Écoutez Fort et libre, une baladodiffusion en six parties de Historica Canada, produite par Media Girlfriends. Parce que l'histoire des Noirs c’est l'histoire du Canada.
De 1955 à 1967, le Canada a mené une campagne de recrutement connue sous le nom de Programme de recrutement de domestiques antillaises. Des jeunes femmes de pays anglophones des Antilles venaient au Canada pour y travailler en tant que domestiques. Ces femmes étaient essentielles à la croissance économique et culturelle du pays, et l’idéologie canadienne du multiculturalisme a été bâtie, en partie, sur le dos de ces femmes.
Dans cet épisode, Eva Bailey, la mère de l’animatrice Garvia Bailey, se souvient de ce qu’elle a vécu lorsqu’elle est arrivée au Canada peu après ce programme. Nous discutons également avec Karen Flynn, qui explore la révolution féministe ainsi que la mobilité sociale encouragée par ce programme.
Josiane Blanc: Eva et Ed Bailey sont dans leur cour, en compagnie de leurs enfants, leurs petits-enfants et leurs arrière-petits-enfants. C'est un après-midi d'automne, et c’est une famille qui pourrait beaucoup ressembler à la vôtre. Ils sont mariés depuis plus de cinquante ans et ils forment un couple solide. Dès l'instant où Eva, alors adolescente, a posé les yeux sur Ed, elle l'a aimé. Il s'occupait de ses chèvres et de ses vaches et avait l'air d'un homme fiable ; elle a tout suite aimé ça. Dès lors, Eva a courtisé Ed. Elle l'a persuadé qu'ils seraient mieux s'ils étaient ensemble, comme une unité. Une famille. Une équipe. Plusieurs années plus tard, devenue jeune maman, Eva partira et laissera sa famille derrière elle en Jamaïque, y compris ses quatre enfants. Elle fera cela pour leur préparer une nouvelle vie au Canada. Eva va se sacrifier pour le bien de sa famille.
Voyez-vous, le Canada a fait appel à des femmes comme Eva pendant des années... des femmes ambitieuses et travaillantes, peut-être comme votre mère, grand-mère ou tante, en les invitant à venir s'installer et à travailler comme domestiques, pour s’occuper des enfants, pour faire le ménage... ce genre de travail. Cette initiative de recrutement s'appelait le programme de recrutement de domestiques antillaises, mis en place de 1955 à 1967. Il a été établi entre le gouvernement canadien et des gouvernements des Caraïbes anglophones.
Eva en avait entendu parler dans son petit village jamaïcain, elle espérait pouvoir, un jour, être l'une de ces jeunes femmes que les Jamaïcains appelaient « étrangères ». L'idée était presque comme un rêve – c'était si simple. Déménager au Canada. Travailler là-bas. Envoyer de l'argent à la famille et peut-être même s’y établir. Mais en quoi consistait ce programme exactement ? Qui en profitait ? Comment ces milliers de femmes noires des Caraïbes s’entendaient-elles entre elles dans le Canada des années 50 et 60, une fois arrivées au pays ? Et quel est le legs de ce programme de recrutement ? Pour commencer, il y a la famille d'Eva. Y compris Garvia, qui était le bébé de la famille. Dans l'épisode d'aujourd'hui, Garvia interviewe sa mère, Eva, afin que nous puissions tous en apprendre plus sur cet héritage.
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Je m’appelle Josiane Blanc, et avec l'aide de Garvia pour interviewer sa mère, je vais vous raconter leur histoire. Et pour entrer dans le cœur du sujet, nous allons nous baser sur des recherches approfondies faites par une personne qui a littéralement écrit le livre sur ce sujet.
Karen Flynn: Je m’appelle Karen Flynn et j'étudie, comme je le dis généralement aux gens qui le demandent, le Canada noir. Mais plus précisément, je me concentre sur les femmes noires et leur travail.
JB: En tant que femme noire elle-même, l'intérêt de Karen pour ce sujet était à la fois académique et personnel.
