L’élection de 1896 divise le pays – selon des frontières linguistiques – sur la question des écoles du Manitoba. Elle met également fin à 18 ans de règne conservateur en propulsant au pouvoir sir Wilfrid Laurier, et marque la fin du bref mandat de 68 jours de sir Charles Tupper en tant que premier ministre.
Charles Tupper
Lorsque le premier ministre s'approche de l'estrade, la réaction du public est mitigée. Sir Charles Tupper est applaudi par ses partisans conservateurs, alors qu'il fait l'objet de railleries de la part des libéraux présents dans la foule. Il ne reste que quatre jours avant l'élection de 1896, et Tupper est bien décidé à ne pas laisser la horde libérale l'empêcher de parler. Pendant trois ou quatre minutes, il attend, stoïque, que cesse le vacarme. Il finit par prendre la parole, mais essuie des sarcasmes tout au long de son allocution. Connaissant sa vanité, la foule crie « Je, Je, Je » chaque fois que Tupper fait référence à sa personne. Quand il mentionne Wilfrid Laurier, le chef de l'opposition, les libéraux se lèvent et poussent des cris.
Les interruptions sont incessantes et le tapage est tel que, selon les dires d'un journaliste : « Il était impossible de l'entendre, même en se tenant à moins de dix pieds. » Bien qu'il soit fatigué et âgé (il aura 75 ans dans quelques jours), le premier ministre ne capitule pas et invective vertement ses critiques. « Vous qui m'interrompez sans cesse n'êtes qu'une bande de lâches... les plus crétins qu'il m'ait jamais été donné de rencontrer! »
Il mérite un meilleur accueil. Sir Charles Tupper a consacré toute sa vie à la fonction publique. D'abord médecin, il se tourne vers la politique dans les années qui précèdent la Confédération et devient éventuellement premier ministre de la Nouvelle-Écosse. Il est l’un des Pères de la Confédération. Après celle-ci, il devient un membre important du Cabinet de sir John A. Macdonald. À la Chambre des communes, il est réputé pour ses discours manquant de grâce, mais tonitruants. Étant l'un des architectes de la Politique nationale de Macdonald, un système tarifaire destiné à stimuler l'économie canadienne, Tupper est pressenti comme le dauphin du vieux chef.
Toutefois, les relations entre les deux hommes deviennent tendues. Tupper perd sa place de successeur désigné de Macdonald et quitte Ottawa pour Londres, où il occupe le poste de haut-commissaire du Canada. À la mort de Macdonald en 1891, certains conservateurs souhaitent voir Tupper rentrer au pays pour prendre la tête du gouvernement. Toutefois, nombreux sont ceux qu'il s'est mis à dos à cause de son ambition et de son incapacité à faire des compromis. Ses opposants veillent à ce qu'il ne soit pas sollicité pour occuper la fonction suprême.
La question des écoles du Manitoba
Au cours des quatre années suivantes, les conservateurs connaissent trois chefs de file. Tupper revient au Canada en décembre 1895 pour retrouver un gouvernement moribond, « complètement démoralisé », pour reprendre ses paroles. Considéré pendant un moment comme étant naturellement destinés à gouverner le Canada, les conservateurs sont mal dirigés et incapables de gérer la question fort politisée des écoles du Manitoba.
En 1890, l'Assemblée législative du Manitoba met fin au financement public du système scolaire catholique de la province. Selon la Constitution, le Parlement fédéral peut adopter une mesure législative réparatrice permettant de déroger aux lois provinciales qui touchent les droits des minorités en matière d'éducation. Or, le gouvernement se trouve dans une position difficile. Il ne veut offenser ni la minorité catholique du Manitoba ni la majorité catholique du Québec, mais il veut surtout éviter de se mettre à dos les protestants du Manitoba et des autres provinces anglophones.
Pendant des années, le gouvernement évite la question publiquement, alors que de fortes dissensions intestines ont cours. Finalement, en janvier 1896, soit quelques mois à peine avant l'élection, sept membres du Cabinet remettent leur démission. Après de longues négociations, ils acceptent de revenir à condition que le premier ministre Mackenzie Bowell se retire au début de la campagne électorale et remette le gouvernement entre les mains de Tupper.
Élection de Tupper
Tupper réintègre immédiatement le Cabinet en tant que solliciteur général (il est en fait premier ministre, même s'il n'est pas désigné comme tel). Il dépose un projet de loi réparatrice visant à rétablir publiquement les écoles publiques catholiques au Manitoba. Il tente de faire adopter rapidement le projet de loi, mais l’obstruction systématique des libéraux empêche son adoption à la Chambre des communes avant la fin de la législature. Le Parlement est dissous le 24 avril, date qui marque le début de campagne électorale, même si Tupper ne quitte officiellement ses fonctions de premier ministre que le 1er mai.
