jackson se trouve parmi les blessés.

A.Y. Jackson, Attaque au gaz, Liévin, 1918

Le tableau déchirant de A. Y. Jackson intitulé Gas Attack, Liévin (1918; Attaque au gaz, Liévin) représente un paysage dévasté. Les quelques arbres qui subsistent sont réduits à de minces troncs carbonisés. La boue est remuée et un cratère de bombe rempli d’eau se découpe au milieu du terrain. À l’horizon s’élèvent des nuages de gaz bleus là où des obus éclatent en nuages rouges et jaunes comme des feux d’artifice. Le tableau Houses of Ypres (1917; Maisons d’Ypres) que A. Y.Jackson peint un peu plus tôt montre des bâtiments effondrés et éventrés à travers lesquels on peut entrevoir des soldats à cheval qui passent sur un fond de ruines teintées d’une douce lumière violette.

L’influence de Vincent Van Gogh est toujours palpable dans les œuvres de A. Y. Jackson, comme en témoignent son application généreuse et sensuelle de la peinture, les courbes et formes organiques, et ses compositions intenses et foisonnantes. Par contre, ses tableaux de guerre sont loin d’être des hallucinations. Tout en étant en accord avec la beauté de la destruction, elles incarnent la sombre et cruelle réalité. Pour A. Y. Jackson, il n’existe pas de héros de guerre, il n’existe que les ténèbres, les ruines et la dévastation.

Artiste bien connu au travail sur le front canadien. /Augustus John. Décembre, 1917.

Y. Jackson est touché par le carnage incessant de la guerre et par le coût de plus en plus élevé des vies canadiennes. Il s’enrôle tôt, il participe à certaines des batailles les plus emblématiques de la guerre et il est éventuellement blessé. Frederick Varley, quant à lui, n’arrive en Europe qu’en 1918. Lorsqu’il y arrive, il a un salaire de capitaine et une allocation mensuelle pour les fournitures artistiques. Il s’attarde à Londres pendant des mois dans un luxe considérable, s’imprégnant des dernières nouveautés d’art moderne. Désigné comme artiste de guerre officiel à la demande de lord Beaverbrook, Frederick Varley suit les troupes canadiennes lors de l’offensive des cent jours à travers la France et la Belgique. Il est témoin de nombreux combats en cours de route.

A.Y. Jackson, 1915.

Les peintures de guerre de Frederick Varley sont vastes et même panoramiques. Sa toile For What? (1917-1919; Pour quoi?) représente un homme debout devant des rangées de croix blanches dans une vaste plaine, avec au premier plan un chariot renversé et chargé de corps. Le ciel à l’horizon est d’un jaune maladif, les nuages bas annoncent la pluie. Dans son tableau Some Day the People Will Return (1918; Un jour les gens reviendront), le premier plan est encombré de débris et de croix, et l’horizon est couvert de nuages noirs.

Frederick Varley voit la guerre comme une entreprise lâche, sans espoir et complètement inutile. « Toi, au Canada… tu ne peux pas comprendre ce qu’est la guerre », écrit-il à sa femme Maud alors qu’il est au front. « Tu dois la voir et la vivre. Tu dois voir les déserts stériles que la guerre a créés dans un pays autrefois fertile… voir les tombes renversées, voir les morts sur le terrain, effroyablement mutilés, sans tête, sans jambes, sans ventre ou encore un corps parfait avec un visage paisible et un crâne brisé et creux, il te faut voir tes propres compatriotes, non identifiés, jetés dans un chariot, recouverts de leurs manteaux, des garçons creusant des fosses dans des terres de boue jaunâtre et visqueuse et des mares d’eau verte sous un ciel en pleurs ».

Fredrick Varley, Pour quoi?, 1917-1919.

L’expérience collective de la Première Guerre mondiale dépouille l’art canadien de tout vestige de romantisme qui subsistait du 19e siècle. Il est difficile de regarder ces œuvres créées dans le sillage chaotique et traumatisant de la guerre sans les voir à travers des lentilles tachées de sang. Le tableau First Snow Algoma (1919-1920; Première neige à Algoma) de A. Y. Jackson, qui dépeint le site où il fait de nombreuses esquisses et toiles édifiantes d’avant-guerre, montre des flocons de neige qui tourbillonnent au-dessus de bois qui semblent s’embraser sous un ciel enfumé, menaçant et rempli de nuages. Dans le tableau de Frederick Varley Stormy Weather, Georgian Bay (1921; Tempête, baie Georgienne), un autre lieu de prédilection du Groupe des Sept dans les jours heureux d’avant-guerre, le vent fait écumer l’eau du lac et déchiquette les pins en lambeaux. Quant au tableau Fire Swept, Algoma (1920; Le brûlé, Algoma) de Franz Johnston, les troncs d’arbres dénudés sont tout ce qui reste d’un boisé à flanc de colline.

Dans ces peintures, les démons de la guerre, aveugles, anarchiques et inhumains, semblent être transférés dans le milieu naturel.

Cependant, seuls les artistes masculins reçoivent des commandes pour peindre sur le front pendant la Première Guerre mondiale. Les femmes artistes sont reléguées au front intérieur canadien (voir Représentations du front intérieur : les femmes du Fonds des souvenirs de guerre canadiens). Mary Riter Hamilton est une exception notable. Elle demande au Fonds canadien des monuments commémoratifs de guerre de l’envoyer sur les lignes de front comme artiste de guerre, mais sa demande est refusée. Toutefois, après la fin de la guerre en 1918, elle reçoit une commande du Amputation Club of British Columbia (aujourd’hui Les Amputés de guerre du Canada) pour peindre des paysages de champs de bataille pour leur magazine The Gold Stripe, qui est destiné aux anciens combattants. Cette commande vise à documenter les conséquences de la guerre et à commémorer ceux qui ont été perdus au combat.

Entre 1919 et 1922, Mary Riter Hamilton crée près de 350 œuvres au front. Il s’agit de la plus grande collection de peintures canadiennes de la Première Guerre mondiale créée par un seul artiste. Les œuvres abordent les thèmes de la destruction et du renouveau et elles sont peintes dans un style impressionniste, privilégiant la couleur et la forme au détriment des détails. Les peintures de Mary Riter Hamilton sont présentées pour la première fois dans le magazine The Gold Stripe en 1919, et dans des expositions en Colombie-Britannique. Elles sont ensuite exposées en France, notamment à l’Opéra de Paris et au Salon. Ses toiles reçoivent des critiques élogieuses en Europe. En 1922, elle reçoit le ruban violet de l’Ordre des Palmes académiques de France en reconnaissance de son travail et elle est saluée pour la bravoure avec laquelle elle a dépeint la dévastation des champs de bataille.

Voir aussi : Représentations du front intérieur : les femmes du Fonds des souvenirs de guerre canadiens; La documentation de la Grande Guerre au Canada; Les monuments des deux grandes guerres; Commémorations et hommages; Musée canadien de la guerre.

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