KF: Pendant que je préparais ma maîtrise à l'Université de Windsor, il y a eu une période où j'ai réalisé que je n'en savais pas assez sur la population noire du Canada. La plupart de mes connaissances à l'époque, en particulier lorsque je travaillais sur ma maîtrise, étaient en grande partie centrées sur les femmes afro-américaines et sur la population afro-américaine. Beaucoup de mes propres études portaient aussi sur les Afro-Américains. Et je me souviens avoir dit à Christina Simmons, qui était la directrice de ma maîtrise à l'époque, que je me demandais ce qui se passait avec les Noirs au Canada. Et je me souviens qu'elle m'a spécifiquement dit, « si tu veux savoir toute l'histoire, tu devras être celle qui l'écrira » et j’ai toujours gardé ça à l’esprit.
JB: Karen Flynn a consacré sa vie professionnelle à fouiller dans les archives et les dossiers, à rechercher et à rassembler les histoires de femmes noires des Caraïbes qui sont venues au Canada pour travailler. Lorsque nous avons commencé à nous pencher sur le programme de recrutement de domestiques antillaises, une politique gouvernementale qui a invité des milliers de femmes des Antilles à s'installer au Canada à partir de 1955, nous savions que nous devions parler à Karen Flynn… Et nous avons également dû envoyer Garvia parler à sa mère, Eva Bailey.
Eva Bailey: Je suis venue ici … à la fin de 73, en septembre.
Garvia Bailey : Ou est-ce en septembre 72?
EB : Fin de ‘72?
GB : Oui. Fin de ‘72.
JB : Garvia est chez ses parents dans une petite ville de l'Ontario et elle essaie de déterminer l'année où sa mère est arrivée au Canada. Elles sont assises à la table de la cuisine pendant que son père écoute la radio dans l'autre pièce.
EB : Et en quelle année dis-tu que tu es arrivée?
GB : ‘73, vers la fin de ‘73.
EB : Août. Je me souviens que... Je pense que c'était le 17 août.
GB : Est-ce que c'est bien ça?
EB : Je pense que oui.
GB : Je sais que tu es venue ici pour préparer le terrain.
JB : Eva Bailey ne faisait pas partie du programme de recrutement de domestiques antillaises, du moins pas officiellement. Mais elle est arrivée avec la vague d'immigration créée par le programme et c'est grâce à ce dernier que sa famille célèbre près d’une cinquantaine d’années au Canada. Garvia, ses frères et sa sœur ne seraient pas ici sans l'ouverture du pays pour accueillir des travailleuses comme Eva. Il y avait des femmes de la Jamaïque, de la Trinité, de la Guyana, des îles du Vent, des îles Sous-le-Vent, et de la Barbade. Elles ont profité de l'occasion qui leur a été présentée par le biais du programme des domestiques et la révision de la politique d'immigration de 1967. C'est à ce moment-là que le Canada a examiné son ancien système et en est venu à la conclusion qu'il était discriminatoire. Le nouveau système serait plus objectif; la race, l’ethnicité ou la nation d'origine ne joueraient plus de rôle dans les sélections.
Ce que les gens ne savaient peut-être pas à l'époque, c'est que les femmes des Caraïbes qui immigraient dans le cadre du programme de recrutement jouaient un rôle énorme dans le soutien de la révolution féministe dans des pays comme la Grande-Bretagne et le Canada. Pensez-y : les ménages ne se font pas d’eux-mêmes, les enfants ne s'éduquent pas tout seuls. Mais dans les années 50, les femmes blanches au Canada commençaient à travailler à l'extérieur de la maison, créant ainsi un besoin de travail domestique qui était comblé par les femmes noires des pays du Commonwealth, recrutées par les politiques canadiennes de travail et d'immigration. Leur présence était cruciale pour la croissance économique et culturelle des pays. Et l'idée canadienne du multiculturalisme s'est construite, en partie, sur le dos de ces femmes ...
KF : Donc, en gros, tout a débuté en 1955. Et il y avait un système de quotas.
