En 1891, le premier ministre conservateur sir John A. Macdonald remporte sa dernière élection en tant que premier ministre, après une campagne fructueuse misant sur la peur, justifiée ou imaginée, que la promesse des libéraux d’instaurer une « réciprocité totale » avec les États-Unis mènerait ces derniers à annexer le Canada.
Un régime conservateur corrompu
En 1890, plusieurs fins limiers chez les libéraux avaient flairé la conduite malhonnête du député conservateur J.C. Rykert, qui avait empoché au moins 50 000 dollars lors de la vente louche de permis de coupe dans les collines de Cypress, en Saskatchewan. J. C. Ryckert démissionne et le député libéral sir Richard Cartwright, critique inlassable des magouilles des conservateurs, déclare que cette affaire n’est que « le sommet sous lequel s’étendent [...] des montagnes de rapacité insoupçonnées, mais bien réelles ».
La situation va en s’aggravant pour le parti au pouvoir sur lequel un autre discrédit s’abat, encore plus grave, au mois de mai. Un autre membre du Parti conservateur, Thomas McGreevy, est accusé d’avoir accepté des contributions considérables aux caisses électorales de son parti et d’autres avantages en échange de son appui à un entrepreneur québécois au service du ministère des Travaux publics. La machination n’implique nul autre que sir Hector-Louis Langevin, parent par alliance de Thomas McGreevy et l’un des amis intimes de sir John A. Macdonald – à vrai dire, son probable successeur.
Un dessin humoristique du Grip montre un orage couvant à proximité du premier ministre que Langevin exhorte à déclencher des élections avant que l’orage n’éclate. Ce sont probablement ces signes avant-coureurs d’un scandale qui poussent Macdonald à chercher des raisons de dissoudre prématurément le Parlement. Il vit alors dans la crainte que la tourmente qui couve n’atteigne Langevin et emporte avec lui tout le gouvernement.
Dernière bataille
D’autres graves problèmes sont soulevés au cours de cette longue et désolante session parlementaire de 1890, notamment la question de la détérioration des relations avec les États-Unis. Les différends sur la pêche dans l’Atlantique, sur la chasse au phoque dans la mer de Béring et sur les relations commerciales ne s’apaisent pas. On sent même des signes de conflit armé se dessiner lorsqu’un escadron de la Marine royale britannique arrive à Esquimalt, en Colombie-Britannique.
« Notre avenir me décourage profondément, écrit à l’époque Macdonald, parce que notre gouvernement est trop vieux et qu’il est resté trop longtemps au pouvoir ». Macdonald a 75 ans, mais il reste puissant et fier. Il a survécu à toute une génération d’amis et d’adversaires politiques, notamment son pire rival, George Brown. Mais Macdonald est encore un visionnaire qui exerce une emprise considérable sur son parti. Doit-il conduire une dernière fois les conservateurs à une autre élection? Il décide finalement que malgré les vicissitudes de son âge, « il vaut mieux mener la bataille sous ma direction que sous celle d’un autre ».
En fait, ce sont les libéraux qui choisissent le terrain d’affrontement en adoptant leur politique de libre-échange basé sur une « réciprocité totale » avec les États-Unis. Le nouveau chef des libéraux, Wilfrid Laurier, ne sait presque rien des mécanismes complexes qui régissent les tarifs douaniers, mais il veut mettre en avant un thème clair et sans équivoque pour affronter Macdonald – le vieux chef – et avec la « réciprocité totale », le thème est tout trouvé. Macdonald déclare qu’une telle proposition relève de la trahison et se dit heureux de se battre sur cette question.
On dit que le patriotisme est le dernier refuge des causes désespérées, mais Macdonald est sincèrement convaincu que la politique américaine n’a à l’époque aucun autre but que de forcer le Canada à accepter l’annexion en l’affamant. Les ténors de la politique américaine menacent ouvertement d’appliquer des politiques commerciales punitives pour forcer la fusion du Canada et des États-Unis sous un gouvernement unique. Macdonald estime avec raison que le secrétaire d’État des États-Unis, James Blaine, est un expansionniste déterminé à prendre possession du Canada. « Chaque homme politique américain convoite le Canada, explique Macdonald. Et cette convoitise ne cesse d’augmenter ».
« Je mourrai sujet britannique »
Le décret ordonnant la tenue des élections est signé le 2 février 1891. Cinq jours plus tard, Macdonald déclare, dans le programme politique qu’il vient de publier : « En ce qui me concerne, mon chemin est tout tracé. Je suis né sujet britannique et je mourrai sujet britannique. Je m’opposerai de toutes mes forces et jusqu’à mon dernier souffle à la "trahison voilée" qui essaie de détourner notre peuple de son allégeance par des moyens sordides et des propositions mercenaires ». Macdonald transforme ainsi brillamment la politique économique des libéraux en enjeu de survie nationale, la réduisant à une question d’insécurité nationale.