Une des priorités de Tupper est de recruter des candidats-vedettes. Pour le Québec, il cherche à attirer Adolphe Chapleau, un conservateur d'expérience ayant servi à la fois comme premier ministre de la province et comme membre du Cabinet fédéral. Tupper estime que son ancien collègue serait à même de mener les conservateurs à la victoire au Québec, mais Chapleau, qui a été absent de la scène politique fédérale pendant quatre ans, refuse.
Tupper a plus de succès auprès de Hugh John Macdonald, le fils de sir John A., qui est entré au Cabinet en tant que ministre de l'Intérieur. Il n'a pas forcément hérité du flair politique de son père, mais le nom de Macdonald fait toujours poids et qui plus est, le fils ressemble à son père, partageant avec lui ses traits de visage les plus distinctifs. D'aucuns prédirent que la présence de Hugh John permettrait de faire la différence et que les conservateurs l'emporteraient de justesse.
Les libéraux redorent leur image
Le Parti libéral se trouve dans une position beaucoup plus solide. Laurier est tout ce que Tupper n'est pas. Élégant et charmant, il a le don de trouver des compromis entre des adversaires a priori irréductiblement opposés. Pendant ses neuf années en tant que chef, Laurier a remodelé son parti. Il a fait de la vague alliance des partis libéraux provinciaux une organisation nationale. Il a recruté le premier ministre de l'Ontario, Oliver Mowat, qui annonce qu'il servirait au sein d'un Cabinet Laurier.
Laurier débarrasse les libéraux de leur tradition de libre-échange. Nombreux sont les Canadiens qui, en 1891, ont voté conservateur pour contrer les projets des libéraux visant à accroître la libéralisation des échanges avec les États-Unis. Laurier a éloigné son parti de cette politique, privant du même coup les conservateurs d'un cheval de bataille pendant la campagne. Au Québec, l'abandon de l'ancienne politique commerciale du parti aide Laurier à rallier des conservateurs modérés à sa cause, tout comme lorsqu'il insiste sur le fait que le parti se départisse de sa tradition anticléricale. Parmi ceux qui ont changé de camp figure Israël Tarte, fin stratège qui a quitté les rangs des conservateurs pour participer à la campagne libérale dans cette province.
Sur la question des écoles du Manitoba, Laurier profite de la position privilégiée qu'occupent tous les dirigeants de l'opposition. Il lui est inutile d'énoncer clairement sa position personnelle ‒ il peut se contenter d'attaquer les points faibles de la politique du gouvernement. Durant la campagne, il parle le moins possible des écoles du Manitoba et le peu qu'il mentionne à ce sujet demeure vague. Il déclare que sa démarche consisterait à procéder à une enquête, à mener des consultations et, par la suite, à avoir recours à la conciliation. Il parle de « chemins ensoleillés », faisant référence à la fable d'Ésope dans laquelle le soleil et le vent se disputent pour savoir lequel réussira à arracher son manteau à un homme. Plus le vent souffle, plus l'homme s'accroche à sa redingote, alors que la chaleur du soleil l'incite à l'enlever.
L'Église catholique préfère la manière figurée par le vent. Au début de la campagne, les évêques du Québec publient une lettre pastorale qui devra être lue dans chaque église pendant le sermon. Essentiellement, elle dit que les catholiques ont l'obligation de voter pour des candidats qui soutiennent des mesures législatives réparatrices visant à rétablir les droits à l'éducation des catholiques du Manitoba. Louis-François Laflèche, évêque de Trois-Rivières, va plus loin en déclarant que Laurier est un ennemi de l'Église et que voter pour lui constituerait un péché. Israël Tarte n'en a cure. « Ce n'est pas avec des prières qu'on gagne des élections », soutient-il.
Le début de l’ère Laurier
Comme à l'accoutumée, le jugement politique de Tarte fait mouche. Le 23 juin, jour de l'élection, les libéraux remportent une victoire décisive, avec 118 sièges par rapport aux 88 des conservateurs et aux 7 des autres formations. C'est la province de Laurier qui fait toute la différence. Au Québec, les résultats affichent 49 à 16 en faveur des libéraux alors que, dans le reste du pays, les conservateurs ont un avantage de trois sièges.
Fidèle à lui-même, Tupper n’abandonne pas sans livrer bataille. Tandis que son parti fait appel des résultats dans les circonscriptions du Québec où l'issue du scrutin est très disputée, Tupper continue en tant que premier ministre, poussant même l'audace jusqu'à rédiger une liste de nominations partisanes, notamment des sénateurs et des juges, que le gouverneur général refuse d'entériner. Finalement, le 8 juillet, Tupper se rend à l'évidence qu'il n'a pas d'autre choix que de démissionner et de céder le gouvernement à Laurier.
Laurier dirigera le pays pendant les 15 années suivantes, le plus long mandat ininterrompu pour un premier ministre canadien. Tupper détient quant à lui un autre record : son mandat de premier ministre, d’à peine 68 jours, a été le plus court de toute l'histoire de notre pays.