JB : Oui, et c'était un quota réel.
KF : La main-d’œuvre canadienne avait donc des relations avec les gouvernements des Caraïbes, d’une certaine façon.
JB : Au cours de la première année, 100 femmes, principalement de la Jamaïque, de la Barbade et de la Trinité, sont arrivées au Canada. Par la suite, 280 femmes des Caraïbes ont été ajoutées annuellement.
KF : Je dois dire que c'était vraiment important, dans le sens où ça s'est éloigné, du moins ça a commencé à s'éloigner lentement des politiques racistes d'exclusion que le Canada exerçait en matière de migration des Noirs des Caraïbes au Canada. C'est donc vraiment déterminant. Je ne sais pas si les gens réalisaient qu’à la fin de ce programme, 3 000 femmes avaient immigré ici, au Canada, durant cette période.
JB : C'était justement une période de changement social majeur au Canada. Et nous parlons de femmes et de travail, alors qu'en est-il du féminisme à cette époque?
KF : Dans les années 1950, un nombre sans précédent de femmes blanches de la classe moyenne entrait dans le milieu du travail. Et elles s’orientaient presque toutes dans des domaines tels que l'enseignement, les soins infirmiers et les emplois de bureau. Donc, les employées domestiques ont vraiment permis à ces femmes de sortir de chez elles et d'entrer dans le monde du travail rémunéré. Alors oui, nous avons ce mouvement féministe, ou le mouvement des femmes, et l’accent mis sur la libération passe vraiment par votre travail, par le fait de travailler dans la sphère publique. Mais, vous aviez besoin de quelqu'un pour assumer les responsabilités que vous auriez normalement eues si vous faisiez vos propres travaux ménagers ou que vous vous occupiez de vos enfants. Alors, lorsque ces femmes quittaient leur maison pour travailler, elles quittaient également ce travail reproductif qui impliquait d'être là pour l'enfant, de socialiser l'enfant, de s'occuper de l'enfant, ou des enfants dans plusieurs des cas. Donc, en s’occupant des enfants, les travailleuses domestiques des Caraïbes contribuaient, même par inadvertance, à ce mouvement canadien d'édification de la nation.
JB : Une entreprise d’édification nationale. Les femmes qui sont venues des Caraïbes pour travailler aidaient à bâtir cette nation. Lorsque Garvia s'est assise pour parler avec sa mère de son voyage au Canada, cette dernière s’est souvenue que jusqu'à l'adolescence, elle ne pensait pas à l'édification de la nation ou aux révolutions féministes. Mais elle savait que quitter la Jamaïque et venir au Canada était une chose à laquelle elle pouvait aspirer…
EB : Il y avait ces deux sœurs qui venaient à l'église et elles m'aimaient vraiment beaucoup. Oh oui, beaucoup. Elles m’ont même amenée à Bannister. Tu sais où est Bannister ?
GB : Je connais Bannister.
JB : Bannister est un petit village qui se trouve juste au bas d'une route escarpée descendant du petit village d’Eva, Red Ground dans la paroisse de St-Catherine – c'est là que Garvia est née.
EB : Ouais, eh bien, c'est là qu’elles vivaient. Elles m'emmenaient là-bas et me donnaient à manger.
GB : Les deux sœurs.
EB : Elles m'ont dit que quelqu'un au Canada les attendait et que je devrais garder ça secret. Et, pour les deux prochaines semaines, elles ne pourraient plus m'emmener dîner.
GB : Étaient-elles excitées?
EB : Je ne me souviens pas si elles étaient excitées, mais je sais qu’elles étaient heureuses.