On a fait grand cas de la déclaration d’allégeance de Macdonald à l’égard de l’Empire britannique, que l’on perçoit aujourd’hui comme un état distinct, mais à son époque, peu de politiciens au pouvoir pensent que le Canada peut rester indépendant des États-Unis sans maintenir ses liens avec l’Empire. En se déclarant sujet « britannique », Macdonald veut en fait dire « canadien », c’est-à-dire indépendant des États-Unis.
Initialement, il est prévu que le vieux Macdonald dirige la campagne principalement à partir de Toronto. Mais les élections s’annoncent serrées et il est obligé de faire campagne à découvert. Le 17 février, lors d’un grand rassemblement à Toronto, il abat une carte maîtresse : une dizaine de feuillets extraits d’un pamphlet rédigé par le sympathisant libéral Edward Farrer, dans lequel celui-ci prodigue des conseils aux Américains sur la manière dont ils pourraient forcer le Canada à accepter une alliance politique. Après cette révélation, Laurierne peut qu’observer le vieux maître enfoncer le clou tout au cours de la campagne électorale. Les efforts déployés par le vieil homme ont cependant raison de sa santé.
Le 25 février, Macdonald prononce un discours devant une salle comble. Il se souvient à peine de ce qu’il vient de prononcer et sort en trébuchant de la salle, le visage livide. Sa tournée de campagne doit être interrompue, et il n’est pas en mesure de se déplacer à nouveau avant le jour du scrutin, le 4 mars.
Victoire des conservateurs
Les Libéraux tentent en vain de contrecarrer « la campagne de hurlements et de dénonciations » de Macdonald, selon les mots du journaliste libéral, J.S. Willison. Des divisions au sein du parti ébranlent leur campagne lorsque l’ancien chef Edward Blake s’oppose à la politique commerciale de Laurier qu’il dénoncera plus tard publiquement.
Lorsque les résultats des élections sont rendus officiels, les journaux les affichent sur de grandes feuilles de papier à l’extérieur de leurs bureaux. Malgré des gains importants en Ontario et au Québec, les libéraux perdent 31 sièges, et pour la première fois depuis 1874, le Québec envoie à Ottawa plus de libéraux que de conservateurs.
Il est peu probable que les conservateurs auraient gagné l’élection sans Macdonald et son appel à l’allégeance, ou même sans les fraudes électorales éhontées qui ont marqué le règne des conservateurs (comme la modification des limites des circonscriptions dans le but de favoriser un parti politique).
Souffrant, Macdonald passe la plus grande partie des quelques semaines suivantes alité chez lui. Lorsque la nouvelle session débute le 29 avril, tout le monde, même ses adversaires, est attristé de le voir si affaibli. Le 12 mai, lors d’un entretien avec le gouverneur général, lord Stanley, il a une attaque, légère mais quelque peu inquiétante. Le gouverneur général lui suggère alors de s’allonger, mais Macdonald lui répond que « cela ne servirait à rien, la machine est fatiguée ». Il mourra moins d’un mois plus tard.
Sauver le Canada?
On a beaucoup débattu de l’élection de 1891. Macdonald a-t-il empêché que le Canada ne soit jeté en pâture aux États-Unis? Le débat va rebondir à plusieurs reprises alors que les partis changent radicalement de position. La mort de Macdonald, survenue peu de temps après les élections, permet au pays de se pencher sur l’héritage qu’il lègue, de mieux cerner la question qu’il a soulevée, la question fondamentale, à savoir, comment le Canada peut-il survivre tout en étant indépendant de son puissant voisin du Sud.
« Le Canada est un pays difficile à gouverner », a lancé Macdonald, phrase qui est restée célèbre. Il a été beaucoup critiqué en raison de son manque de principes, pour son tempérament et sa consommation excessive d’alcool, et – comme le formule Goldwin Smith, historien du XIXe siècle – pour s’être laissé absorber « peut-être un peu trop par les faiblesses » de la nature humaine. Compte tenu de l’époque à laquelle il a vécu, il est difficile d’affirmer qu’un homme à l’éthique plus stricte aurait été plus à même de guider la destinée du Canada. Pour sa défense, lorsque les puristes lui reprochaient ses péchés, il rétorquait : « Envoyez-moi de meilleurs hommes avec qui traiter et je deviendrai meilleur ». Il en va toujours ainsi dans une démocratie.