JB : C'était quelque chose qu’Eva voyait régulièrement dans son village entre les années 50 et les années 60, des jeunes femmes de sa communauté qui partaient pour le Canada. Une génération entière de ces femmes qui étaient à l'église une semaine, et soudain, elles étaient parties la semaine suivante…
KF : Les gens prennent souvent pour acquis que les gens des Caraïbes sont toujours à la recherche d’une vie meilleure, n'est-ce pas? Donc, que d’une certaine façon, la vie qu’ils quittaient n'était pas assez bonne. Ce que je suggère également, c'est que les gens voulaient aussi voyager. Les travailleuses domestiques voulaient voir le monde, c'est vrai. Bien sûr, il y avait aussi les échelons sociaux, grimper ces échelons était un véritable motivateur parce que, comme nous le savons, nous étions dans les années 1950, nous parlons encore des Caraïbes coloniales ici, vous comprenez? Avant 1962, la plupart de ces pays n'avaient pas obtenu leur indépendance de la Grande-Bretagne. Donc, il y avait cette inégalité qui existait dans les îles des Caraïbes. C’était inégal; il y avait des gens qui étaient instruits, mais il y avait pas assez d'emplois. Donc, personne ne nie le fait que de vouloir gravir les échelons sociaux était un facteur qui poussait les travailleuses domestiques des Caraïbes à venir au Canada, mais elles voulaient aussi parfaire leur éducation. Il avait donc jamais qu’une seule raison.
EB : J’ai vu que quelqu’un avait échappé une feuille de journal sur laquelle il y avait une publicité pour recruter des gens au Canada. J’ai conservé ce morceau de papier. Je ne l'ai donné à personne. Je l’ai conservé précieusement. J'avais hâte de rentrer à la maison pour envoyer une demande pour ce projet.
GB : Pour venir au Canada.
EB : Pour venir au Canada.
GB : Oh, donc ils faisaient de la publicité dans les journaux.
JB : Alors qu’Eva raconte cette histoire, elle a les mains serrées contre sa poitrine, comme si elle tenait encore ce morceau de papier qu'elle a trouvé il y a tant d'années. C’est avec cette annonce dans le journal qu’elle a entendu parler du programme de recrutement de domestiques antillaises. Selon Karen Flynn, c’était l'une des nombreuses façons utilisées pour faire connaître le programme.
KF : Il y a eu de multiples façons pour les femmes, les jeunes femmes, de découvrir le travail de domestique au Canada. Il y avait ces publicités dans le journal, mais le bouche-à-oreille était vraiment la meilleure façon pour les autres femmes d’entendre parler du travail de domestique. Alors les gens immigraient ici, et ensuite ils en parlaient à quelqu'un d'autre, et quelqu'un en parlait à quelqu'un d'autre, et ainsi de suite… Quelqu’un pouvait dire : « Vous savez, je parlais à mon ami, qui a appris ça par quelqu'un d'autre ». Et par la suite, elles allaient tout simplement à l'ambassade du Canada, puis elles s’en allaient au Canada.
JB : Eva a effectivement postulé pour le programme, mais elle était enceinte à l'époque, et elle avait entendu dire qu'il y avait une liste de critères de sélection: la candidate devait être une femme célibataire, âgée de 18 à 35 ans, elle devait avoir fait sa 8e année, elle devait passer un examen médical canadien... Les familles, l'Église, les gouvernements des Antilles et du Canada, ils étaient tous aussi sérieux au sujet de ce processus de recrutement qu'ils le seraient au sujet du recrutement pour l'armée. Au cours de ces années, un flux constant de nouvelles au sujet du programme circulait dans les deux sens entre les nations des îles et le Canada. Pour Eva, les nouvelles sont venues de sa sœur Lynette, qui s’était rendue au Canada dans le cadre du programme des travailleuses domestiques, des années plus tôt. Lynette correspondait constamment avec Eva à propos de sa nouvelle vie à Toronto : le froid, la nourriture, les opportunités, le travail, la solitude. Et même si le gouvernement canadien faisait vigoureusement pression pour la venue de travailleuses, la décision de venir n’était pas facile à prendre, et ce qui attendait les femmes n’était pas toujours facile...
GB : Ça dû être si difficile de partir, cependant, parce que tu ne savais pas combien de temps tu allais être absente, n'est-ce pas?
EB : Je savais que si ça ne fonctionnait pas, je pourrais revenir.
GB : Mm hmm.
EB : Mais partir, c'était dur. C'était vraiment dur.
JB : Garvia est encore bébé quand sa mère l'a laissée en Jamaïque.
EB : Vous étiez mon tout, vous occupiez toutes mes pensées. « Je ne peux pas les laisser comme ça ». Je me disais qu'Ed devrait y aller en premier.
JB : Vous vous souvenez d'Ed, le mari d'Eva et son premier coéquipier? Au début, Eva a pensé que ce devrait plutôt à être Ed qui laisse sa famille derrière en Jamaïque pour aller au Canada.
EB : Mais Lynette m'a écrit, et sa lettre disait qu’ils voulaient des femmes.
GB : Oui, c'était comme ça : ils voulaient que ce soit des femmes qui viennent.
EB : Ouais, ils voulaient des femmes parce que les femmes pouvaient faire les tâches ménagères…
JB : Eva est arrivée au Canada cinq ans après la « fin officielle » du programme. Elle est venue avec ce qu'on appelle un visa travail temporaire, une sorte d'extension du programme. La famille qui avait parrainé sa sœur des années auparavant dans le cadre du programme a également parrainé Eva. Son premier travail a été de faire du travail de domestique pour eux. Mais elle a bientôt trouvé un poste permanent chez une femme qui était en instance de divorce et qui réintégrait le marché du travail…
GB : Quel était ce travail? Ce premier...
EB : C'était du travail domestique. Dans une très grande maison. Avec trois enfants.
GB : Et qu'est-ce que tu devais faire?
EB : J’étais censée m'occuper d'eux, car elle était partie à Montréal pour affaires. Et elle était au cœur d’un divorce.
GB : Oh mon Dieu. Des blancs dans une grande maison? Où était-ce? Rosedale?
EB : Sur la rue Yonge quelque part, c'était dans la partie résidentielle de Yonge... mais c'était très chic.
GB : Huppé.
EB : Huppé. J'ai fait une erreur une fois et j’ai ouvert la porte d’une pièce où le tapis était entièrement rouge, la nappe de table était rouge, il y avait de l’or par-ci par-là, un centre de table par là. J’ai fermé la porte, je me suis dit : ce n'est pas pour toi. N’y entre pas.
JB : Eva a jeté un coup d'œil et n’est plus jamais retournée dans cette pièce.
EB : C'était trop huppé pour moi. Je ne parlerais pas de richesse, mais je n’avais même pas à aller à l'épicerie, elle était livrée dans deux grosses boîtes de provisions que je devais ranger.
JB : Pour Eva Bailey, tout était si différent de ce qu’elle connaissait chez elle. Et puis bien sûr, elle s'occupait de leurs 3 enfants... alors que ses 4 enfants étaient si loin...
GB : Oh. Alors, ils étaient petits ces enfants.
EB : Ouais. Ouais. Et l'autre, la fille avait huit ans et le bébé avait environ neuf mois, ou quelque chose comme ça. Bref, John, j'ai décidé que j'allais donner un bain à John. John m’a dit, « pourquoi veux-tu me donner un bain? ». Parce que maman a demandé. « D'accord ». Alors va dans le bain et on va te frotter le dos. Ils m'appelaient Ava…
GB : Ils t'appelaient Ava?
EB : Ava. « Chaque fois que tu viens me garder, tu me laves mes fesses blanches. Alors est-ce que je peux voir tes fesses noires? »
GB : Oh non.
EB : Je lui ai dit : « Non John, tu ne peux pas voir mes fesses noires parce que si tu vois mes fesses noires, tu vas rire jusqu'à ce que tu meures. Et ta mère n'aimerait pas ça. » Je m’en souviens encore. Il a dit « d’accord ».
JB : Oui, il y avait de l’indignité liée à ce travail, comme la famille insistant pour l'appeler Ava alors que son nom est Eva. Mais dans l'ensemble, Eva se trouvait avec une bonne famille qui l'a bien traitée et bien payée. Cela n'a pas toujours été le cas pour les travailleuses domestiques qui sont venues grâce au programme.
KF : Vous venez au Canada, et puis vous réalisez que le « travail » … quand ils parlaient du travail ils disaient « eh bien, vous allez gagner ce montant d'argent par mois ». Mais, même s’il y a une lettre de parrainage disant que vous allez gagner 200 $ par mois, au lieu du 200 $, vous recevez 100 $, parce que votre employeur ne respecte pas l'entente contractuelle. Mais en plus, le conseil donné aux femmes antillaises recrutées pour travailler au Canada comme aides domestiques était essentiellement de dire à ces femmes d’essayer de ne pas faire de trouble ou de ne pas créer difficultés pour leur employeur. Donc, alors qu’elles s’attendaient à gagner tout cet argent, je pense que les travailleuses domestiques qui sont venues au Canada avec ces idéaux et ces attentes, dans certains cas, malheureusement, elles ont été déçues. Beaucoup d'entre elles, les travailleuses domestiques, se sont trouvées en situation très difficile. Et on a dit à un bon nombre de travailleuses domestiques de ne pas se plaindre. N’oublions pas que nous sommes dans le Canada de 1955, et dans les années 1960... On pense parfois avec notre mentalité du 21e siècle pour repenser aux années 1950. Ces femmes ont laissé leur famille derrière, elles ont quitté leurs familles. Elles sont venues, pour la plupart, en tant que femmes célibataires, sans personne avec elles. Elles se trouvaient dans des communautés où elles étaient la seule personne de couleur, vous savez, elles travaillaient pour ces familles, alors très souvent, elles n’avaient vraiment aucun recours. Et elles étaient soumises à de la pression, la pression des gouvernements des Caraïbes qui leur faisait comprendre que la responsabilité de la réussite de ce programme reposait sur leurs épaules. « Les femmes qui étaient là avant vous, elles ont été à la hauteur de ces attentes, alors à qui vous plaindrez-vous? »
JB : Et soyons clairs, le Canada semblait très blanc à l'époque, aussi bien dans les banlieues que dans les villes. Voir des visages noirs n'était tout simplement pas chose courante, et ces gens n'étaient pas toujours les bienvenus. Alors ces femmes faisaient donc face à du racisme flagrant, à des micro-agressions et à de la discrimination en matière de logement, parmi bien d'autres problèmes ... Une fois leur contrat d'un an écoulé, un bon nombre d'entre elles acceptaient l'offre du gouvernement pour rester en tant qu'immigrantes reçues. Éventuellement, plusieurs d’entre elles ont fini par quitter leur travail de domestique, ont trouvé de meilleurs emplois, ont pu suivre des cours et parfaire leur éducation. Elles ont créé leurs propres communautés, leurs clubs culturels et des groupes de soutien social. Tout en soutenant leurs familles qui se trouvaient toujours dans leur pays d’origine.
KF : Et nous le faisons toujours.
JB : C’est toujours une grande partie de la façon de faire, pas vrai?
KF : C'est énorme. Ce sont des envois de fonds.
JB : Des « envois de fonds », c'est une manière de dire que vous envoyez de l'argent à votre famille, dans votre pays.
KF : Il est difficile d'obtenir ces chiffres précis sur les envois de fonds. Mais lorsque les gens migrent, les attentes sont, peu importe que vous le vouliez ou non, vous le ferez, que l’argent gagné n’est jamais juste pour vous. C’est ce qui est requis et ce à quoi on s’attend de vous. Que vous preniez soin des gens que vous avez laissés derrière.
JB : Donc, ces envois de fonds, cet argent gagné au Canada retournait dans l'économie antillaise alors que l'économie canadienne était également soutenue par ces travailleuses domestiques. Tout le monde semblait y gagner. Mais qu'en était-il des femmes elles-mêmes? Qu'est-ce qu’elles gagnaient, elles, en étant soumises à quel genre de pression?
KF : Il y avait un document intitulé « Conseils aux femmes antillaises recrutées pour travailler comme aides ménagères au Canada ». Et ce document décrivait essentiellement quelles étaient les attentes envers les travailleuses domestiques. C'était un document fascinant.
JB : Fascinant est le mot... Karen nous en a envoyé une copie tirée des archives de la bibliothèque de l'Université de Toronto ... 24 pages d'instructions précises. De la menace : point 1d) « Souvenez-vous que si vous échouez, vous ne laissez pas tomber que vous, mais vous laissez aussi tomber votre pays », jusqu’au gros bon sens : 5a) « Lorsque vous arrivez au Canada, vous ne devriez pas sortir dehors par des temps froids sans porter de vêtements chauds. » Et sous le titre conduite : point b) « Si vous êtes réprimandée par votre employeur, vous ne devriez pas être impolie ou antagoniste lorsque vous expliquez votre version de l’histoire. » Permettez-moi de revenir au point 1d) : « Souvenez-vous que si vous échouez, vous ne laissez pas tomber que vous, mais vous laissez aussi tomber votre pays. »
KF : Le document lui-même était du genre « écoutez, vous êtes comme des missionnaires, vous devez respecter ces règles, d’accord? Et vous devez faire votre part ». Elles étaient donc en fait des ambassadrices. Elles étaient des ambassadrices au Canada. C’était conditionnel au groupe qui venait chaque année s'assurer que le programme fonctionnait bien. Alors ils mettaient ces responsabilités supplémentaires sur les épaules de ces femmes en tant que missionnaires, ils utilisaient le terme « missionnaire » mais en fait, je dirais simplement qu’elles étaient, vous savez, elles étaient des ambassadrices.
JB : Des ambassadrices. C'est... beaucoup de responsabilité. Et vous savez, le groupe de femmes qui sont arrivées dans la première vague du programme incluait des femmes comme Jean Augustine, la première femme afro-canadienne à être élue à la Chambre des communes du Canada. Il comprenait également des femmes qui allaient éventuellement commencer le dur travail qu’étaient la réforme de l'immigration, et la facilitation d'établissement, pour d'autres nouveaux arrivants au Canada. Ces femmes faisaient également partie de la création d'organismes tels que la Negro Citizenship Association (NCA), La Universal African Improvement Association, l’association jamaïcaine canadienne, la Domestic Workers United, et INTERCEDE, un acronyme pour International Coalition to End Domestics Exploitation, ainsi que bien d'autres. Ces femmes des Caraïbes étaient des travailleuses qui ont formé l'épine dorsale de ces groupes et organismes. Et voici une autre chose; la fin du programme de recrutement de domestiques antillaises n’a pas signifié la fin du besoin de travailleuses domestiques. Alors, dans les années 70, le gouvernement canadien a mis sur pied un autre programme nommé le Programme d'autorisation d'emploi pour les non-immigrants. La main-d’œuvre qui arrivait au Canada dans le cadre de ce programme ne recevait que des visas temporaires, sans aucune promesse de résidence permanente. Le risque d’exploitation de ces femmes dans le cadre de ce programme était élevé. En fait, la professeure de droit Audrey Macklin écrit, dans son article intitulé « Travailleuse domestique étrangère : femme au foyer de substitution ou servante vendue par correspondance? », que ce programme a positionné ces travailleuses comme étant « bon marché, exploitables et remplaçables ». Ainsi, les travailleuses domestiques anciennes et actuelles ont commencé à faire pression pour changer la politique. Ce sont des choses dont on entend parler encore aujourd’hui… les femmes noires s'organisent, se rallient, bousculent les politiques, font du bruit et créent des changements. Il est indéniable que le Canada a effectivement profité de ces travailleuses, il existait une réelle exploitation de la main-d'œuvre. Ces femmes ont été confrontées à un racisme intense et elles se sont élevées contre le patriarcat. Le programme de recrutement de domestiques antillaises, comme tant d'autres programmes de travail et d'immigration qui l’ont précédé et qui l’ont suivi, était déficient à bien des égards. Mais pour les femmes comme Eva, grandissant en voyant leurs voisines et amies partir pour le Canada et se créer de nouveaux récits et de nouvelles vies, les risques en valaient la peine, les sacrifices en valaient la peine.
GB : Tu dois être si fière de toi d’une certaine manière. Je serais fière de... je suis fière de toi.
EB : Bien...
GB : Venir ici, comme ça, je trouve ça vraiment courageux.
EB : Eh bien, c'était ça, c'était courageux de faire ça. Mais la chose est comme beaucoup d’autres choses qui me sont arrivées, je ne les ai pas utilisées pour garder rancune, j’ai continué à avancer.
JB : Garvia dit que l’un de ses premiers souvenirs d'enfance, peut-être même son tout premier souvenir, a été d’aller retrouver sa mère au Canada après sa longue absence dans sa vie. Elle était bébé et n’avais pas encore 3 ans... elle se souvient que sa mère avait une odeur différente de son père, de sa sœur aînée et de ses frères. Elle se souvient de ne pas vouloir que sa maman la serre dans ses bras ou l’embrasse. Sa mère était pour elle une étrangère dans un pays froid et étranger. Elle avait été partie pendant la moitié de la vie de Garvia. Eva dit qu'elle se souvient de cette réunion, c'était triste pour elle aussi, mais Ed et elle avaient créé ensemble cette opportunité de venir dans ce pays, pour obtenir de bons emplois et commencer à contribuer à une nouvelle communauté. Les câlins et bisous devaient attendre, aussi dur que cela puisse paraître. C'est la même histoire d'immigrants que nous avons entendue encore et encore. Les parents arrivent dans un nouveau pays et leur seul objectif est de réussir et de répondre aux besoins de leur famille… Quand on pense au programme de recrutement de domestiques antillaises et aux milliers de femmes qui sont venues ici avant, pendant et après ce programme, on ne peut que penser à ces mêmes scénarios de retrouvailles qui se produisent encore et encore. Les enfants, les mamans et les papas qui se retrouvent après de longues séparations. À l'heure actuelle, nous voyons des femmes qui viennent des Philippines, des Antilles, et du monde entier, pour s'occuper des enfants et des ménages canadiens et des parents âgés, et nous devons réfléchir à tout ce à quoi elles doivent renoncer pour être ici. Et à l’espoir que ça en vaille vraiment la peine.
EB : La vie est ainsi faite ; si tu laisses le stress et ceci et cela t’abattre, tu seras abattue. Tu dois toujours te dire, toujours penser qu’il faut rester positif parce que là où il y a 10 points négatifs, il y en a 20 positifs qui t’attendent si tu y mets tout ton cœur et ton esprit. Et c'est ce qui fait que ta mère de 82 ans continue à avancer. C’est ce que tu dois faire. Un point c’est tout. Quoi que ce soit que la vie mette devant toi, vas-y, tu dois simplement le faire.
JB : Merci de nous avoir écouté. Fort et libre est produit par Media Girlfriends et Historica Canada.
Cette série fait partie d’une campagne d’éducation plus large sur l’histoire des noirs par Historica Canada. Pour plus de ressources sur l'histoire des Noirs au Canada, visitez le site web historicacanada.ca.
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Cet épisode a été écrit et produit par Garvia Bailey.
Les productrices principales sont Garvia Bailey et Hannah Sung.
Conception et mixage sonore : Gabbie Clarke et David Moreau.
L'équipe Media Girlfriends est aussi constituée de Lucius Dechausay, Jeff Woodrow et de Nana aba Duncan, la fondatrice de Media Girlfriends.
Merci à Eva Bailey et à la famille Bailey. Et merci à notre consultante en scénario, Karen Flynn, professeure agrégée à l'Université Urbana-Champaign en Illinois.
Version française par Power of Babel.
Vérification des faits par Amy van den Berg.
Mon nom est Josiane Blanc. Merci nous avoir écouté.